Respire

Driiiing.

Oh non pas déjà. J’ai à peine dormi cette nuit. Je me sens lourde, comme si j’avais été écrasée par un troupeau de vaches. Je mets fin à cette sonnerie qui me perce les tympans. Je n’ai pas d’autres choix que de mettre une musique qui m’irrite pour m’obliger à sortir de mon lit tous les matins.

Je me redresse avec lenteur, puis je me stoppe, pétrie de surprise. 

Ou plutôt, pétrie de peur.

Des traces noires apparaissent sur mon drap blanc. D’où viennent-elles ?

J’inspecte autour de moi, puis je regarde mes mains.

De la poussière noire recouvre mes paumes. Je ne comprends pas d’où elle provient. Paniquée, je retire le drap qui recouvre encore mes jambes, et je découvre avec horreur que mes pieds sont couverts des mêmes particules.

Suis-je devenue somnambule ? Cela expliquerait ces marques. J’ai dû me lever, et traîner dans un endroit plutôt sale. Je ne suis pas convaincue par cette supposition. Quelque chose en moi me dit que ce n’est pas ça.

Je décide d’aller me laver pour faire disparaître toutes ces traces. 

Lorsque l’eau coule sur moi, je me sens apaisée. À force de persévérance, et d’une bonne dose de savon, au parfum de pêche, je réussis à m’en débarrasser, et à en sortir la peau irritée, mais en sentent délicieusement bon.

Je rejoins ma sœur Isabella, qui se trouve déjà dans la cuisine. Nous partageons un petit logement pour nos études à Inverness. Cela rend les visites de nos parents plus faciles que les chambres étudiantes, et cela m’arrange. 

Notre choix a surpris tout le monde. Quitter la France pour étudier en Écosse. Le changement a été facile pour ma sœur, qui est naturellement extravertie, et, en plus, dépourvue de toute anxiété. Ayant redoublé une de ses classes, nous avons maintenant le même niveau. En revanche, le changement est égal à stress chez moi, même si tout se passe bien. Plusieurs mois que nous sommes ici, et je crains toujours le pire.

— Bien dormie, la belle au bois dormant ? dit-elle en enlevant sa poêle du feu.

– Pas du tout. Sommeil agité, dis-je en attrapant une assiette.

Elle se tourne vers moi, et marque un arrêt.

— Effectivement, tu as une mine de déterrée ! Tu devrais boire du café, je ne cesse pas de te le répéter !

— Non merci, le goût est atroce, dis-je en esquissant une grimace.

Elle rigole face à la figure que j’affiche, et attrape son sac.

— Letti, je pars plus tôt, je dois passer à la bibliothèque. Je te laisse la vaisselle, dit-elle en ouvrant la porte. Je t’ai fait des œufs brouillés.

Elle ne me laisse pas répondre qu’elle quitte déjà notre appartement. Je n’ai pas eu le temps de lui dire ce qu’il m’est arrivé, mais en ai-je vraiment envie ? Cela me perturbe. Je dois savoir ce que j’ai fait cette nuit. Et si ça se reproduit ? Je dois peut-être mettre ma caméra en marche cette nuit par précaution.

Je mange en silence, je lave la vaisselle, et prépare mes affaires avant de quitter la maison.

Le printemps, peine à pointer le bout de son nez. Je m’enfonce dans mon manteau. Les paysages m’apaisent toujours autant. J’ai le sentiment de les redécouvrir chaque jour, alors que j’emprunte le même chemin pour me rendre à l’université. Nous habitons dans le quartier résidentiel de Dalneigh. Il est calme, accueillant et chaleureux. L’architecture est typique des quartiers d’après la Seconde Guerre mondiale, et conserve le souvenir de son passé rural. Dites-vous que j’habite à dix minutes à pied de la rivière Ness avec ses sentiers, et les arbres qui la bordent. Les promenades le long des berges m’aident à m’évader. Je regagne mon arrêt de bus, les mains dans les poches, comme si je craignais qu’elles me trahissent.

Mon alliée Tasha m’y attend déjà.

— Te voilà enfin ! J’ai cru que tu ne t’étais pas réveillée.

— Je me suis laissée happer par mes pensées, avoué-je.

— Ça ne m’étonne même plus, me taquine cette dernière. Au fait, ce midi, je ne pourrai pas manger avec toi. Je dois bosser sur un projet avec mon binôme.

— Pas de souci, on mangera ensemble demain.

— Oui ! Encore désolée ! N’en profite pas pour aller manger dans un coin, telle une recluse, je te connais.

Elle me connaît un peu trop. Elle est l’image type de l’extravertie qui adopte une introvertie, et qui la prend sous son aile, alors qu’on n’a absolument pas besoin d’être sauvé. Mais ce que j’aime avec elle, c’est que je peux être moi-même. Elle s’adapte à moi, et ne cherche pas à me changer, ou à me tendre des pièges sociaux. 

Je lui fais mon célèbre battement de cils pour la narguer, car elle sait très bien comment je compte passer mon déjeuner.

— Mais non, fis-je en la regardant avec un visage innocent.

— Cesse de me rappeler que je n’ai pas d’aussi beaux cils que toi, s’amuse mon amie.

Nous montons dans le bus qui venait d’arriver, et je me dis que mon réveil calamiteux de ce matin était déjà loin derrière moi. 

C’est ce que je croyais.

À mesure que le bus s’approche de l’université, je sens mon angoisse matinale augmenter.

En descendant du bus, je regarde mes mains. De fines traces à peine distinctes semblent apparaître. Tasha le remarque à cause de mon manque de discrétion.

— Tu t’es appuyée quelque part ?

— Euh je sais pas d’où ça vient.

 Je prends congé de mon amie, pour me diriger à toute vitesse vers les toilettes.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Je frotte mes mains avec énergie, quelques trainées noires, discrètes s’en échappent.

C’est comme si mon corps produisait du charbon. Cela n’a aucun sens.

Je quitte la pièce et me dirige vers le laboratoire. J’étudie une licence en sciences marines. J’hésite encore entre me diriger vers la biologie marine, ou l’océanographie à l’issue de mes études. Je suis en première année, et je me pose déjà des milliers de questions. Encore une chose qui alimente mon stress. La peur de l’après. De demain. Le temps passe si vite. Si je ne réfléchis pas très vite, je vais être prise de court.

J’écoute à peine le professeur. Bien que ses explications soient passionnantes. Nous avons la chance de suivre les cours d’experts marins. Mais encore une fois, je plonge dans le tourbillon de mes pensées inépuisables, la source de toutes mes angoisses.

Je réagis machinalement pendant tout le cours, tel un robot. Je peine à réguler l’anxiété qui me noie. Plus ça y va, et plus je sens mes battements s’accélérer.

Plus ça y va, et plus les traces cendrées sur mes mains semblent s’intensifier. Je m’essuie les mains avec nervosité. Encore heureux, j’ai des bottes, et un jean épais. Je ne peux pas voir si mes pieds en font de même.

— Tu vas bien ? me questionne mon binôme.

— Oui, oui, la rassuré-je pendant que nous quittons le laboratoire de cours.

Elle me fait un signe de la main avec un grand sourire, avant d’aller rejoindre son amie qui l’attend.

Et moi, rebelote. Retour aux toilettes.

J’attends que les dernières filles sortent de la pièce, et je sors mes mains de mes poches.

Et je frotte, je frotte, encore et encore.

Je crois comprendre, mais je ne veux pas y croire.

Je marque un arrêt, je prends une grande respiration, et je pense à quelque chose qui me fait du bien. J’imagine la mer devant moi. C’est tellement réaliste que je crois presque sentir l’odeur de la brise marine. Et là, mes mains restent normales, aucune trace.

C’est comme si l’augmentation des traces charbonneuses était liée à mon anxiété, calquée sur mes peurs. À chaque fois que l’angoisse vient frapper à ma porte, de la cendre naît sur les paumes de mes mains.

J’ai tout eu, les douleurs aux cervicales, les problèmes d’estomac, les troubles du sommeil, et j’en passe des détails, à cause de ça. Notre médecin de famille insiste toujours pour que je trouve le moyen de moins me prendre la tête. C’est facile à dire, mais difficile à faire.

La situation me semble irréelle, mais plus qu’explicite.

M’angoisser à cause de ce que je ne contrôle pas me rend de plus en plus malade.

Je dois apprendre à accueillir mes émotions, à ne pas les rejeter, et à croire en moi.

C’est un travail de longue haleine, mais je sais que, pour mon bien, je dois mettre toutes les chances de mon côté.

Respire.

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Val'entine
Posté le 02/02/2025
Bravo! Beau début avec ce titre qui attire et attache à en savoir encore plus. Au plus vite un autre chapitre. Je crois ressentir l'anxiété de ton personnage. Bien écrit!
Buck
Posté le 17/12/2024
J'aime bien cette ambiance. L'écriture fluide nous emmène peu à peu dans un fantastique empreint de réalité quotidienne. J'aime ce mélange. Découvrirons-nous ce qui arrive à l'infortunée narratrice ?
Ann-Laure C.
Posté le 21/12/2024
C'est vraiment gentil, merci. Pour cette histoire, je me suis essayée à l'écriture d'une nouvelle. La chute correspondant au moment où la protagoniste comprend d'où proviennent ces mystérieuses traces. Peut-être me lancerai-je dans une suite !
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