Marek
La sonnette d’arrivée du bus me réveille en sursaut, et je ressens aussitôt quelque chose de froid couler du coin de ma bouche. Oh non, j’ai encore bavé comme un gamin.
J’espère que personne ne m’a vu…
D’un revers de main, je l’essuie puis m’empresse de sortir du bus parmi le premier lot de passagers.
À peine mes bottines posées sur le sol recouvert de neige, je sens une brise frigide engourdir mes membres.
Je frotte mes deux mains afin de retrouver un semblant de chaleur avant d’avancer à pas marqués, pressé d’arriver le plus tôt possible.
Ah, le Dolny de mon enfance… C’est avec une grande nostalgie que je le redécouvre après tant d’années. Les mains serrées contre les bretelles de mon sac à dos, j’apprécie la vue avec un brin de mélancolie : les petites maisonnettes enneigées respirant à travers la fumée des cheminées qui s’épanouissent discrètement, les boutiques, les cafés et les reliefs immaculés surplombant les alentours de la place centrale.
Ça me rappelle les randonnées avec mon oncle, quand nous visitions les ruines du château et les abords du ruisseau de Dolny.
C’étaient les meilleures années de ma vie.
Je soupire, revigoré par les souvenirs, et fonce directement vers le cœur du village. Mon regard se porte sur chaque passant, les étals et la palette riche qui peint, malgré le blanc caractéristique de l’hiver, le marché.
Ce lieu n’a pas perdu le punch que je lui connaissais.
Content qu’il en soit ainsi.
J’accède finalement à la maison rustique bâtie en bois ancien.
Les marches craquent sous mon poids sans que cela ne m’alarme. Elles n’ont jamais été très bonnes, ces barres de bois alignées en escalier plat.
À mesure que j’avance, l’odeur réconfortante d’un doux café moulu emplit mes narines. Je jette un coup d’œil à la fenêtre ouverte, apercevant la silhouette ronde et courbée de ma tante en train de boire du café près de sa cheminée.
La pauvre… Ça doit sûrement être difficile de vivre toute seule, cloîtrée dans cette maison.
Elle n’est plus la même depuis le décès, que je trouve précoce, de mon oncle.
Il aurait pu couler encore de belles années de plus, mais hélas…
Je secoue la tête pour chasser ces pensées obscures de mon esprit et décide enfin de frapper à la porte.
J’entends aussitôt des pas traînants progresser vers moi puis, après un crissement, la porte s’ouvre grandement, nous laissant nous découvrir, ma tante et moi, mutuellement.
Un énorme sourire se dessine sur son visage, contractant ses rides qui redéfinissent les traits de son visage.
Je remarque, en outre, que ses cheveux ont perdu en volume et en longueur, réduits à des touffes de mèches grisâtres dépassant à peine son cou. Malgré tout, elle était restée la charmante femme qui a bercé mon enfance.
Je l’aime tant.
D’ailleurs, je ne tarde pas à lui manifester mon attachement en l’enlaçant fortement contre moi.
__Marek, mon fils, arrête ! Tu vas finir par briser les os de cette pauvre vieille femme fragile qu’est devenue ta tante, plaisante-t-elle. Tu es devenu tellement grand, loin du garçon frêle et maigrichon, têtu comme une mule, poursuit-elle pendant que je desserre mon étreinte.
Je souris, amusé, un flash de souvenirs défilant sous mes yeux.
Elle a raison. J’étais intraitable et je faisais pas mal de dégâts.
— N’exagère pas, ma tante. Tu n’es pas si vieille que ça. Je dirais même que tu rajeunis. Oui, je ne suis plus le Marek d’antan. J’ai grandi en taille, mais surtout en sagesse, répondis-je alors que ma tante me guide vers l’intérieur, son bras autour de ma taille qu’elle atteint à peine.
— Oh, arrête avec ça, tu sais toi-même que ce n’est pas vrai. Pour ce qui est de ta sagesse, on verra ça après. Pour le moment, je vois toujours le Marek espiègle qui rendait mes journées très mouvementées, objecte-t-elle avec un sourire en coin.
Je réponds par un rire enjoué puis m’affaisse sur le vieux canapé du salon.
Ma tante se penche sur la table de chevet où est posée une théière fumante. Elle remplit à moitié une tasse de café et me la tend.
Je la saisis par l’anse et commence à boire.
— Alors, mon grand, qu’est-ce qui t’amène dans les parages ? Dolny, bien que paisible, n’offre pas le même confort que la ville, demande-t-elle en s’asseyant sur l’autre petit canapé en face.
— Ma tante adorée me manquait, alors je suis venu te voir, déclarai-je en déposant délicatement ma tasse.
Tante Marta me lance un regard peu convaincu :
— Tu peux faire croire ça à d’autres, mais pas à moi qui t’ai presque élevé. Ça fait une paye que tu n’as pas posé les pieds ici. Même lors des funérailles de ton oncle, tu n’es pas resté longtemps. Dis-moi la vérité, Marek, qu’est-ce que tu es venu chercher ?
Sa remarque me met mal à l’aise. Je me sens presque comme un grand ingrat, mais ce n’est pas vraiment ce qu’elle pense.
La raison était simple : j’avais peur… après les événements glaçants qui s’étaient produits.
— Tu m’en veux, c’est ça… de ne pas être resté ? glissai-je doucement.
— Non, c’est ridicule, balaie-t-elle d’un revers de main. Pourquoi t’en vouloir ? Après tout, tu as aussi une vie à vivre…
— Oui, je sais, mais j’aurais dû…
— C’est bon, me coupe-t-elle. Ne tergiversons pas sur ce qu’on ne peut pas changer. Je n’ai pas oublié ma première question, alors dis-moi tout.
Un peu hésitant, je recueille un peu de chaleur en approchant mes mains près du feu de la cheminée qui crépite doucement, projetant des étincelles éparses.
— J’ai… j’ai besoin de ton aide, ma tante, lâchai-je doucement.
Curieuse, tante Marta s’enquit aussitôt :
— À quel sujet, mon garçon ?
Une seconde d’hésitation…
— En fait, je crois que je suis victime d’une sorte de malédiction en amour. Toutes les filles avec qui je suis sorti finissent toujours par s’éloigner ou se révèlent être de vraies sal…
— Pas d’injure, s’il te plaît. Sinon, quel est le rapport avec moi ?
— Évidemment que j’ai besoin d’un de tes tours, soufflai-je, agacé de devoir lui expliciter la chose, même si je sais qu’elle n’ignore pas où je veux en venir, vu la tête qu’elle fait.
— De quels tours tu parles ? dénia-t-elle, son regard fuyant et mal à l’aise.
— Tu n’as pas à faire semblant, ma tante. J’étais peut-être un enfant, mais pas assez sot pour ne pas comprendre ce que je voyais défiler et se manifester chaque soir quand tu pensais avoir réussi à m’endormir… Je sais qui tu es en vrai… Tu es Baba Yagua, la légendaire sorcière intrépide.
Ses yeux s’élargissent à chacune de mes révélations. Ma tante se lève brusquement et me tourne le dos avant de déclarer :
— Je ne suis plus dans ça à présent. J’ai lutté pour ne plus pratiquer de magie. C’est à cause d’elle que j’ai tout perdu dans ma vie, y compris ton oncle.
— Arrête de t’en vouloir. Ce n’était pas de ta faute. Ce n’était qu’un malheureux accident. J’ai été injuste de t’en avoir voulu…
Sans se retourner, elle affirme, la voix brisée :
— Je ne t’en veux pas, c’était normal. J’ai tout gâché… Si seulement je pouvais neutraliser cette partie en moi.
Au moment où elle dit ces mots, je remarque que ses pieds commencent à se métamorphoser, se modelant lentement en pattes de poule.
Je jette alors un œil inquiet à la fenêtre, à travers laquelle je vois se dessiner les teintes du crépuscule.
Serrant profondément le bras du canapé, mon cœur s’emballe d’une peur certaine.
Lentement, ma tante se retourne, transformée en un affreux personnage.
Ses yeux, d’un noir troublant, ont perdu leur partie blanche, et les traits de son visage, encore plus tirés, laissent transparaître sous sa peau écailleuse – semblable à celle d’un serpent – des tiges de veines écarlates parcourant tout son corps. Sa chevelure, toujours la dernière à subir la métamorphose, pousse soudain en cascade jusqu’à ses pieds, sa teinte argentée virant au noir profond.
— Alors… tu es prête à m’aider ou pas ? dis-je après avoir rassemblé tout mon courage.
— Tu ne comprends pas… cria-t-elle presque, avançant vers moi, dressée sur ses immenses pattes.
La cabane gronde à chacun de ses mouvements et se voile subitement dans une obscurité encore plus inquiétante.
— Tu ne vois pas ce que ça me fait ! Tu ne le vois pas ! répète-t-elle en saisissant mon visage pour réduire mon champ de vision à sa figure horrifique. La magie n’est jamais une solution, elle reprend toujours ses droits. Tu es encore jeune, mon garçon. Rien ne presse. Reste patient et tu trouveras la bonne.
J’écarte sa main de mon visage avec détermination :
— Tu ne sais pas ce que ça fait de se sentir indésirable, d’avoir constamment l’impression d’être un guignol. Je ne suis plus aussi jeune que tu le penses. J’ai 30 ans, et beaucoup de mon âge ont déjà fondé une famille pendant que je reste là, à enchaîner déception sur déception. La dernière fois, la fille était tellement géniale que j’avais cru avoir enfin trouvé la bonne. On s’est fait des promesses de fidélité, et je m’apprêtais à lui faire ma demande… jusqu’au jour où je l’ai retrouvée dans son appart avec notre nouveau collègue, celui pour qui pas mal de femmes de la compagnie bavaient...
Je marque une pause, ma voix tremblante d’amertume.
— Si tu ne veux pas m’aider, il n’y a pas de problème. J’ai survécu tout ce temps avec une âme martyrisée par un sort cruel, je peux tout bonnement continuer à le faire.
À ces mots, le temps semble s’arrêter. Nous nous regardons en silence, sans que les paroles ne puissent trouver leur chemin. Finalement, je me lève, résolu, et m’engage vers la sortie.
Mes doigts frôlent presque le loquet lorsque ma tante m’arrête, prête à me donner ce que je voulais.
— Très bien, Marek… puisque ça te tient tant à cœur, je ne peux pas refuser, soupire-t-elle.
Un sourire victorieux en coin, je reviens sur mes pas.
Je pourrais, pour de vrai, avoir ce dont j’ai toujours rêvé…
*
Nous entrons dans ce qu’on peut appeler la salle des sortilèges, l’espace de travail de Baba Yaga.
À première vue, c’est un vaste espace où des étagères poussiéreuses, pour certaines recouvertes de toiles d’araignée, alignent des fioles contenant des choses étranges : des langues de diverses espèces confondues, des cordes, de la cendre parfois écarlate… Mais le plus troublant, c’est que tous ces ingrédients mystiques semblent encore vivants dans leurs bocaux respectifs.
Ma tante tend une main vers un rayon et en récupère un petit flacon à parfum dont le liquide est aussi noir que l’obscurité qui nous entoure.
Elle s’approche de moi, nos visages illuminés par la lampe-tempête qu’elle fait voltiger près d’elle.
D’un ton mystérieux, elle me murmure, comme si elle craignait que ses paroles ne tombent dans d’autres oreilles :
— Ça, c’est la fragrance du désir. Il te suffit de t’asperger avec pour attirer la chance amoureuse à toi. Mais attention… il peut arriver qu’elle te rende attirant pour des êtres de l’invisible. C’est là que réside le revers de la médaille… et le danger.
— Ça veut dire quoi, au juste ? Je tremble en essayant de me contenir.
— Oublie ça, je ne veux pas te faire peur pour rien. Si tu respectes les recommandations que je vais te donner, il y a peu de risques que de telles situations se produisent. Une dernière fois… es-tu vraiment sûr que c’est ce que tu veux ?
— Oh oui, ma tante, sûr et certain.
Elle prend mes mains dans les siennes, y dépose la fiole et referme mes paumes dessus.
— Il est à toi, maintenant. Applique-en une seule fois dans la journée, avant de sortir. La balle est désormais dans ton camp.
Je considère la fiole d’un œil satisfait.
Aussi insignifiante puisse-t-elle paraître en apparence, elle pourrait complètement changer ma vie… du tout au tout.
À suivre...