Jimmy Adams s’allongea sur la couchette qui lui avait été réservée. Il ferma les yeux et se détendit. La plénitude de l’instant l’envahit. Il ressentit un grand calme, alors qu’il se trouvait à l’entame d’un voyage extraordinaire, un voyage qu’il y a quelques années encore, l’homme ne pouvait concevoir. Cette expédition le conduirait vers les confins de l’espace, jusqu’à la constellation d’Orion. Il frôlerait Rigel, sa plus brillante étoile, et atteindrait Sidée, planète qui gravitait autour d’elle. L’émotion le gagna à la pensée de Sidée, leur terre promise où ils fonderaient, lui et sa communauté, une colonie aux avant-postes de l’humanité. Il adressa une prière silencieuse à leur maître, Photios, bienveillant et omniscient, qui les guiderait dans leur périple.
Autour de lui, il sentait ses compagnons respirer de concert. Il aligna le rythme de sa poitrine sur les leurs, se connecta au reste du groupe. Il se remémora le long parcours qu’ils avaient réalisé ensemble. Avant de rencontrer Photios, ils avaient erré dans l’obscurité, l’ignorance et la peur. Ils avaient contemplé les guerres, les famines, les épidémies, et les innombrables cataclysmes ravageant la Terre. Ils avaient craint pour leurs vies, pour celles de leurs familles. Ils avaient joint leurs forces, surmonté les obstacles semés sur leur chemin par leurs ennemis. Ils avaient chu et s’étaient relevés mille fois. Ils avaient été méprisés, insultés, exclus, mais grâce à l’indéfectible soutien de Photios, ils s’étaient reconstruits et avaient atteint leur but.
Hier, ils étaient les derniers des derniers. Aujourd’hui, ils deviendraient les premiers, les conquérants de l’avenir. Aujourd’hui, ils quitteraient la Terre pour un monde meilleur. Ils traverseraient l’espace infini et s’installeraient sur une autre planète. Leur exploit leur vaudrait l’admiration de tous. Ils entreraient dans l’histoire, ils gagneraient ainsi leur immortalité. Ils égaleraient ces pionniers qui avaient posé les premiers le pied sur de nouveaux continents, qui avaient franchi les premiers des détroits et des sommets interdits, qui avaient planté leur drapeau en des endroits où nul homme ne s’était encore aventuré. Ils deviendraient des légendes dont les noms seraient répétés par la postérité jusqu’à la fin des temps.
Jimmy songea à ceux d’entre eux qui, saisis par le doute ou de peu de foi, avaient déserté leurs rangs. Lui n’avait jamais renoncé et s’était battu comme un lion pour le bien de la communauté. Il comptait désormais au nombre des bénis, choisis par les forces supérieures du destin. Dans une poignée de minutes, il abandonnerait ce monde sanglant et agonisant pour en gagner un meilleur. Là-bas, sur Sidée, l’air pur, l’eau claire, la lumière bienfaisante de Rigel leur apporteraient vigueur, santé et bonheur. Ils seraient régénérés dans de nouvelles enveloppes charnelles et bénéficieraient de plusieurs siècles d’existence, protégés des maladies et de la vieillesse. Ils deviendraient une version améliorée de l’humanité, ces surhommes annoncés par tant de visionnaires. Alors, ils croîtraient, se multiplieraient et couvriraient Sidée de leur descendance. Ils seraient les fondateurs d’une civilisation triomphante, une civilisation basée sur l’amour et la fraternité, sur le partage et l’égalité, sur la liberté et le respect. Cette civilisation serait à rebours de l’égoïsme, de la méchanceté et de l’individualisme prévalant sur Terre.
Jimmy rendit encore grâce à Photios, cet homme sage sans qui ils seraient morts. C’est lui le premier qui avait reçu le message venu d’Orion et qui les invitait à s’établir sur Sidée. En quête de compagnons dignes de ce voyage, il les avait trouvés. Il était pour eux un père, un modèle, un guide, un professeur, le noble successeur des grands prophètes. Ayant vu la lumière, il les avait initiés, ils lui étaient redevables en tout. Il les accompagnerait, bien sûr, sur Sidée. Il y règnerait sans trêve ni partage, recevant ainsi sa juste place. En ce monde, il comptait parmi les humiliés, les oubliés, les petits. La pureté de son âme, la justesse de son jugement, la hauteur de son esprit lui auront permis d’être distingué au sein des milliards d’êtres humains et choisi. Sur Sidée, il serait aimé, honoré, révéré comme le plus grand des souverains. Jimmy se promit de respecter le moindre de ses ordres, d’être son fidèle serviteur, son loyal sujet.
Ses pensées le ramenèrent aux débuts modestes de leur communauté. Ils étaient alors à peine quelques compagnons rassemblés autour de Photios. Ensuite, la parole du maître avait été relayée de proche en proche. La communauté s’était agrandie, structurée. Photios en avait édicté les règles immuables, fondé leur religion commune et créé l’Église de Sidée. Il en avait regroupé les membres épars en cette région hostile de Kelso. La communauté avait cultivé le désert infertile de ses propres mains, l’avait transformé en une oasis de joie. Jimmy se souvint, à son arrivée, de la poussière, du néant, des bâtiments en ruine, des travaux longs et pénibles, du surgissement de cet ensemble solide, digne des meilleurs bâtisseurs. Cela restait un ouvrage modeste en comparaison de celui qu’ils auraient à accomplir sur Sidée. Il leur avait surtout permis de développer des qualités, des expertises, des savoir-faire qui leur seraient utiles sur leur nouvelle planète. Tout serait à construire dans cet autre monde par-delà les étoiles. Les charpentiers, les maçons, les architectes érigeraient leurs demeures. Les cultivateurs, les éleveurs, les cuisiniers les nourriraient. Sidée était un monde riche et prometteur. Ses forêts giboyeuses, ses mers poissonneuses, ses sols féconds leur apporteraient une manne abondante. Ils y vivraient comme dans un paradis accompli.
Jimmy entrouvrit les yeux et releva la tête. Il contempla ses camarades, allongés eux aussi sur leur couchette. Son regard s’attarda sur les enfants parmi eux. Car ils partaient avec leurs enfants, leur bonheur, leur avenir. Ils avaient été engendrés dans l’allégresse. Ils avaient été élevés dans l’innocence. Jimmy espérait qu’ils oublieraient la Terre, ses fausses croyances et ses fausses valeurs et qu’ils vivraient dans la bonté, la santé et les règles de Photios. Avec eux, grâce à eux, pour eux, ils créeraient une civilisation ouverte. Ils établiraient une société libérée des entraves du passé, des vieilles religions, des morales et des enseignements caducs. Leurs enfants deviendraient des adultes nouveaux, conscients de leur chance, de leurs responsabilités, de leur engagement envers la communauté. Leurs existences seraient plus riches, plus signifiantes, plus accomplies. Elles s’écouleraient dans l’amour et à travers les millions de cœurs battants à l’unisson. Jimmy n’était pas encore devenu père. Il gardait l’espoir d’engendrer sur Sidée une vaste descendance, au moins cinq enfants, futures lumières de ses jours.
Il se rallongea. Ce voyage vers Sidée ne serait pas sans péril. Il leur faudrait lutter contre le doute et la peur. Il se récita les consignes de Photios : rester proches les uns des autres, prier avec force et conviction et en cas d’égarement, énoncer clairement les formules consacrées. Leur maître entendrait leur appel et les compagnons déjà arrivés sur Sidée reviendraient les chercher afin de les guider vers leur destination. Nul ne serait abandonné, malgré la difficulté du processus de translation. Tous laisseraient sur Terre leur enveloppe corporelle, cet amas de chair et de sang, voué à la pourriture. Leurs esprits seuls s’élèveraient dans le ciel, franchiraient les barrières de l’atmosphère, puis traverseraient l’immensité de l’univers jusqu’à la constellation d’Orion, jusqu’à Rigel, jusqu’à Sidée. Là, ils s’incarneraient dans des corps grands, beaux, solides, adaptés aux conditions de cette planète, semblables, mais non identiques à celles de la Terre et préparées par quelques frères partis en éclaireurs. Jimmy redoutait cette translation, quoi que Photios leur ait expliqué qu’elle ne présentait aucun risque, puisque leurs âmes n’obéissaient pas aux règles physiques. Elles ne craignaient ni le vide, ni l’anaérobie, ni la gravité, ni les radiations, car elles étaient de photons constituées.
Une pensée vint perturber sa sérénité. La veille, Photios leur avait délivré la preuve ultime, celle que le monde était condamné. Il leur avait tendu le journal du matin. L’exemplaire avait circulé de mains en mains dans un silence de plomb. Jimmy en avait lu la une avec attention. Comme tous ses compagnons, il avait réalisé l’importance de la menace. Ils n’avaient plus d’instant à perdre, il leur fallait avancer la date de la translation et gagner Sidée au plus tôt. Jimmy frissonna en repensant au titre et à l’article : « Alerte générale. Un navire russe chargé de missiles est en route pour Cuba. Le président Kennedy rentre d’urgence à Washington. Le gouvernement soviétique accuse les États-Unis de précipiter la guerre thermonucléaire. » Oui, décidément, le moment était venu.
La voix de Photios résonna dans la pièce. Il ordonna à chacun d’absorber le liquide contenu dans les verres placés à leur chevet. Les parents aideraient leurs enfants, avant d’avaler le leur. Les compagnons désignés viendraient ensuite poser sur les têtes de chacun les pyramides métalliques qui canaliseraient leur âme vers Sidée. Il assura à tous qu’ils s’endormiraient paisiblement et ne ressentiraient aucune douleur quand leur cœur cesserait de battre. Leur âme quitterait leur corps et s’élancerait droit vers Orion. Afin qu’aucun retour ne soit possible et pour éviter toute profanation, leurs dépouilles terrestres seraient détruites. Un mécanisme automatique mettrait le feu au bâtiment, le transformant en vaste bûcher funéraire. Quand la police et les pompiers de comté de San Bernardino arriveraient, ils ne retrouveraient rien, ne comprendraient rien. Le restant de l’humanité mourrait dans les jours à venir, dans la peur et la douleur d’une apocalypse nucléaire. Tandis qu’eux, les croisés de l’Église de Sidée vivraient pour les siècles des siècles. Rasséréné, Jimmy tendit le bras, se saisit du verre et le but d’une traite. Il sombra rapidement dans l’inconscient, prêt pour sa renaissance.
J'aime beaucoup le fait que du début, jusqu'au dernier paragraphe, on pense que le protagoniste parle d'un voyage stellaire.
Quelque chose ne va pas quand il parle, on le sait, mais on ne sait pas quoi. Puis on comprend que Jimmy à l'air très scientifico-sceptique pour quelqu'un qui est sensé se rendre dans une autre galaxie. Puis la religion apparait, et on commence à se demander comment une secte a prit les commande de quelque chose aussi important qu'une fusée vers une autre planète.
Puis le journal, avec un évènement du passé. Et on comprend qu'ils ne vont par sur une autre planète, s'il parle de Kennedy.
Puis la mention des verres, et on comprend tout.
Le texte est vraiment bien ficeler pour nous laisser nous construire nos propres théories et finalement réalisé que l'on avait tord,
Vraiment super ! :D
Si oui, j'ai l'impression qu'on me décrit une secte appelant au suicide collectif (et c'est très bien écrit pour le coup, parce qu'on ressent l'adoration de Jimmy), si non, alors est-ce le prologue pour une oeuvre de science-fiction ?
Quoi qu'il en soit, c'était très agréable à lire. J'aime la description utopique de l'avenir où rien ne peut aller mal, de l'espoir des hommes à rebâtir un monde meilleur. Sans se douter peut-être qu'il est loin d'être facile de créer un monde idéal de toute pièce.
Merci pour ce moment !
En l'état actuel, il s'agit d'une nouvelle. Le texte est donc terminé. Je suis heureux que la chute vous aie ainsi plu !