Je suis né en même temps qu'elle.
Même année, même mois, même jour, même heure, même seconde.
Nos poumons ont subi leur premier viol et leur première extase simultanément, en cet instant si banal, si commun dans le monde, mais unique entre tous pour elle et moi, où nous avons troqué à jamais nos existences symbiotiques d'embryons pour l'ivresse incomparable d'une vie indépendante.
Ça a fait mal. J'ai crié, j'ai pleuré, j'ai donné des coups de pieds de panique dans le ventre fantôme que je venais de quitter … Pas elle. Elle … a ouvert les yeux et, tandis que naissaient confusément au fond de son cerveau vierge les premières pousses de ce qu'elle reconnaîtrait des années plus tard comme de l'émerveillement, a recueilli au creux de son petit cœur une goutte étincelante du torrent de lumière qui déferlait en elle. Ce photon particulier - qu'elle captura, était destiné à traverser nos deux pupilles à un infime instant d'intervalle mais, par amour pour elle, il n'atteignit jamais la mienne. Et aucun autre ne vint le remplacer.
Je suis né aveugle.
Trente ans durant, j'ai marché dans les ténèbres les plus absolues, sans me douter le moins du monde que quelque part sur Terre, une jeune femme ayant exactement mon âge emportait où qu'elle aille un bout de soleil qui tenait absolument à briller pour moi. Trente ans durant, j'ai évolué dans le noir, persuadé que telle serait mon expérience de la vie, une mosaïque infinie de sons, d'odeurs, de goûts et de textures, mais dépourvue de couleur. Trente ans pour trouver ce que je n'avais jamais pensé à chercher, pour connaître ce que je n'avais même jamais imaginé possible : pour voir.
Je suis tombé sur elle par hasard, au coin d'une rue. Un point lumineux dans l'obscurité. Je n'avais aucune idée de ce que ça pouvait être, je n'avais jamais rien vu de semblable. Je n'avais jamais rien vu. Alors quand ce point est arrivé à ma hauteur, je lui ai parlé, et c'est elle qui m'a répondu.
Nous avons parlé. Elle m'a dit que j'avais une voix fascinante. Elle m'a dit que j'étais beau. J'ai ri. La beauté, telle qu'elle l'entendait, n'avait jusqu'ici jamais eu de sens pour moi. Je lui ai dit : « Tu es. » et il m'a semblé avoir fait le plus grand compliment qui soit.
Nous avons parlé dans la rue, dans un parc, dans un bar, au restaurant et enfin chez moi. Nous avons parlé d'elle, de moi, de nos naissances et de nos vies parallèles. Je lui ai parlé de mes ombres et elle m'a parlé de ses éblouissements.
Nous avons couché ensemble. Ce fut inconcevable. Elle était tout, et quand j’énumère ce tout : douce, drôle, tendre, aimante, passionnée, abandonnée, chaude, forte … je réalise systématiquement qu'elle était bien plus que cela encore. Elle était la Lumière, le Soleil, la Femme, la Vie, et moi, j'étais l'aveugle.
Essoufflé dans ses bras, mon visage reposant contre sa poitrine, les yeux grands ouverts rivés sur le petit astre qui brillait à la place de son cœur, je lui ai soufflé en silence les vœux fous qui me transperçaient de part en part, encore et encore et encore.
Je m'endormis le plus heureux des hommes.
Quand je me suis réveillé, elle était partie. Sur ma table de chevet, je trouvai un bout de papier sur lequel elle avait laissé un message. Je suivis du bout des doigts le relief impressionnant des cinq lettres qu'elle avait quasiment gravées dans son bloc-notes tant elle avait appuyé sur son stylo.
« MERCI. »
De quoi ? Je n'en sais rien.
Assis nu sur mon lit, je me remémorai cette nuit prodigieuse et tandis que j'effleurais distraitement dans un sens puis dans l'autre son mot, je sentis mon âme s'ouvrir largement en deux et accueillir sereinement le monde tout entier en son sein. Je me tournai vers la fenêtre et lui adressai à mon tour, où qu'elle se soit enfuie, mon amour, une prière, une litanie de louanges qui jamais ne prit fin.
Elle s'était offerte à moi et m'avait laissé en présent un fragment de son émerveillement.
Depuis, nuit et jour, je la remercie.
Merci.
Merci d'être venue au monde. Merci d'exister.
Je suis là. Viens quand tu veux. Viens quel que soit ton état, quelle que soit ta forme, je te reconnaîtrais toujours. Je ne vois que toi, petite goutte de lumière dans les ténèbres, luciole.
Viens, ou ne viens pas. Vis comme tu l'entends. Vis aussi librement, aussi ardemment que tu le désires. Vis passionnément, sans honte, sans gêne, sans culpabilité. Vis la vie dont tu as hérité et que tu mérites.
Et quand les ténèbres s'approcheront enfin de ton corps vieillissant, n'aie pas peur, il n'y a rien à craindre, ce sont des amies. J'ai vécu avec elles, elles m'enveloppent depuis toujours, j'en connais les moindres recoins.
Non, ne t'inquiète pas. Quand tu sentiras ton dernier souffle quitter tes poumons fatigués, souris. Ferme les yeux, laisse les couleurs derrière toi et, exempte de tout regret, meurs en même temps que moi.