Réveil

Par Rachael
Notes de l’auteur :  _____

Carnet de Djéfen

J'entreprends ce journal dans le but de garder le décompte du temps et la trace des événements qui se déroulent ici. F'lyr Nin m'a prêté son petit carnet, celui qu'elle avait perdu dans notre cabane et qu'elle trimballe toujours. « L'important, ce sont les mots, pas le support, m'a-t-elle dit avec sa désinvolture habituelle. Tu peux le prendre. Je connais par cœur tout ce que j'ai écrit ».

J'ai commencé à écrire de l'autre côté (par la fin) ; j'espère ne pas parvenir à rejoindre ses poésies, griffonnées de l'autre côté, avant que nous retrouvions nos familles.

****

La lumière du petit matin réveilla Arthen. Il passa sans transition du sommeil à un état de conscience aiguë. Les événements de la veille lui revinrent en bloc : les révélations de F'lyr Nin, leur enlèvement, le paysage qui défilait sous l'appareil. Puis plus rien. Pas très étonnant : si leur ravisseur avait pu endormir F'lyr Nin si facilement, faire de même avec les deux garçons avait sûrement été une amusette pour lui.

Il ouvrit les yeux en une mince fente, tout en écoutant les bruits alentour. Silence. Personne. Il se redressa et regarda autour de lui.

Il se trouvait dans une chambre aux murs blancs, couché dans un lit de bois clair, dans des draps blancs immaculés. Il ne se rappelait pas avoir jamais vu des draps aussi blancs ou soyeux au toucher. Une commode et une chaise - blanches - d'un matériau lisse et satiné, constituaient le seul mobilier de la pièce. La lumière qui tombait d'une grande ouverture rectangulaire apportait l'unique note de couleur dans cette décoration monochrome : un ciel d'un bleu pur, s'éclaircissant de minute en minute.

Arthen se leva sans bruit et marcha sur la pointe des pieds jusqu'à la fenêtre. Là, une surprise l'attendait : à droite, à son niveau ou à peine plus bas, des falaises sombres formaient une masse compacte. Son regard glissa le long de la paroi ; en bas, de l'eau. Il en suivit la surface : aussi loin qu'il porte ses yeux, de l'eau. De l'eau, sans répit, sans limites. Un cri d'oiseau lui fit lever la tête. Un oiseau qu'il n'avait jamais vu autrement que dans les livres : pas un oiseau des montagnes, une mouette, un oiseau de la mer. La mer, devant lui, vision d'infini, à laquelle aucun livre ou film ne l'avait vraiment préparé. Dans les montagnes, l'horizon était toujours délimité. Arthen se sentit écrasé par tant de beauté.

Quelle idiotie d'éprouver tant de félicité, alors qu'il ne savait même pas où il était, ni où étaient ses amis, et encore moins le sort qui les attendait tous !

Il croisa les bras, se sentant insignifiant ; il resta là quelques minutes, la tête vide, les yeux perdus dans le scintillement de l'eau au soleil levant.

****

Il sentit plus qu'il n'entendit la porte s'ouvrir ; il se retourna, alarmé. Djéfen pénétra dans la chambre ; les deux garçons tombèrent dans les bras l'un de l'autre :

- T'as vu dehors ? demanda Arthen, encore ébloui.

- Chut, pas si fort. On s'en fiche, cherchons F'lyr Nin ! Je t'ai trouvé dans la chambre juste à côté de la mienne. Elle ne doit pas être bien loin, elle non plus.

Djéfen portait ses vêtements de la veille ; il tendait maintenant son pantalon à Arthen, d'un air impatient. Arthen s'aperçut qu'il était habillé d'une tunique de coton, qui lui tombait jusqu'aux genoux. Quelqu'un l'avait donc dévêtu, puis lui avait enfilé cette tunique, avait plié ses affaires avec soin, et les avait posés sur la chaise, en une pile nette. Arthen ouvrit des yeux ébahis : la chemise était propre, repassée, le bouton manquant depuis belle lurette avait été remplacé par un nouveau que rien ne distinguait des autres. Non, plus exactement, tous les boutons étaient neufs...

- Eh, tu te réveilles ? le houspilla Djéfen à voix basse.

- Euh, mais, on est où, là ? chuchota Arthen, ahuri, en réponse.

- Qu'est-ce que j'en sais, moi ? Je suis comme toi, je viens d'émerger.

Arthen se saisit enfin des vêtements que lui tendait Djéfen, et s'habilla en quatrième vitesse.

Ils trouvèrent F'lyr Nin dans la chambre adjacente. Elle dormait et ne réagit pas à leur approche. Elle tressaillait, geignait et semblait fébrile. Djéfen lui secoua l'épaule ; un gémissement plus fort s'échappa de sa gorge, mais elle ne sortit pas de son sommeil troublé.

- Tu crois qu'elle va bien ? demanda Arthen.

- Je ne sais pas. On ferait mieux de continuer à explorer. On reviendra ici plus tard.

- Pas question ! répondit Arthen avec une fermeté qui le surprit lui-même. Si tu étais dans cet état, tu voudrais qu'on te laisse tout seul ? De toute façon, qu'est-ce que tu imagines ? Qu'on est seuls ici, qu'on va pouvoir aller se promener, héler une navette ou monter sur le dos d'une mouette géante pour rentrer chez nous ?

Malgré ses paroles ironiques, Arthen n'en menait pas large. Il regarda avec inquiétude la petite oiselle. Jamais encore ne lui avait-elle paru aussi étrange. Avec sa peau cachée sous les plumettes, impossible de savoir si elle était pâle, ou si ses yeux étaient cernés. Est-ce qu'elle transpirait quand elle avait de la fièvre ? Les oiseaux ne transpirent pas...

Il posa une main sur son cou, comme il avait vu sa mère le faire lorsqu'il était malade. Un geste médical, mais aussi un contact réconfortant. Sa peau, ou plutôt le duvet qui la recouvrait était doux et chaud sous ses doigts. La respiration oppressée et rapide, elle paraissait en proie à des cauchemars qui faisaient cogner son cœur dans sa poitrine. Arthen sentait son pouls précipité sous ses doigts scrutateurs. Sa main fraîche sembla l'apaiser un peu.

Djéfen grogna de dépit, mais ne protesta pas devant la décision d'Arthen. Il s'approcha de la fenêtre et commença à détailler le paysage.

- Tu crois que c'est la mer, en bas ? questionna-t-il d'un ton peu assuré, en découvrant le panorama.

Arthen haussa les épaules. Il allait répondre qu'il n'avait pas eu l'occasion de goûter l'eau pour vérifier si elle était salée, mais F'lyr Nin lui coupa sa réplique sarcastique. Elle se redressa sur le lit et gémit :

- Le brouillard... Il se referme !

Cela sembla la libérer. Elle prit une grande inspiration en ouvrant les yeux. En même temps, elle enfonça ses doigts dans le bras d'Arthen. Il retint un cri et baissa les yeux, persuadé qu'il allait voir des serres aiguisées enfouies dans sa chair. Mais non, il le savait pourtant, les mains de l'oiselle étaient parfaitement humaines. Elle avait juste une poigne inaccoutumée pour sa taille, et des ongles un peu trop longs, qu'elle venait de planter dans le biceps du garçon.

Elle tourna vers lui des yeux terrifiés, remplis de larmes. Elle le scruta comme si elle ne l'avait jamais vu avant :

- Je ne te sens plus. Plus du tout. Si je ne te regarde pas, j'ai le sentiment que tu n'es pas là !

- Ben si, je suis là ! fit Arthen avec gaucherie, en essayant de dégager son bras.

N'y parvenant pas, il se résigna et s'approcha au contraire, s'asseyant sur le bord du lit près de F'lyr Nin. Elle retenait des sanglots et paraissait tétanisée. Elle lâcha enfin son bras, et se laissa aller contre lui, tremblante. Embarrassé, il jeta un œil interrogateur à Djéfen, qui haussa les épaules : « je ne comprends rien non plus », semblait-il dire.

Après un instant d'hésitation, Arthen entoura les épaules de F'lyr Nin de son bras écorché, où se distinguaient nettement cinq marques sanglantes. Elle se réfugia contre sa poitrine ; ils restèrent là tous les deux sans bouger, le temps qu'elle s'apaise. Elle était chaude et palpitante, c'était la première fille qu'Arthen tenait dans ses bras - sa mère ou ses petites cousines ne comptaient pas. Malgré la situation angoissante, il se sentit troublé, et la chaleur lui monta aux oreilles.

- Je ne vous perçois plus, ni l'un ni l'autre, gémit l'oiselle à voix basse, au bout d'un moment. C'est comme si j'étais devenue sourde, ou plutôt abasourdie par une fanfare permanente. Ou alors aveugle, éblouie par un brouillard de lumière éclatante...

Elle parlait en regardant Djéfen, comme si elle le savait capable de trouver l'explication de l'étrange épreuve qui la frappait. C'était peut-être le cas, car Arthen le vit plisser les yeux et prendre l'air un peu absent qu'il arborait en réfléchissant. En l'observant se concentrer, Arthen réalisa qu'il aurait dû lui-même réfléchir... ou plutôt non... qu'il y avait une chose à laquelle il lui fallait réfléchir... Il pataugea quelques instants dans ses pensées confuses : son père... Arcande... leur ravisseur... Qu'avait dit celui-ci, à part ce qu'avait retenu Arthen : qu'il allait servir d'appât pour attirer son père ?

Djéfen interrompit les cogitations d'Arthen en intervenant, d'un ton hésitant :

- Je crois que les anciens humains, avant la grande chute, créaient des nonnuhs, des êtres artificiels qui possédaient le don d'inhiber les pouvoirs des télépathes et des nazgars. J'ignore s'il en existe encore.

Sa voix se raffermit ; raconter l'histoire avait ravivé sa mémoire :

- Oui, ça y est, je me souviens ! On les appelait des neutres, parce qu'ils neutralisaient les pouvoirs psys, mais aussi parce qu'ils étaient des sortes d'androgynes, au sexe incertain, ni vraiment mâles ni femelles. Ils constituaient la meilleure arme des humains contre les nazgars.

F'lyr Nin s'était serrée encore plus contre Arthen durant l'explication de Djéfen. Quand il eut fini, ses poings se crispèrent sur les vêtements du garçon. En quelques instants, la colère la métamorphosa : elle s'écarta d'Arthen et se redressa de toute sa taille, se tournant vers Djéfen, l'œil noir et les lèvres pincées en un rictus déterminé :

- On va voir ce qu'on va voir ! Je n'ai pas besoin de mes dons pour leur botter les fesses, à ceux qui nous ont enlevés !

Des bruits de pas dans le couloir les firent taire. Trois coups discrets sur la porte. Elle s'ouvrit sur un personnage petit et voûté, à l'aspect incongru : affublé d'un large tablier de coutil vert sapin couvrant des vêtements informes, et coiffé d'un bonnet de feutre anthracite, il ressemblait à un vieil ouvrier ou à une paysanne décrépite, courbée par le travail et l'âge. Homme ou femme ? Arthen ne savait pas quoi décider. Son visage ridé, encadré de mèches grisâtres dépassant de son couvre-chef, était creusé de sillons profonds, du front au menton. Les pommettes encore hautes échappaient quelque peu à ce plissement généralisé ; elles étaient surmontées de deux yeux vifs en amande, d'où émanait un regard inquisiteur.

- Bienvenue sur l'île de mon maître, fit l'étrange personnage, d'une voix de fausset éraillée. Je m'appelle Nimio et j'en suis l'intendant. Toute la maisonnée ici est à votre service... moyennant quelques règles, auxquelles il vous faudra vous conformer.

Les yeux des trois enfants se croisèrent. Ils venaient de comprendre pourquoi le vieillard avait ce physique et ce timbre de voix. Ni homme ni femme. Djéfen avait vu juste, une fois de plus.

C'est ainsi que commença leur séjour sur l'île.

 

 

 

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