Newton avait pris congé de Délilah aussi vite que le lui permirent les règles élémentaires de politesse. Il se faufilait maintenant entre les arbres coiffés des couleurs chatoyantes de l’automne.
— Rubie, tu ne trouves pas ça étrange, toi ? demanda le détective.
Les oreilles au vent, le lapin bondit par-dessus un filet d’eau qui sinuait au cœur de la forêt.
— J’avoue que j’ai du mal à te suivre ! lui cria la chatte qui n’avait pas réussi à en faire autant. Au sens propre, comme au figuré ! ajouta-t-elle avec humeur.
Newton ralentit le pas.
— Le camion de la confiserie Applebye s’est renversé la semaine dernière sur la route qui conduit au village, rappela-t-il. Quelques jours plus tard, les douleurs dentaires des petits de la forêt ont commencé à se multiplier. Troublant !
— Ah, ça ! Je t’avais bien dit que les bonbons sont une vraie malédiction !
— Tu ne crois pas si bien dire ! s’amusa Newton tout en se faufilant sous le tronc du marronnier abattu par la foudre des semaines plus tôt. Les bogues piquantes de l’arbre étaient tombées juste après sa chute. Elles parsemaient l’humus de la forêt comme autant de bombes que Newton et Rubie prirent soin d’éviter. Soudain, le lapin s’arrêta devant le buisson aux mûrs le plus prolifique du sous-bois. En cette saison, il ne portait plus que de rares fruits secs, mais ce n’était pas ce que le lapin était venu chercher ce jour-là.
— Rubie, je vais te demander de te cacher derrière cet if, juste-là, indiqua-t-il à la chatte. J’ai besoin de renseignements que je n’obtiendrai jamais si tu restes visible.
La chatte maugréa à voix basse, mais n’insista pas. C’est seulement lorsqu’elle fut bien cachée que Newton souleva une brassée de ronces, dont les épines, elles, saillaient avec autant de piquant qu’en plein été. Près du tronc, il aperçut bientôt une bottine en cuir crottée et bourrée de foin. Le soulier, dont les lacets étaient tous grignotés, semblait abandonné là depuis des dizaines d’années.
— Psst, Mrs Elliott, chuchota Newton, tout en relâchant le rideau de branches derrière lui.
Il colla son œil gauche là où la semelle de la bottine s’était dessoudée du cuir, formant une bouche rieuse qui faisait office de porte aux petites créatures qui vivaient là.
— Newton ? C’est bien toi ? murmura une petite voix suraiguë.
— Oui, Mrs Elliott, c’est moi. C’est une enquête urgente qui m’amène. Me permettez-vous de vous poser quelques questions ?
Un museau piqué de moustaches frétillantes apparut alors.
— Approchez-vous, mon cher. Nous sommes à table, mais c’est toujours un plaisir de vous voir.
Le museau disparut aussitôt.
Cette vieille botte n’était autre que la maison de la famille souris. Newton ajusta sa position. À l’intérieur, le détective découvrit pas moins de dix souriceaux assis sur des demi-coques de noix retournées, tous accoudés à une longue écorce faisant office de table. Au fond de la pièce, des boites d’allumettes étaient empilées jusqu’en haut de la tige de la bottine. Newton devina qu’il s’agissait des lits de la fratrie.
— Mrs Elliott, il semblerait que les petits de la forêt souffrent de maux de dents inexpliqués.
— Ne m’en parlez pas… souffla la mère souris. Après Lucien, Emile et Églantine, c’est Romarin que j’ai dû emmener consulter le Dr Renard.
Aux mots de leur maman, les quatre souriceaux échangèrent des regards honteux.
— Et connaissez-vous la cause de leurs tracas ?
Romarin plongea presque immédiatement son museau dans son bol de soupe de marrons comme si elle souhaitait s’y dissimuler toute entière.
— Ma foi, non…
Newton, qui avait remarqué le manège de la petite souris, l’interrogea :
— Et toi, Romarin, est-ce que tu as une idée de ce qui arrive à tes frères et sœurs ?
D’une voix tremblante, la petite souris articula :
— C’est-à-dire que…
— Oui ? L’encouragea le lapin détective.
— C’est à cause de ce nigaud de Dexter !
La réponse avait fusé du bout de la longue tablée.
— Il n’arrête pas de distribuer des réglisses, des caramels et des berlingots lors des récréations, énuméra la voix, bien plus assurée que celle de Romarin. J’ai beau répéter à ce têtu d’écureuil que les souris ne doivent pas manger de bonbons, il ne m’écoute pas et me traite de rabat-joie !
— Phillippine Elliot ! Ne parle pas ainsi ! s’offusqua sa mère. Pardonnez-là, supplia Mrs Elliott, elle a du mal à canaliser sa colère.
Newton fronça les sourcils.
— Comment dis-tu qu’il s’appelle ?
— Dexter Hazel, annonça la petite souris.
Dexter Hazel, se répéta mentalement Newton.
— N’est-ce pas l’un des fils de la famille Hazel qui vit près du rocher moussu ?
— C’est bien lui, acquiesça la souricette.
Voilà un nouvel indice qui n’était pas tombé dans l’oreille d’un lapin sourd.