Ils évacuèrent le vaisseau à toute allure, de peur de se retrouver enfermés à l'intérieur. Ils fourrèrent pêle-mêle tout ce qui pouvait servir dans les sacs, et les empoignèrent. Les deux garçons portèrent F'lyr Nin, inconsciente, à l'extérieur. Heureusement, elle était menue et ne pesait presque rien. Yû'Chin suivit avec tout ce qu'il réussissait à prendre de plus.
- Tu vois, c'était brillant, pas débile, annonça triomphalement Djéfen, tandis qu'ils soufflaient, les fesses sur l'herbe, à quelques mètres de la navette.
- Tu veux rigoler ? le reprit Arthen sans se dérider. On aurait pu se tuer. Tu as vu dans quel état elle est ?
Yû'Chin tenait l'oiselle contre lui et lui caressait doucement les cheveux.
- Elle n'est pas loin, murmura-t-il d'un ton rêveur. Elle se repose. Elle va revenir.
Ils sursautèrent. Entre F'lyr Nin et Yû'Chin, au rayon des pouvoirs bizarres, ils avaient de quoi se sentir mal à l'aise. Pourtant, les paroles du neutre rassurèrent Arthen. Il est vrai que F'lyr Nin avait simplement l'air assoupie, avec même sur le visage un petit rictus de contentement. Est-ce qu'il l'imaginait ? Était-ce une ombre qui lui jouait des tours ? Sa démonstration avait été éprouvante pour leurs nerfs, mais aussi impressionnante... En somme, on pouvait lui reconnaître des raisons de ressentir une certaine satisfaction.
- Comment tu as su quoi lui dire, Djéf ? questionna-t-il.
Il était bluffé par la maîtrise de son ami, à qui une phrase avait suffi pour mettre l'oiselle en action.
- J'ai pensé aux fois où mon père m'a décrit la façon dont il appréhende les choses autour de lui. Je lui ai souvent demandé de m'en parler, à une époque où j'essayais de comprendre. J'ai craint que notre oiselle manque d'un bagage scientifique assez fourni pour saisir le sens de nos élucubrations sur le contrôle des champs d'énergie. Alors j'ai tenté une approche plus... intuitive.
- T'es fondu, tu sais. On avait toutes les chances de s'écraser.
- Ça a marché, non ?
Arthen répondit par un silence désapprobateur.
- Djéfen ? insista-t-il.
- Oui ? fit son ami, quand même un peu mal à l'aise.
- Rappelle-moi de ne plus jamais mettre ma vie entre tes mains ! Ton radar de danger est complètement déficient !
****
Comment Arthen pouvait-il résumer l'état d'esprit dans leur petit groupe ? Une joyeuse inconscience ?
Yû'Chin avait déclaré d'un ton satisfait :
- Je suis content d'être ici avec vous.
L'oiselle, dès son réveil, quelques minutes plus tard, s'était félicitée de leur atterrissage, et avait ajouté avec légèreté qu'on ne « devait plus être bien loin maintenant »
Djéfen, refroidi par les reproches d'Arthen, n'avait rien osé dire.
Au final, Arthen avait maintenant l'impression d'être le seul de la bande à avoir un peu les pieds sur terre. Le bilan n'était quand même pas brillant : sans vaisseau, sans vivres ou presque, ils étaient perdus en plein territoire inconnu (et montagneux) à une distance indéterminée de leur objectif... sans compter qu'ils étaient vraisemblablement poursuivis... et qu'ils ne pouvaient se fier à personne.
Ils cumulaient les handicaps : leur troupe hétéroclite ne serait pas la bienvenue chez les humains, à cause de l'oiselle. Chercher refuge auprès des sauvages paraissait pour le moins risqué. Quant aux nazgars, il y avait unanimité pour les éviter : quelle que soit leur réaction à Djéfen, résultat d'une union mixte, ils n'apprécieraient sûrement pas la présence d'un neutre dans leurs parages.
Côté atouts... eh bien ! Ils avaient F'lyr Nin, puisqu'il était maintenant avéré qu'elle possédait des pouvoirs psychiques impressionnants. Étant donnés son sens des responsabilités et son goût pour la fantaisie...
L'oiselle, d'ailleurs, dévora la moitié des provisions dès son réveil. Elle avait besoin d'énergie, disait-elle, pour reconstituer ses réserves après l'effort intense fourni pour contrôler l'engin. Cela ne les arrangeait pas, mais ils la laissèrent faire.
Arthen la regarda engloutir leur maigre stock. Elle lui apparut à la fois familière et irrémédiablement étrange, avec ses pouvoirs incroyables qui le dépassaient. Pourtant, quand elle leva des yeux soucieux sur lui - impossible de rien lui cacher - il trouva ses doutes ridicules, et son cœur se mit à accélérer. Il balbutia les premiers mots qui lui vinrent à l'esprit pour masquer son embarras :
- Quand et comment as-tu appris à faire tout ça ?
- Quoi donc ? À jeter le vaisseau sur les rochers ? ironisa Djéfen.
Arthen resta bouche bée : il ne manquait pas d'air ! Après tout, une grande part de responsabilité lui incombait dans cet épisode.
- C'était un atterrissage en douceur, rectifia-t-elle, la bouche encore pleine, sans relever la moquerie. Sur un matelas de plumes...
- Je ne parle pas de ça, explicita Arthen. Là, j'ai bien compris que tu improvisais. Non, je fais allusion à tout ce que j'ai vu jusqu'ici.
Elle lui sourit avec une gaîté désarmante :
- J'ai appris la majeure partie de ce que je sais de la même façon : en expérimentant. Mais avant ça, quand j'étais une petite grive...
Elle indiqua de la main une taille, qui correspondait à six ou sept ans.
-... ma tante m'a fait rencontrer la seule personne capable de m'expliquer ce que j'étais, et comment me comporter avec les autres. Malheureusement, il ne m'a enseigné que quelques bases. C'est pour cela que j'ai dû me débrouiller seule.
Elle se mordit la lèvre ; quelque chose d'indéfinissable traversa son regard :
- Sans doute qu'il ne voulait pas rendre son fils jaloux.
Arthen vit Djéfen froncer les sourcils.
- C'était bien toi alors, la petite peste qui venait à la maison et qui s'enfermait des heures avec mon père ? Bien sûr que j'étais jaloux, il ne m'avait rien expliqué, alors que je ne passais déjà pas beaucoup de temps avec lui ! Eh, dis ! Il a dû t'apprendre plus que des bases, ça a duré des mois cette histoire !
- Deux mois, en tout et pour tout ! précisa-t-elle avec indignation. Ne me dis pas que ça a perturbé ta petite enfance de fils choyé ?
- C'est par dépit que tu voulais trahir le secret de mon père en disant tout à Arthen ? rétorqua Djéfen avec colère.
Ils se regardaient en chiens de faïence. Arthen soupira. Leur belle entente était déjà oubliée. En réalité, les racines de l'animosité entre F'lyr Nin et Djéfen remontaient loin ; l'un comme l'autre s'était bien gardé d'en faire mention jusqu'ici. La trêve avait été de courte durée.
- Bon, mais vous n'avez plus six ans maintenant, essaya-t-il. Vous pourriez faire la paix...
À leurs deux regards noirs, il se sentit comme une souris qui se fixerait l'objectif absurde d'arbitrer une bagarre de chats... Mission impossible !
****
Ils avaient rapidement vidé les lieux. Leur atterrissage n'avait pas été un modèle de discrétion, mieux valait s'éloigner sans tarder. Ils ne savaient pas qui cela pouvait attirer et ne tenaient pas à le découvrir.
Ils marchaient maintenant depuis plusieurs heures ; cette fois, pas de chemin plat tapissé d'herbe tendre, au bord d'un petit canal à l'eau fraîche et désaltérante. Ce n'étaient qu'enchaînements de montées et descentes, au gré des replis du terrain, le long d'un vague sentier empierré, sous un soleil dont la brûlure s'intensifiait avec l'avancée du jour. Il ne faisait pas trop chaud, néanmoins, car l'air restait frais à cette altitude. À son souffle qui se précipitait à chaque ascension, Arthen avait estimé qu'ils devaient être à plus de deux mille cinq mètres, peut-être même près de trois mille. L'oxygène se faisait rare.
Le chemin qu'ils avaient trouvé n'était pas des plus évidents à suivre, mais il était balisé de place en place par de petits amas de cailloux superposés. Des cairns, avait expliqué Arthen aux deux citadins, mini-pyramides irrégulières entretenues par les marcheurs prévoyants. Cette façon fruste d'indiquer la route relevait d'une pratique immémoriale ; Arthen s'y conformait également de temps en temps, en ajoutant machinalement une pierre sur un tas. Qui sait, au fil des siècles, combien de mains avaient contribué à ces empilements, dont certains, dans les endroits les plus sujets aux hésitations, atteignaient presque le mètre de haut ? Aucun des enfants ne se serait aventuré à prédire où ceux-ci allaient les mener, toutefois la direction n'était pas mauvaise jusqu'ici.
De loin en loin, ils apercevaient quelques caprinés, chèvres ou bouquetins, l'air plus sauvage que domestique. Ils étaient hauts, bien au-delà de la limite forestière, dans une zone où la montagne paraissait constituée uniquement de pierraille instable et de quelques brins d'herbe qui s'accrochaient à une terre rare. Ils entendaient les marmottes siffler à leur approche, puis les voyaient disparaître dans leurs terriers, avec des mouvements étonnamment lestes pour leur corpulence. Au-dessus d'eux, ils aperçurent à plusieurs reprises un rapace dont le cri sonna comme un reproche. En effrayant les rongeurs, ils lui volaient son déjeuner.
Plus tard, ils traversèrent de grandes prairies à l'herbe rase, d'un vert presque fluorescent, piquetée de minuscules fleurs.
****
Après avoir avancé à flanc de montagne toute la journée et passé plusieurs cols, ils étaient un peu redescendus, jusqu'à atteindre une zone où les prés laissaient la place à une végétation de pins à crochets rabougris et d'arbustes, genévriers et rhododendrons couverts de fleurs rose vif. Ils décidèrent de s'arrêter là, dans un creux bien abrité du vent par de gros blocs rocheux, près d'un petit lac.
- Demain on tâchera de perdre de l'altitude, promit Arthen, mais pour ce soir, il faudra se serrer pour garder un peu de chaleur. On allume du feu ; moi, je vais essayer de pêcher.
Malgré la brouille entre F'lyr Nin et Djéfen, la balade avait été plutôt agréable, selon les critères d'Arthen : des paysages minéraux grandioses, un ciel pur dépourvu de nuages, et surtout, à la moindre occasion, les exclamations de Yû'Chin, qui s'émerveillait d'un brin d'herbe, d'un point de vue, ou du ballet des insectes autour des fleurs qui parsemaient les prés. Au moins un qui appréciait la majesté des lieux !
Par certains côtés, il ressemblait à un poussin juste sorti de l'œuf. Cela semblait le genre de propos que F'lyr Nin aurait pu lancer si elle avait daigné ouvrir la bouche aujourd'hui. Le neutre était pour le moins surprenant : il savait piloter une navette, mais il ignorait tout de la vie. On aurait dit un petit enfant ébloui par la moindre babiole. Toute la journée, il s'était arrêté pour un rien, absorbé des minutes entières dans une contemplation pensive ; les autres avaient dû le surveiller, après avoir failli le perdre deux fois. Ils s'étaient finalement relayés pour fermer la marche, afin d'éviter de le semer au détour d'un virage. Au passage d'un col, Arthen lui avait fait toucher un névé rescapé de la fonte, provoquant sa stupéfaction. Il y avait enfoncé ses doigts, avait scruté la matière blanche et froide, l'avait reniflée, et même tâtée du bout de la langue. L'examen avait dégénéré en bataille de boules de neige, ce qui avait un peu détendu l'atmosphère.
Yû'Chin paraissait maintenant épuisé, n'ayant toujours pas pu goûter un repos suffisant depuis son entrée dans le monde. Les autres ne valaient guère mieux. Ils s'étaient tous assis, ou plutôt affalés à l'endroit désigné par Arthen pour monter le camp. Le garçon avait naturellement pris la tête de la troupe. Personne ne s'y était opposé : il était en terrain familier en montagne. Djéfen et F'lyr Nin avaient été de toute façon bien trop occupés à s'ignorer pour lui contester ce privilège.
Il décida de répartir les tâches en veillant à ménager leur nouveau compagnon :
- Yû'Chin, tu dresses l'inventaire de tout ce qu'on a d'utile dans les sacs ! On cherche notamment de quoi pêcher. Du fil, ou de la ficelle, et un hameçon... Un crochet, précisa-t-il, en montrant la forme de l'objet.
Pas sûr que Yû'Chin connaisse ces accessoires propres à l'homme des bois...
- Nin, tu vas remplir les gourdes dans un des ruisseaux qui alimentent le lac. Pas dans l'eau du lac, hein ! Ça pourrait nous rendre malades ! Ensuite, tu ramasses du bois mort. Djef, tu viens avec moi, on va en ramasser aussi, et jeter un coup d'œil aux berges.
Les deux amis s'éloignèrent pour rejoindre le bord du lac. Devant eux, l'eau venait lécher les racines des pins installés au ras des berges ; plus à gauche, des rochers surplombaient la surface.
- On pourra se mettre là pour pêcher, Djef.
Arthen montrait une pierre plate assez grande pour s'y asseoir à deux, les pieds au-dessus de l'eau.
- Tu crois qu'il y a des poissons ? demanda un Djéfen dubitatif.
- On trouve toujours des poissons dans les lacs de montagne, affirma Arthen avec une assurance qu'il était loin de ressentir.
Ils scrutèrent l'eau près du bord. Elle était d'une pureté invraisemblable. Malgré l'heure déjà avancée, les rayons du soleil pénétraient loin, leur découvrant un fond tapissé de cailloux anguleux. De minuscules alevins, bien trop chétifs pour une pêche, ondulaient à la recherche de débris végétaux.
Arthen poussa Djéfen du coude :
- Regarde ! murmura-t-il.
Dans la direction qu'il indiquait d'un doigt fébrile, des silhouettes bien plus grosses se profilaient sous la surface de l'eau.
Les deux garçons revinrent rapidement au camp, en ramassant en chemin tout le bois mort qu'ils parvenaient à porter.
Yû'Chin, méthodique, avait séparé en de petits tas le contenu des sacs au fur et à mesure qu'il en exhumait les objets. Arthen les découvrait maintenant, faute d'y avoir prêté attention plus tôt : les fines couvertures auraient une utilité certaine ce soir, ainsi que de grands imperméables légers, qu'on étendrait afin de se protéger de l'humidité de la nuit. Dans chaque sac on retrouvait d'ailleurs le même équipement, qui comprenait aussi un couteau pliant, une lampe, une trousse de premiers soins, et des engins d'apparence sophistiquée qui ressemblaient à des communicateurs.
- Qu'est-ce qu'on va faire de ce truc ? questionna F'lyr Nin qui revenait avec les gourdes.
Elle montrait une sorte de machette, en exemplaire unique, posée au sol, dont on imaginait bien la fonction dans l'île pour se frayer un chemin dans la végétation dense. Ici, en revanche...
- Ici, rien ! Mais plus bas, on pourra l'échanger dans un village contre de la nourriture, suggéra Arthen. Ce genre d'outil serait utile à des paysans.
- Je n'ai pas trouvé de fil ou de corde pour pêcher, déclara Yû'Chin d'un ton désolé.
Il avait maintenant tout sorti des sacs. Pas de fil en effet. Sur l'île, Arthen avait aperçu de gros poissons dans les canaux. Là-bas, il devait suffire de bloquer le courant avec quelques larges pierres, pour attraper ensuite les prises à la main.
Nouvelle mauvaise surprise : le niveau des provisions était au plus bas. Pas de quoi sustenter quatre personnes affamées d'avoir marché toute la journée... Tout s'était évaporé beaucoup plus vite qu'ils ne l'avaient prévu.
Le découragement envahit Arthen. Avec un minimum de matériel, il se sentait prêt à nourrir les autres, mais pêcher à la main, c'était au-delà de ses capacités. Il n'y avait que dans les contes que les héros attrapaient des brochets ou des truites en les poignardant d'un geste agile, ou en les enserrant avec leurs doigts.
Un sourire mutin sur les lèvres, F'lyr Nin le regardait :
- Si tu veux, je te fais découvrir ma façon de pêcher !