Requiem

Par Alwenah

 

I

Des rangées de visages cadavériques, blasphémiques. Une odeur âcre, une odeur d'hôpital qui n'en est pas vraiment une. J'avance entre les tables, quelques paires d'yeux globuleux me fixent. Livides. Comme si j'étais un alien. On dirait que je les dérange...

Autour de moi les fous ? Presque. Ils me toisent, m'étudient. De tous ces gens je n'en attends pourtant qu'un. Mon regard furette entre ces demi-cadavres blanchis, cherchant celui que j'ai connu autrefois. Ils m'observent, comme s'ils essayaient de sonder mon âme. Je déglutis, baissant une seconde mon regard.

Depuis combien ne temps ne t'ai-je pas vu ? Depuis combien de temps ne suis-je pas venue ? Je ne compte plus les mois à présent... Au détour d'une table, je t'aperçois enfin.

Je me raidis à la vue de sa silhouette. Il est si différent... Il n'est plus comme dans les souvenirs de mon enfance. Il est...tellement plus maigre, sa bedaine d’antan a disparu avec son esprit. Ses joues tombent, ses paupières l'accompagnant. Ses yeux... Ils sont aussi vides et vitreux que ceux de ses congénères.

Tu me regardes. M'as-tu seulement reconnue ? Sais-tu qu'il n'y a pas si longtemps, tu venait deux fois par semaine à la maison ? Mamie apportait toujours une tarte à la poire, et on la mangeait ensemble. Je me souviens que tu insistais pour que je mange ma part, et une fois finie, tu me proposais la tienne.

Tu sais, c'est vide chez toi, depuis que tu n'es plus là. Et je ne supporte pas l'idée que lorsque je vais voir Mamie, j'aurais beau chercher, ton sourire n'apparaîtra pas derrière la porte. Tu ne viendras pas me voir. Tu ne mangeras pas avec nous. Tu ne seras pas là pour jouer avec moi. Tu ne seras plus là pour me regarder grandir...

Lorsque tu m'aperçois, ton visage semble s'éclairer. Tu balbuties quelques mots que je ne cherche pas à comprendre, puis c'est fini. Tu m'ignores, oublies jusqu'à mon existence. Mon regard insistant fixe ta personne, suppliant sans succès que tu daignes m'accorder ne serait-ce qu'une seconde d'attention.

Chaque tentative de dialogue se révèle vaine. Parfois, tu tournes la tête, poses les yeux sur moi, puis détournes à nouveau le regard vers l'institutrice, derrière toi, qui paraît t'agacer. Mon cœur te hurle ma présence, mais tu restes sourd à cet appel. Il se sert alors, vaincu, déçu. Ma jambe tressaute, je m'impatiente.

Soudain, tu te lèves. Un vide te remplace. Pour la deuxième fois depuis que je suis arrivée, je baisse la tête. Mes yeux se firent humides, et ma vision floue. J'eus l'impression que tu me fuyais. Nos éclats de rire me manquent, tu sais. T'en souviens-tu, lorsque l'on était heureux ? Avant que tu n'oublies la vie.

Parfois, Mamie me dit que tu me réclames, lorsqu'elle vient te voir à son tour. Mais sais-tu simplement qui je suis... ? Quand je viens, tu t'en vas... Les minutes passent, tu es revenu, depuis. Tu t'es rassis sur cette chaise, oubliant à nouveau le temps et ma présence. Le regard encore égaré, tu fixes la vieille dame devant toi. Elle te connaît, à force. Elle ne se soucie plus de toi.

Un vieil homme passe derrière moi. Une sorte de pantalon bleu soutenu par deux lanières le recouvre jusqu'au milieu du ventre. Le dos courbé et sûrement douloureux, il s'appuie sur sa cane, essayant de s’asseoir. Sans que je m'y attende, il plonge ses yeux dans les miens. On dirait un aveugle. Ils sont bleus, mais d'un bleu tellement clair, qu'ils en deviennent transparents. Déstabilisée, je me retourne vers toi.

_ Viens, tu vois bien que ça ne sert à rien, me dit mon père en souriant.

Je ne lui rends pas son sourire, et me lève lentement. Une fois debout, je le regarde encore, sans cacher une once d'espoir qu'il m'accorde un nouveau regard. La main de mon père se pose sur mon épaule et, pour la troisième fois, mes prunelles touchent le sol. Je prends finalement le chemin de la sortie.

Ne m'oublie pas... Je suis encore là.

II

Je me souviens de la première fois que tu m'as oubliée. J'étais assise à la table, et en arrivant tu as demandé à mamie en rigolant : « C'est qui celle-là ? ». Sur le coup, j'ai ris à mon tour, pensant que tu faisais une blague. Ce n'en était pas une. Tu ne m'avais réellement pas reconnue.

Je ne sais depuis combien de temps je me suis habituée à ne plus le voir aux côtés de mamie lorsqu'elle vient nous voir. Je ne sais depuis combien de temps je ne m'attends plus à le voir surgir au détour d'un couloir, lorsque nous venons la voir. A la place, je regarde ces quelques photos disséminées ça et là sur les murs, vestige de cette vie passée. Cette vie qui me manque et dont je me sens coupable de ne pas avoir assez profité. De ne pas avoir assez profité de lui, de ne pas l'avoir assez pris dans mes petits bras...

Cette fois fut la troisième en deux ans que je venais le voir à la maison de retraite. A moins que ce ne soit la deuxième ? Mes souvenirs de cette visite s'estompent au fur et à mesure que les jours passent. Seuls mes yeux douloureux tentant de retenir ces larmes traîtresses restent affreusement indélébiles. La douleur doit être une des seules émotions qui ne s'oublient pas avec le temps.

Je l'avais aperçu à travers la baie vitrée en arrivant. Déjà, à ce moment là, il était comme dans mes souvenirs. Lorsque nous sommes rentrés, il tentait de redresser un meuble qu'il avait renversé. Il l'avait fait rouler jusqu'à la fenêtre et se concentrait afin de le remettre à l'endroit. Lorsqu'ils nous a vu mon père et moi, il nous a vaguement salué pour demander ensuite si nous étions pressés. C'est un sourire triste, sans joie, qui est apparu sur mes lèvres déjà si sèches. Quelques minutes durant, nous l'avons observé s'acquitter de sa tâche comme si nous n'existions pas. Comme si je n'existais pas.

Finalement, mon père lui a proposé son aide. Il a accepté, et nous avons enfin pu lui parler. Ou du moins, essayer. Dans ses phrases, seuls quelques mots étaient compréhensibles, le reste n'ayant aucun sens. Pour lui certainement, mais pas pour moi... C'est lorsque ses yeux ont rencontré les miens, lorsque son regard a transpercé le mien que je me suis souvenue de la raison pour laquelle je n'étais pas venue lui rendre visite depuis tant de mois. Tant de mois passés loin de lui... Mes yeux me piquaient, aussi je baissai les paupières, incapable de soutenir plus longtemps son regard. Plusieurs fois le contact visuel reprit, je le cherchais autant que je le redoutais. Chaque fois, mes yeux s'embuaient de larmes que j'avais de plus en plus de mal à retenir. Je fixais alors la chaise près de moi, voulant à tout prix éviter de pleurer devant mon père et tous ces inconnus.

Il ne me reconnaissait pas. Là – dessus, aucun doute. Je n'étais qu'une étrangère pour mon grand-père. A ces mots, ma page devient floue et ma joue humide. Mes lèvres s'étirent par moment en un rictus bizarre, par de légers spasmes que je ne parviens à retenir. Mais il a fait deux choses auxquelles je ne m'attendais pas. Tout d'abord, il a souris. Il m'a souris, je crois bien. C'est alors que je me suis souvenue que deux ans auparavant, un mois à peine avant de le placer, j'étais la seule capable de le faire rire, rire aux éclats. J'étais la seule... Peut-être a-t-il eu quelques réminiscences de cette période ? Peut – être...

Ce sourire avait fait remonter en moi le flot de larmes que je gardais péniblement sous mes paupières fatiguées. Ensuite, lorsque nous sommes repartis, il a commencé par nous dire au revoir d'un signe de main, son sourire s'élargissant. Je ne le quittai pas du regard en marchant en direction de ma porte. Ma surprise fut d'autant plus grande, lorsque je m'aperçus qu'il nous rejoignait. A ce moment précis, je n'ai eu qu'une envie, retourner sur mes pas pour le prendre dans mes bras et lui souffler combien il me manquait. Combien... Il me manque... Les larmes dévalent mes joues, creusant des sillons rougeâtres, faibles témoins de ma douleur.

Je ne parviens même plus à me souvenir comment il est devenu ainsi. Je me souviens seulement de nos éclats de rire, tes roulades dans le sable, de nos parties de volant... Et ton regard. Quelques photographies de ce qui était notre quotidien, notre vie, s'imposent à mon esprit. Elles s'entrechoquent, s'emmêlent pour s'autodétruire et mieux renaître de leurs cendres. Tu ne me parais pourtant pas si différent sur ces photos... J'aimerais que tu les revoies. Prononces mon prénom. Me fasses de nouveau rire. Qu'enfin tu redeviennes comme avant...

Tout cela est parfaitement ancré dans ma mémoire, et je pris les cieux pour que jamais je n'oublie tous ces moments comme toi tu l'as fait. J'espère ne jamais t'oublier comme toi tu l'as fait... Je me suis rendue compte que je ne m'attendais pas à une guérison. Comme si quelque part, j'avais accepté cette maladie et que je la voyais telle une fatalité. Comme si tout espoir avait depuis longtemps quitté mon cœur desséché. Je suis à nouveau tiraillée entre le désir de te revoir et la peur de tomber. Peut – être n'y aura-t-il pas de quatrième fois...

J'ai mal au cœur. Quelque chose en coule, mais ce n'est pas du sang. C'est la lie de mes souvenirs.

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Fannie
Posté le 12/03/2018
Coucou Alwenah,
La description du début me rappelle les asiles de fous d’autrefois. Je suis justement en train de lire un livre à ce sujet.<br /> Il y a deux choses qui me dérangent dans ce texte. D’une part, tu passes de « tu » à « il » sans raison apparente et d’autre part, tu passes du présent au passé, du passé composé au passé simple, etc. Il faudrait harmoniser tout ça. L’alternance entre « tu » et « il », entre passé et présent, est possible, mais je trouve que tu la fais de manière trop floue. Ton récit gagnerait à être mieux structuré.<br /> En tout cas, ta nouvelle est émouvante. On sent bien la douleur de cette jeune fille face à la perte de cette merveilleuse relation qu’elle avait avec son grand-père, face à l’oubli qui s’installe en lui.
Coquilles et remarques :
Des rangées de visages cadavériques, blasphémiques [« blasphémique » ne figure pas dans les principaux dictionnaires (Larousse, Robert, Littré, TLFi, dictionnaire de l’Académie française, dictionnaire historique) ; il faudra trouver un autre mot]
Mon regard furette entre ces demi-cadavres [furète]
Depuis combien ne temps ne t'ai-je pas vu ? [de temps]
Ses joues tombent, ses paupières l'accompagnant [les accompagnant]
tu venait deux fois par semaine [venais]
lorsque je vais voir Mamie, j'aurais beau chercher [j’aurai ; futur simple]
Mon cœur te hurle ma présence, mais tu restes sourd à cet appel. Il se sert alors, vaincu, déçu. [Il se serre ; c’est le verbe « serrer », pas le verbe « servir »]
il s'appuie sur sa cane [sa canne ; la cane est la femelle du canard]
Sur le coup, j'ai ris à mon tour [j’ai ri]
A* la place, je regarde ces quelques photos disséminées ça et là sur les murs [çà et là ; « çà » est un adverbe de lieu, « ça » est une variante de « cela »]
Cette vie qui me manque et dont je me sens coupable de ne pas avoir assez profité. De ne pas avoir assez profité de lui, de ne pas l'avoir assez pris dans mes petits bras… [Cet enchaînement est bancal : après « dont je me sens coupable de ne pas avoir assez profité », qui est une construction « fermée », tu ne peux pas continuer avec « De ne pas avoir assez profité de lui (...) ».]
Seuls mes yeux douloureux tentant de retenir ces larmes traîtresses restent affreusement indélébiles [« qui restent affreusement indélébiles », peut-être ? « indélébiles » ne peut pas se rapporter à « mes yeux »]
Déjà, à ce moment là, il était comme dans mes souvenirs [Je ne mettrais pas de virgule après « Déjà »/ ce moment-là]
Lorsqu'ils nous a vu mon père et moi, il nous a vaguement salué [Lorsqu'il / vus / salués]
Là – dessus, aucun doute [Là-dessus]
Mes lèvres s'étirent par moment [par moments]
Tout d'abord, il a souris. Il m'a souris, je crois bien [a souri / m'a souri]
Peut – être… [Peut-être]
un mois à peine avant de le placer, j'étais la seule capable de le faire rire [« avant qu’il soit placé » ; autrement, ça veut dire que c’est elle qui l’a placé]
J'aimerais que tu les revoies. Prononces mon prénom. Me fasses de nouveau rire [Là, il faudrait mettre des virgules à la place des points ou répéter chaque fois « Que tu ».]
et je pris les cieux pour que jamais je n'oublie [je prie ; c’est le verbe « prier » au présent, pas le verbe « prendre » au passé simple]
Je me suis rendue compte [rendu compte ; dans la locution « se rendre compte », le participe passé « rendu » est toujours invariable]
Comme si quelque part, j'avais accepté cette maladie [en quelque sorte ; cet usage de« quelque part » est impropre : http://academie-francaise.fr/quelque-part]
Peut – être n'y aura-t-il pas de quatrième fois [Peut-être]
<br />
* Dans les trois textes que j’ai commentés, je n’ai pas relevé la préposition « À », qui revient plusieurs fois. L’Académie française et Grevisse recommandent de mettre les accents sur les majuscules (de même que le tréma et la cédille) parce qu’ils ont pleine valeur orthographique.
Alwenah
Posté le 12/03/2018
Re ! Je voulais savoir, comment es-tu tombée sur mes textes ? Ils datent d'il y a plusieurs années, ils ne doivent pas être facile à trouver dans le site ;)
Ce texte en particulier est autobiographique, c'est pour ça qu'il est un peu brouillon :s  Je dois harmoniser les "tu" et les "il" comme tu dis, je fais toujours ça quand j'écris pour moi (c'est le seul texte "personnel" que j'ai publié) et du coup cette faute s'est retrouvée dans ce texte. Je crois que je l'ai corrigée dans mon fichier word. Et il faut aussi que j'harmonise les temps !
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