Rachel

Par Kenelia

Elle n’a l’air de rien comme ça. Tous les jours, elle se traîne dans les couloirs, le regard fixe et le visage las. Les autres l’observent du coin de l’œil, brièvement intrigués et puis un éclat de voix et elle disparaît. Ils l’ont déjà oubliée. Lorsqu’elle s’assoit, elle est toujours seule, et même le professeur ne la regarde pas. C’était qu’elle venait si peu souvent. Parfois, c’était un peu comme si elle n’existait pas. Peut-être que Léna devrait juste arrêter de l’observer, peut-être qu’elle devrait penser à aller lui parler.

Un soir, à la fin de leur cours de sciences, elle se dépêche d’enfoncer ses cahiers dans son sac et elle accourt vers la sortie, là où les cheveux noirs de Rachel s’enfuient. Elle aimerait crier son prénom mais le regard des autres l’en empêche. L’autre fille s’en va et une angoisse incompréhensible lui mange l’estomac. Elle ne saurait l’expliquer. Elle voudrait un peu pleurer. Il n’y a aucune raison à sa détresse mais la voilà qui court dans les couloirs et même si Rachel ne fait que marcher, elle a l’impression de ne jamais pouvoir la rattraper. Elles sont sur le toit du lycée.

Le vent souffle doucement dans les cheveux châtains de Léna. Ils s’entortillent comme de petits serpents et ils ont l’air de vouloir fuir. Rachel est face à elle. Elle se tient adossée contre un muret et elle se contente de la fixer. Léna s’avance. Elle hésite, détourne le regard, danse sur un pied puis sur l’autre et Rachel sourit. Elle glisse sa main pâle dans ses cheveux noirs et ses yeux n’expriment rien. Le temps s’allonge et s’étire et Léna n’a plus envie de vomir. Elle lui dit :

⁃ Tu es partie super vite. Je m’appelle Léna.

C’est idiot alors elle ajoute : mais ça tu le sais déjà et Rachel rit un peu. Elle se détourne et observe le paysage. Elle lui dit : oui, ça je le sais déjà. Sa voix est comme brisée et il n’y a aucune raison à cela, le silence s’étire et Léna n’en peut plus. Alors elle parle. Elle remplit le silence de mots et d’expressions et de gestes et de regards et de rires. Rachel ne dit plus rien mais elle l'écoute et elle sourit alors ça réchauffe quelque chose chez Léna. Elle ne comprend pas tout à fait quoi mais elle s’en fiche parce qu’elle s’est rapprochée et que Rachel ne s’en est pas allée. Parfois elle se perd vers le ciel mais elle se détourne vite vers Rachel, étourdie et effrayée que la jeune femme ne soit plus là. Elle n’est pas sure de comprendre pourquoi mais le regard de Rachel attrape le sien et alors elle n’y pense plus et elle reprend son babillage. La température baisse et elle a de plus en plus froid mais ça ne semble pas déranger son interlocutrice alors elle ne dit rien. Rachel finit par parler et ses mots l’attrapent et la retiennent. Elle voudrait rester ici pour toujours mais la nuit tombe et il lui faut partir alors elle lui dit :

⁃ Je suis heureuse d’avoir pu parler avec toi. Tu seras là demain, pas vrai ? On pourrait manger ensemble.

Rachel l’observe. Elle est immobile et son visage est comme figé sur une expression passée. Elle la regarde comme si elle réfléchissait à comment la repousser, comment lui dire que non tout cela ne pouvait pas exister. Demain je ne serais pas là pour toi et tu devras te débrouiller toute seule. Tu auras de quoi occuper ta journée et le soir même tu m’auras totalement oubliée. Pourquoi est-ce que je ferais ça, tu n’existes même pas pour moi. Léna invente et elle a froid mais Rachel lui dit oui, alors Léna sourit. 

 

Les jours sont passés. Les oiseaux se sont depuis longtemps envolés et le sourire de Rachel reste gravé dans ses pensées. Elles se voient souvent. Sa peau est froide et Léna frisonne lorsqu’elle glisse ses doigts entre les siens. Elle voudrait lui dire je ne peux plus me passer de toi mais elle ne peut pas. Il y a une angoisse sourde dans son ventre qui ne veut pas. Elle ne comprend pas pourquoi. Les autres ne lui parlent plus beaucoup depuis ce jour sur le toit. Elle s’en fiche un peu. Parfois, Rachel ne la regarde pas et souvent elle n’est pas là. Sa voix reste dans sa tête pourtant et lorsqu’elle lit ses messages, c’est comme si elle était juste là. Les autres commencent à l’observer comme ils regardaient Rachel.

Un jour Annie vient la voir et elle lui dit pourquoi tu t’isoles, pourquoi tu nous fuis ? Est-ce que tu as des ennuis ? Léna n’y comprend rien, elle lui dit, non pas du tout. Je suis avec Rachel. Elle est souvent seule, tu sais. Tu pourrais venir avec nous si tu le veux. Mais la vérité, c’est qu’elle ne veut pas qu’elle vienne. Ces moments avec Rachel sont leurs petits secrets de polichinelle. C’est que Léna ne s’était jamais sentie aussi vivante que là, tout près de Rachel. Tout près de son corps et de sa bouche et de ses mains qui glissaient et glissaient plus bas encore. Mais Annie est sa plus vieille amie.

Annie ne comprend pas.

Elle s’avance, soucieuse. Elle la regarde droit dans les yeux et elle lui dit, qui est Rachel ? Et Léna soupire, exaspérée et son coeur bat et ses mains tremblent. Elle lui dit Rachel, la fille dans notre classe, tu sais ? Grande, brune, des yeux bleus comme l’océan ? Annie fronce plus fort les sourcils. Elle ouvre la bouche mais Léna s’enfuit. Le bruit est assourdissant. Elle pense que tout le monde la regarde et sa tête tourne tellement qu’elle ne sait plus distinguer le sol du plafond et des murs. Elle s’en va vers le toit et ses jambes trébuchent et elle vacille et elle se rattrape contre la rambarde des escaliers. Elle ne peut plus y penser. Elle croit bien qu’elle est entrain de sombrer.

Puis tout se tait.

Rachel glisse ses mains dans ses cheveux, sur ses joues, sur ses lèvres. Elle lui chuchote que tout va bien. Elle lui dit respire mon coeur, là, tu vois, regarde-moi. Et Léna la regarde et tout est flou parce que les larmes brouillent son regard et alors c’est plus facile de lui dire : tu n’existes pas, pas vrai ? maintenant que le visage de Rachel a l’air d’un mirage. Rachel sourit et c’est si triste que Léna doit fermer les yeux. Elle serre si fort ses paupières qu’elle a l’impression de se briser. Elle a un sanglot dans la gorge et elle se demande si elle est folle. Si son esprit l’a lâchée. Elle a peur, elle voudrait être partout dans son corps, dans ses veines et dans ses battements de cœur. Jusqu’au creux de son estomac. Elle en perd la raison. Quand elle y repense, elle ne souvient plus vraiment de la sensation de la peau de Rachel contre la sienne. Trop de choses se sont effacées et trop de ses regards bleus se sont perdus durant l’été. Elle se délite, s’effrite, s’égare et lorsqu’elle ouvre de nouveau les yeux, Rachel a disparu.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez