Le cadet d’une fratrie de trois grandissait au pied d’un immeuble gris, dans un monde de silence, de chamaille et de vélo rafistolé. L’aîné, Mathis, avait sept ans de plus, le benjamin, Eliott, deux de moins. Leur mère, femme au foyer, portait dans les plis de son front la fatigue d’une éducation seule, sans tendresse ni repos. Leur père quittait l’appartement chaque matin à 6h30 précises, vêtu d’un costume bleu clair à fines rayures bleu foncé. Il ne rentrait que lorsque tout le monde dormait. Jamais les enfants ne se souvenaient de l’avoir entendu rentrer.
Les garçons passaient leurs journées dehors. Un soir, la voisine, un peu fantasque, avait bricolé un poste d’observation des étoiles, posé trop près de la voie ferrée. Le cadet y grimpa. Une locomotive surgit en rugissant, faisant trembler la structure. Il s’évanouit de peur. Mathis accourut et, pour masquer sa panique, lança : « Il a dû voir la mocheté de la voisine ! » Il avait le rire nerveux de ceux qui n’ont pas encore appris à dire « j’ai eu peur pour toi ».
Ce fut après ça que le cadet se découvrit une vocation. En redescendant, il se rattrapa in extremis à une pile de pneus, bascula dans un poirier maladroit, roula quelques mètres. Il voulut recommencer. Encore et encore. Il voulait devenir acrobate. À chaque mouvement, il sentait une maîtrise qui échappait au chaos de sa vie. Il s’entraîna seul, tous les jours, jusqu’à discerner en lui une agilité rare.
Un matin, à 6h30, il annonça son rêve à la famille. Son père, sur le départ, se retourna brièvement : « Je te verrais bien au cirque. » Puis il s’éclipsa dans l’escalier. Ce fut la dernière fois qu’il le vit.
Sa mère ne montra rien, comme d’habitude. Peut-être était-elle fière. Peut-être simplement soulagée qu’il ait un projet. Mathis s’enferma dans sa chambre. Le cadet jura avoir vu une larme, à demi essuyée. Quant à Eliott, il fondit en larmes, agrippé à lui. Il n’avait que cinq ans et pensait que l’amour, ça restait.
Bien plus tard, le cadet se souvint du sac qu’il avait emporté. Il ne se rappelait plus ce qu’il contenait. Peut-être rien. Ou l’essentiel.
Son pécule disparut vite. Il survécut un temps en rendant de petits services, mais le plus souvent, il volait. Pris sur le fait, il fut envoyé trois semaines dans un centre de redressement. Un éducateur, M. Delmas, lui parla un jour dans la cour. Il lui dit qu’un corps en déséquilibre cherchait toujours à retrouver son axe. Il ne comprit que des années plus tard que c’était une façon de parler de lui.
À sa sortie, il retourna à l’immeuble. Il était 6h30. À 6h35, il frappa à la porte. Une vieille dame lui ouvrit, sèche : elle s’était installée là depuis trois semaines. De sa famille, elle ne savait rien. La porte se referma sans ménagement, comme un rideau de théâtre.
Il erra. Mendiant. La faim le poussa à s’introduire dans les vestiaires d’une usine, à la recherche d’un reste de sandwich. Il fut surpris par un ouvrier moustachu, massif, en tenue bleue. Il s’appelait Marcel. Il avait travaillé toute sa vie là. Il avait perdu un fils — il n’en parlait jamais. Au lieu de chasser le garçon, il dit : « Tu veux manger ? Alors travaille. » Ce fut la première journée à l’usine. Le garçon ne le savait pas encore, mais Marcel venait de lui offrir bien plus qu’un sandwich.
Quarante ans plus tard, il vivait seul dans un immeuble voisin. Son voisin de droite, invisible. Celui de gauche, une mère seule avec trois garçons pleins d’énergie. Ils sonnaient parfois à sa porte. Il grognait. Et puis, il écoutait le silence qui suivait, avec une étrange tendresse.
Le plus jeune, Malik, lui adressait un salut discret. Un jour, alors qu’il remontait de courses, il laissa tomber cinq bouteilles de lait. Par réflexe, il jongla et les rattrapa toutes dans une seule main. Malik, assis sur les marches, souffla : « Whoua… » Dès le lendemain, à 17h, il lui raconta ses histoires : les chapiteaux géants, les villes sans fin, une chute évitée de justesse à 70 mètres. Malik écoutait avec la gravité des enfants qui comprennent que les adultes disent rarement la vérité, sauf quand ils parlent d’eux-mêmes.
Puis, un matin à 6h30, des cris le réveillèrent. Des femmes des services sociaux. Des policiers. Les enfants en peignoirs, muets d’incompréhension. Malik croisa son regard. Il referma sa porte.
Depuis ce jour, plus d’histoires à 17h.
Un soir, il relut une vieille carte postale envoyée jadis à Eliott. Jamais postée. Il pensa à Mathis, dont il n’avait plus de nouvelles. À Marcel. À M. Delmas. Il se leva, sortit sur son balcon. Une larme glissa. Son sourire, presque imperceptible, flotta un instant. Lentement, il se hissa sur la rambarde. Et là, du sixième étage, il fit un poirier.
La tête à l’envers. Le vent dans les cheveux. Il goûta à une légèreté oubliée. Libéré, enfin, de la gravité.
Il ouvrit les yeux.
Sur le balcon d’à côté, un très vieil homme le regardait. Une bouteille de whisky vide à la main. Il pleurait.
Il portait un vieux costume bleu clair, rayé de bleu foncé.