Roi du silence

Il n'avait pas hésité une seule fois, durant la traversée. Nous l'avons dit, le marais était son domaine. Il savait que c'était là, de ce côté de la Vilaine, qu'il valait mieux s'installer et patienter.

Il leva la tête. La blancheur éblouissante du ciel n'annonçait qu'une chose : le feuillage rouge de l'automne s'apprêtait à s'incliner et laisser place à la nudité de l'hiver. En jetant un coup d’œil au peuplier planté là il y a peu, il songea que c'était une bien drôle d'idée. Se dévêtir quand le froid arrivait, il fallait être stupide. Heureusement, lui, ne quittait jamais son imperméable gris !

Malgré le brouillard inévitable, dans les terres et dans les têtes, il se réjouissait : la montée des eaux était proche. Il adorait ce moment là ! Le paysage tant parcouru se transformait, devenant méconnaissable, des prairies ne subsistaient que quelques îlots touffus échoués deci delà, et ce silence… Ah ce silence… Chaque son, chaque cri de poule d'eau ou saut de rainette, semblait étouffé sous une couette molletonnée. Quel bonheur… Tant de calme… Une aubaine pour la pêche qu'il pratiquait. Traditionnelle disait-on.

Perdu dans ses pensées, il s'avança doucement, l'eau arrivant juste en dessous de ses cuisses. Pas encore trop froide pour la saison, elle était aussi verte que les libellules qui voletaient près de lui lors de ses sorties estivales. Il fit quelques pas glissants dans la vase pour s'éloigner du bouquet d'élodées qui lui obstruait la vue et patienta. Là était tout son art : attendre et encore attendre la venue d'un poisson. La difficulté résidait dans le statisme sans pour autant piquer du nez. Et oui ! Quelle fâcheuse position serait celle de se retrouver la tête la première dans les nénuphars. Mais pire encore, laisser passer une anguille tant attendue serait impardonnable. Alors, il attendait, concentré, transférant régulièrement le poids de son corps d'un pied sur l'autre. De temps en temps, un gerris effleurait de ses fines pattes la surface de l'eau, le tirant de ses rêveries, mais son objectif demeurait : aujourd'hui, il trouverait une anguille !

Les heures lui semblaient des minutes et les minutes des secondes. Il s'en délectait.

Là ! Premier indice de l'arrivée imminente d'un silure : l'eau ondulant presque imperceptiblement juste sous ses yeux ! Il se prépara à accueillir le petit poisson, les muscles bandés, prêt à bondir avec précision. Mais un bruit de froissement dans les roseaux aimanta son attention, le faisant perdre sa concentration. À tourner la tête, une seconde seulement, pour s’enquérir de ce désagrément, il rata en beauté le passage du chanceux du jour. Rageant. ! Ah le bruit, le bruit, le bruit ! N'avait-il pas avertit que le silence était le maître mot de son art ? Il se raisonna : tant pis, d'autres entremets à arrêtes suivaient sans doute. Il se repositionna, bien ancré sur ses deux appuis, les yeux à l'affût du…

Frr Frr Frr

Encore ce bruit ? Qui osait le déranger ainsi ?

Frr Frrr Frrr Frrr

Mais quel raffut ! Un tapage diurne dans les marais valait autant qu'un tapage nocturne en ville !

Frr Frrr Frrr

Une bête ? Il n'en avait que faire ! Il ne se prétendait pas invincible mais c'était tout comme ! Qu'elle sorte de sa cachette, qu'elle vienne le trouver, cette fauteuse de trouble ! Il lui montrerait ce que c'était que de déranger un gars de sa trempe ! Le marais était son domaine ! LE SIEN !

Frr Frr Frrr Frrr

L'air de rien, le groupe de malvenus sortit de sa cachette, leur gros derrières chaloupant de gauche à droite, avant de plonger dans l'eau. Il ne manquait plus que ça ! Avec leur fourrure velue et leur indélicatesse, ces castors à queue de chat firent onduler l'eau sur leur sillage, anéantissant toute chance de voir passer le moindre gardon… Quel culot ! Quels parasites ! Et il n'était pas le seul à le penser ! Le cultivateur d'à côté, lui non plus, ne les supportait pas ! Ces rats sans gêne auraient creusé des galeries immenses sous son champ faisant s'effondrer des mètres entier de parcelle ! Mais il ne se seraient pas arrêtés là, bien sûr que non ! Ils auraient carrément mangé les récoltes ! Inadmissible !

Ravalant sa colère, il scruta l'horizon pour tenter d'oublier sa contrariété. Peut-être qu'il aurait la chance de voir passer une barge rousse ? Il en serait ravi, depuis le temps qu'il en entendait parler aux alentours de Redon...

Revigoré par l'observation de son environnement, il se remit à la tâche. Aussi droit qu'une tige de jonc, il s'ancra du mieux qu'il pouvait dans le sol instable et guetta le moindre mouvement. Bientôt, sa patience fut récompensée : ce n'est pas un gardon, un silure ou encore un sandre qui se trémoussa sous ses yeux mais bel et bien une anguille ! D'un geste rapide et sûr, il s'empara fermement de l'agile demoiselle avant qu'elle ne lui file entre les pattes. Il ne lui laissa aucune chance et, à peine saisie, la goba toute entière. Il sentit le petit serpent des eaux frétiller le long de sa gorge, pour son plus grand plaisir. La victuaille engloutie, une chaleur réconfortante se diffusa depuis son gosier jusqu'à ses doigts et son bec. Ébrouant ses plumes de délice, il étendit ses longues ailes cendrées autour de lui, fléchit ses deux membres postérieurs immergés et s'envola par dessus les méandres de la Vilaine en quête d'autres saveurs.

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