Scène Neuvième - Le chagrin sec

Louison avait travaillé toute l'après-midi. D'un geste las, il se racla le front où perlaient quelques gouttes. Puis il renfonça son béret sur ses sauvages boucles.

Il n'aimait guère avancer nue-tête. Le chapeau le protégeait, l'emmitouflait dans son monde intérieur et ainsi, contre son velours qui frottait, aucune idée ne s'enfuyait. « J'ai des papillons dans les oreilles, répétait-il à la ronde. Je n'aimerais pas les laisser fuir ! Je les récolte pour l'anniversaire de ma maman : elle en fait collection. »

C'était par ces récits pétaradants qu'il se défaisait des rares questions de Monsieur Rouflaquette ; il rêvait de le colorer mais surtout, il ne devait se révéler en tant que bambin ailé. Qui sait quelle serait sa réaction ?

S'essuyant les mains contre son pantalon côtelé, Louison risqua un œil du côté de Rouflaquette. Il regardait paisiblement par la fenêtre, astiquant sans s'en soucier une montre qui brillait déjà. Des rides crevassaient son visage fangeux, longues et vigoureuses comme un corps de serpent. L'âge le rattrapait ; et pourtant son corps ne se ramollissait pas, toujours très droit, très net – implacable règle de noisetier dressée vers le ciel.

Ce qui l'emmitouflait, lui, ce n'était hélas pas un monde intérieur, mais rien d'autre qu'une peau qui gratte et irrite : une peau de chagrin.

En effet, la mélancolie frappait fréquemment le vieux monsieur. Ses effluves tenaces se parfumaient au sel et aux fleurs épineuses. Ah, la mélancolie...

Parfois, Rouflaquette l'accueillait ainsi, face à sa fenêtre et dos au monde. D'autres fois, il s'acquittait de son invitée en circulant d'un pas brusque dans son atelier, effleurant chaque chose comme s'il attendait qu'elles lui parlent. Sa main rêche se perdait partout, au milieu des loupes et des rouages meurtris, entre deux piles de livres, entre deux rires éteints. La main voletait, virevoltait comme un vieil oiseau à cinq ailes. Puis enfin elle se posait. Alors il inspirait avec application.

Rouflaquette n'était pas un homme discret. Mais à lui seul, il composait une énigme. De quoi sa vie avait-elle été jonchée ? Pourquoi se terrait-il dans cette fabrique dont il ne tirerait jamais rien ? Et pourquoi, aussi, accepter cette enfantine assistance à ses côtés ?

Jamais il n'avait exprimé le moindre bien-être en présence de Louison.

 -  Monsieur... murmura le bambin.

Il tremblait un peu. Aucune réponse ne lui parvint de son auditeur. Une mouche rebondissait sur la vitre avec un grésillement électrique.

 -  Monsieur, radota Louison en s'approchant. Je pense que le soin que vous accordez à cette montre est... Il est quelque peu abusé. Vous... ne croyez pas ?

Le regard du maître se décrocha enfin de la lucarne, se fichant d'abord sur l'apprenti, ensuite sur l'objet émoussé entre ses doigts. C'était une œillade vide. Pensive, elle entrevoyait seulement sous le poids déstabilisant de la paupière ridée et du verre épais. Un vent – de tristesse, de dépit ? – lui circulait entre les cils. Et les cils, par ailleurs, frémissaient bizarrement.

 -  Prends, fut l'unique mot arraché de sa gorge sèche.

Rouflaquette tendit la microscopique horloge à Louison qui s'empressa de la faire exposer. Elle scintillait tant qu'elle attirera au moins les yeux des passants. Ils voudront alors, l'espace d'une seconde, s'approprier ses étincelles.

Mais qui voudrait s'approprier le chagrin sec qui ternissait les yeux du maître ?

 

Louison secoua la tête. Après tout, ce n'était pas ses affaires, toute cette peau sèche et flasque qui avalait son employeur. Il avait beau être bambin ailé depuis presque treize ans maintenant, sa détermination se recroquevillait. Son ventre se tendait, protestait sous ses vêtements miteux, et le garçonnet ne savait que choisir entre soutenir le maître et déballer son casse-croûte.

 -  Monsieur, permettez-vous que j'aille...?

 -  Va. Et range ton rat.

Louison rangea son rat.

 -  Mais vous n'êtes pas… ?

 -  Va, Louison.

Et ses paroles furent bousculées par une toux bien cachée, qui fit de cette voix une véritable cascade creuse et indistincte.

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Liné
Posté le 24/11/2022
Ah, très chouette, très beau d'entrapercevoir les failles ou la tristesse sous la personnage de Rouflaquette... ! Ce chapitre est à l'image des précédents, d'une poésie et d'une finesse rares.

Ça fait un moment que j'ai envie de te parler de Fauchelevent, mais j'ai cru comprendre que tu avais découvert son univers ? Vous deux, vous arrivez à tisser du coton en seulement deux mots trois mouvements, c'est magique.

Allez, je suis regonflée, je m'en vais écrire !
Pluma Atramenta
Posté le 27/11/2022
Merci Liné <3 Oh vraiment, c'est une joie pour moi de savoir que mon écrit inspire les autres plumes ! Quant à me mesurer à Fauchelevent... c'est trop d'honneur ! C'est une plume que j'aime moi aussi énormément.

A très vite ! (j'essaierai de passer sur *Soleil Bleu*, prochainement ;)) Et pleins d'inspirations !
Pluma.
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