- Écoutez, les enfants.
On se tordit sur les sièges, se recroquevillant en tailleur ou déployant attentivement ses cages thoraciques. On soupira un peu, de ces soupirs repus ou de ces soupirs désespérés. On bougea encore ; seulement quelques frissons d'épaules, quelques articulations de coudes et de genoux, des frétillements d'orteils gelés, des palpitations de gorges impatientes. On cherchait le confort, en se débattant dans la profondeur de son fauteuil ou en étreignant un bouquet de coussins en plumes d'oie. On enfila plusieurs sourires ; de ceux courts et peu confiants, comme des papillons blessés, de ceux longs et tranquilles, terribles, comme ceux de la vieillarde la veille de sa mort.
Et en face de ce spectacle fiévreux, de cet impitoyable concours de nervosité se tenait ce bon vieux Julius, la tasse crochetée entre les phalanges et les yeux hébétés.
Il était à présent certain qu'il haïssait être au centre de l'attention, de ses entrailles les plus reculées du corps, de la plus anodine molécule de son être. Que dire, désormais ? Par quoi commencer ?
- Écoutez...
Trois paires d'yeux s'écarquillèrent péniblement en face de lui, s'impatientèrent.
D'habitude, l'antiquaire appréciait curieusement ces procédés qu'on avait de ne pas se parler en se parlant. Avec ce moyen de communication, il ne pouvait lui arriver nulle maladresse. Puis il y avait quelque chose de rassurant dans cette manière de traverser une pièce, une rue les pieds en ricochet, avec un demi-sourire et un geste de la main.
Oui, c'était simple et léger, un peu comme la vie devrait l'être, parfois.
- Écoutez, répétèrent pour la cent-douzième fois Julius et son embarras. Je n'ai pas de réponse toute faite à vos problèmes, ni de solution comme vous le voudrez. Opale, tu ne te sens pas bien dans ta peau ? Je ne possède pas le pouvoir de te transformer en garçon, sache-le. Il va de même pour toi, Capucina... et même Castor. Quand vous posez une question, n'avez-vous jamais senti qu'une multitude de réponses grouillent déjà en vous ?
- Ce ne sont pas des réponses, ce sont des hypothèses, dit Opale en fine connaisseuse.
- Exactement. Mais parmi toutes vos hypothèses émises, il y en toujours une plus juste que les autres qui ressort, n'est-ce pas ? Eh bien, il va de même avec les problèmes : au sein de toutes les guérisons qui vous semblent raisonnables, essayez donc de trouver celle qui détonne le plus de vérité. Si un jour vous souhaitez être un soignant, les enfants, retenez bien ceci : l'ultime résolution se situe toujours dans le cœur du patient.
- C'est dingue, souffla Opale.
- Donc la réponse se trouve déjà en nous, là ? renchérit Castor.
- Effectivement. Tu ne l'as pas trouvée ?
- Bah non.
- Moi non plus.
Capucina secoua la tête tristement. Julius vida sa tasse.
- La réponse, les enfants, c'est de vous accepter comme vous êtes.
Opale eut un soupir légèrement sifflé de femme digne et pas naïve. Castor enfonça davantage son crâne dans le velours de son béret, la mine peu convaincue. Capucina, sans doute était-ce aussi à cause de l'étrange luminosité d'hiver, revêtit soudain des couleurs aussi blêmes que sa chemise de nuit.
Plus que jamais, avec ses boucles vaporeuses et ses joues toutes bouffies, elle rappelait le fantôme de porcelaine.
- Quoi ? fit hasardeusement le binoclard.
- « Nous accepter comme nous sommes » : Ce n'est pas une réponse de fainéant, un peu ?
- C'en a l'allure, en tout cas.
Julius fut bien obligé de concevoir que oui. Or, comment expliquer que le problème débute toujours d'un dedans ? Que ce qu'il se passe au-dehors n'est en fait qu'un accentuant ? Comment expliquer les cent mille vérités et les cent mille mensonges du monde à des enfants ? Était-ce seulement possible d'articuler l'Explication de manière fluide, même pour des adultes ?
L'antiquaire se gratta le nez jusqu'à le chiffonner. Remonta ses bésicles qui malicieusement glissaient. Guetta en vain l'éclosion d'une idée. Tendit la nuque vers le plafonnier tout bricolé, assoupi sur les poutres puissantes et rêches.
- Que cela soit clair, les marmots, je ne suis pas le genre de magicien que vous cherchez.
Il fallait déjà qu'ils aient conscience de cela.
- Il faudrait peut-être qu'on cherche ailleurs, alors, piailla Opale, déjà levée.
- Non.
- Non ?
- Non, cela me chagrinerait. Et en plus de cela, je ne pense pas que quelqu'un sur Terre soit capable de vous exaucer au sens le plus propre du terme. Gilding déborde de magiciens, de ces sorciers mystérieux qui débarquent en caravane, transportant avec eux l'étalage d'un train-fantôme et la traditionnelle boule de cristal. Eux vous feront jouer aux cartes, s'amuseront à vous emmêler les pinceaux. Il existe aussi des mages plus classiques ; arrivant à la chevauchée, nageant dans une large cape noire au niveau du dos, dans une longue barbe blanche au niveau du ventre. Eux vous rirons diaboliquement à la tête en vous offrant un objet tout autant maléfique. Puis on trouve de ces enchanteurs qui se revendiquent ainsi par défaut, juste parce qu'ils se déplacent en roulotte fichtrement bien décorée qui grince en frottant contre la route. Parce que leurs pipes se bourrent à la poussière d'étoiles, ou au cheveu de comète.
Julius avait lâché ce discours d'une traite, sans quitter les poutres du regard. Elles étaient tout vieillies ces poutres ; rabougries et ratatinées un peu comme ce qu'on nomme intestins. Quand Julius disait que sa maison se dotait de vie... il n'imaginait pas à quel point.
C'est ainsi, les yeux accrochés aux lustres, Julius se demanda soudain où se situait le cœur de son habitat. Mamie Miette disait que toutes les maisons étaient pourvues d'un cœur, comme celui des gens. Julius en revanche ne parvenait pas encore à identifier le cœur d'ici avec exactitude. Autrefois, il était certain qu'il se localisait dans le bureau du Père Métal, à l'étage, à mi-chemin entre son ancienne chambre et l'entrée du grenier. Lorsqu'il traversait cette pièce en effet, son cœur à lui pulsait à s'en arracher les artères. Avec du recul, il réalisait que cette réaction était sans doute due d'autres raisons.
Où se trouvait le cœur, alors ?
Heureusement, Julius avait encore le temps de le rencontrer plus tard, de faire plus ample connaissance. Cette perspective, si stupide était-elle, le réconforta un peu.
Il ressentait en effet quelque chose d'étrange, sous son col bien boutonné – comme s'il avait un parapluie en travers de la gorge. Et son manche, son gros caoutchouc... c'était difficile à avaler.
- Et vous, monsieur, quel genre de magicien êtes-vous ? interrogea Opale d'une voix qui lui parut très fluette.
- Je ne suis pas magicien, je suis antiquaire à émotions.
- Ça revient au même.
- Non.
Il détestait qu'on sous-estimât la force des nuances.
- Monsieur Julius, attaqua alors Castor. Vous dites croire que personne sur Terre n'est capable de nous exaucer au sens le plus propre du terme. Soit. Mais peut-être quelqu'un le peut-il au sens le moins figuré ? Vous n'en connaissez pas ?
- Si. (Julius coinça enfin la tête droit devant lui, devant les enfants, binocles et sourire de travers – mais un travers triste, qui n'est pas drôle, mais qui fait tout drôle :) Si, si on estime que j'ai saisi une connaissance assez approfondie de moi-même.
Castor hissa ses yeux au ciel, ou plutôt à cet effroyable plafonnier :
- Ne jouez pas sur les mots, monsieur. Cette entrevue commence à se faire longue, et nous n'avons guère avancé.
- J'ai pourtant dis ce que j'avais à dire, bafouilla Julius. Soyez vous-même, quelques soient les circonstances. Opale, la science n'est pas encore assez avancée pour faire de toi un homme, un vrai – j'entends par « vrai » quelque chose de lié à une réalité physique et biologique – mais qui t'empêche aujourd'hui d'adopter le comportement que tu souhaites ? Tu peux vivre à la « sauvage », rien ne t'oblige à te marier, à te torturer les côtes dans un corset. Vis, ma petite. Juste ça : vis. Et pour vivre, il n'y a pas de bonne recette, une multitude de formules sont correctes. Choisis donc les épices comme bon te semble, surveille quand même la casserole, goûte ton plat de temps en temps et puis, ma foi, on verra.
Peut-être Julius avait-il lui-même oublié de goûter le plat avant de marmotter ces paroles toutes enchevêtrées de maladresses. Il confondait les épices les unes avec les autres ; le goût sur sa langue ne roulait pas très droit.
Pourtant, le fait est qu'à peine cette énième phrase écoulée, Opale élança ses sourcils broussailleux tout en haut de son front, de sorte qu'un essaim de plis le cabossa sans scrupule. C'était une expression pour en cacher une autre. Pour la première fois de l'entretien, en effet, la garçonne se voyait sans réplique. Peu de gens l'avaient manifestement encouragée à poursuivre dans cette voie, à travailler davantage son rêve de devenir pleinement garçon.
A voir ses vêtements miteux, sans couleur, elle était sans doute issue d'une famille dont l'unique espoir résidait encore dans le fait de dégoter le « meilleur parti possible » pour leur fille, de façon à tarir une supposée crise financière.
- Vous.... Est-ce un encouragement ?
- Pourquoi décourager les rêveurs ? C'est rare de nos jours, les gens qui savent rêver.
Un sourire s'appliqua peu à peu sur les lèvres d'Opale. Aucunement assorti à son besogneux costume, certes ; assez vieux et gercé – certes ; jaunâtre, plein d'accrocs épouvantables assurément mais tellement doux en même temps, propre, si sincère ! Tout fraîchement sorti de l'armoire, on s'installait dans ce sourire bien savonné comme dans un plaid récemment lavé.
- Je peux donc devenir un garçon, c'est vrai, c'est vrai ? chuchota-t-elle, des larmes humidifiant ses yeux. J'ai donc votre permission ? Et même mes cheveux, je peux les couper, vous croyez ?
- La permission, tu l'as en toi, répondit Julius. Quant à ta tignasse... Je la trouve personnellement magnifique mais je respecte ton choix. Tu fais ce que tu veux, Opale. N'oublie pas que ton corps t'appartient, puisque c'est ton corps. (L'antiquaire se leva sur ce dans un grincement de ressorts, puis avala la distance qui le séparait de la porte en trois enjambées :) Je vais chercher les trois émotions qui me semblent les plus adéquates pour chacune de vos situations. Je reviens dans un instant.
Et il revint effectivement, deux instants plus tard, les bras chargés de trois flacons trapus. L'un, étiqueté des lettres Patience, semblait avoir été confectionné à même l'ardoise d'un enfant sage. Le capuchon, blanc et poussiéreux, devenait morceau de craie.
Le deuxième échantillon, tout gonflé, se ciselait dans de la véritable porcelaine et se surmontait d'un minuscule capuchon en cuir, semblable à un chapeau velouteux. Le mot Optimisme se déchiffrait difficilement.
Le contenu de la troisième fiole, protégé par les couches de verre teinté, clapotait joyeusement, de toute sa consistance lactée, délicate, un peu froissée. Il s'agissait d'un flacon de Soulagement.
- Opale ? demanda paternellement Julius. Quel flacon te conviendrait le mieux à ton avis ?
- Oh, les trois m' iront très bien.
- Bien joué, car je compte sur vous pour que vous vous départagez chacun le contenu de chaque fiole, et de manière équilibrée. Je suis très surpris par l'étendue de vos soucis... Les adultes me rendent visite pour bien moins, parfois.
Julius se sentit soudain tiré par la manche.
- Capucina... ?
La fillette s'était effectivement levée, douce et spectrale dans sa chemise de nuit, la joue déformée par un biscuit. L'antiquaire était impressionné par sa capacité à se muer si silencieusement, comme si chaque objet, à son contact, se voyait lui aussi dépourvu de voix. Les ressorts du fauteuil n'avaient pas grincé à son mouvement, sa tasse n'avait pas bruité en rencontrant le bois de la table, son pas n'avait pas craqué contre le plancher d'habitude si sonore ; même si elle le mâchait manifestement, son biscuit ne se croquait pas de manière audible.
Il fallait alors se rendre à l'évidence : Capucina n'était pas un fantôme ou une poupée en porcelaine, une pâquerette réincarnée, un bibelot de verre trop fragile, c'était une plume.
Ces mêmes plumes qu'on voit voltiger hors du nid, hors du manteau des pigeons – aussi légère et insaisissable qu'un clin d’œil. Ces mêmes plumes qui fascinent tant les gamins, dans les rues, alors qu'ils récupèrent l'objet les yeux brillants.
Les adultes les leur arrachent aussitôt des mains, les belles tiges poilues, le visage trempé de lueurs répugnées, le cœur débordant d'une honte dont ils ignorent la provenance. Les plumes retombent au sol.
Avec une série de mouvements qui évoquaient davantage une danse qu'un langage, la fille-plume lui fit comprendre qu'elle désirait elle-aussi être conseillée. Comment bien vivre en demeurant muet ? Comment estomper la pitié grelottante dans le regard de chacun, dans son entourage ou au détour d'une rue ?
- Petite Capucina, énonça Julius en s'agenouillant à sa hauteur. Je parie que sous tes petits airs fluets, tu es une jeune fille dotée d'une force... sans égale ! Je me trompe ?
Elle ne répondit rien ; ni par la bouche, ni par le geste, ni par les yeux qui pourtant, se fichaient dans les siens avec la précision d'un stalactite. Ils étaient gris, ses yeux. Julius se sentait comme magnétisé.
- Oui, c'est quelqu'un de fort, monsieur, confirma Castor à sa place.
- C'est vrai, renchérit Opale en enfournant le dernier gâteau.
- Et toi, Capucina ? Penses-tu être quelqu'un de fort ?
Haussement d'épaules maussade : elle ne se sentait ni faible, ni particulièrement musculeuse. Et puis en contractant les bras, comme son papa, elle n'avait rien vu de bien impressionnant.
Ce fut à l'antiquaire de hocher la tête cette fois-ci, un peu par ennui, un peu par envie, un simple mouvement choisi par défaut, tendre, sans bruit. Cet acte prétextait une réponse, pourrait-on dire, un signe d'encouragement – et c'était vraiment compliqué de l'interpréter différemment.
Et Julius, tout en haussant fébrilement le visage de bas en haut, poursuivait une minutieuse observation de l'enfant. Que ce soit l'arrondi caractéristique de sa narine ou le pli singulier d'une paupière, tout l'intéressait, racontait sa propre histoire. Capucina possédait une tranche de lèvre légèrement plus recourbée que l'autre, plus rose et plus froissée également. Ses joues, étirées par le carré de sa mâchoire, détenait la curieuse forme d'une valeureuse boîte à musique. Pas tout à fait ronde, mais pas tout à fait autre chose non plus. Les cils du bas de ses yeux s'emmêlaient un peu entre eux.
- Tu es courageuse, Capucina, conclut le binoclard suite à son examen pointu. Tu sauras surmonter le fait d'être muette, ça se voit dans tes yeux. Ne te mêle simplement pas aux jugements hâtifs, vole vers tes rêves sans te détourner pour regarder celui d'un autre, ni même l'autre en question scrutant les tiens, sourcils froncés. Sois patiente avec autrui, et autrui te rendra cette patience. Ce flacon... (il brandit la fiole de Patience) ce flacon contient une pincée de levure, un brin de moustache de pêcheur de sirènes, du jus de guimauve, du duvet de colombe et deux particules de roches volcaniques. Il t'aidera à tenir le coup. Je ne sais pas ce que tu souhaites faire de ta vie, ma petite, mais...
- C'est une musicienne, coupa Opale. Elle joue divinement bien du xylophone et de la flûte.
- … mais oui, sache qu'il y encore un nombre incalculable de moyens de paroles, même si te voici dotée de cordes vocales défectueuses. Tu peux écrire, crayonner, danser, ameuter les plus infimes ou infinies émotions dans l'humide de tes yeux. Parler avec les yeux est une expérience fascinante, je le souligne avec mon encre la plus colorée. Il y a bien dix mille façons de s'exprimer, mon enfant, ne te laisse pas abattre et garde le dos droit, les épaules détendues. La vie de chacun est une promesse, une promesse qui se trahit hélas souvent. Ne laisse pas la tienne se dérober, Capucina.
Dès que ce dernier mot fut prononcé, sifflé de la gorge, claqué par une longue langue, glissé sur le palais, bifurqué au détour d'une dent, frotté tout contre les lèvres, piqué hors de la bouche, les yeux de la fillette s'arrachèrent à ceux de Julius. Avec le bruit lointain et grondant d'une feuille qu'on déchire.
On aurait presque dit un orage.
Un beau gros orage dont les quatre personnes ici présentes étaient victimes de sa foudre. Avec leur immobilité, et ces picotements qui leur mordaient la paupière, ils étoilaient. Oui, peut-être bien. Des légers frissons agitaient leurs épaules, leurs doigts se crochetaient les uns aux autres et un petit sourire – qui allait outre l'intensité de leurs froncements de sourcils – chatouillait leurs commissures si creuses, si ombreuses.
Si leur visage semblait soudain illuminé quant à l'éclat d'un éclair, leurs habits ne se trempaient d'aucune pluie. Aucune pluie humide, du moins. Ils étaient secs, contrairement à quelque pommette.
- Et moi, monsieur ? souffla alors Castor, un geste envers son béret trop large, trop mou.
- Pour toi, Castor, je ne peux hélas rien, dit Julius en s'accordant un vrai sourire, et pas seulement son coquin chatouillis.
- Mais...
- Écoute, mon garçon.
- Je ne fais que cela, depuis tout à l'heure.
- Écoute ! Je n'ai absolument aucun droit sur toi et si je te donne mon avis, le fond de la pensée qui me turlupine actuellement, on me prendra pour un influenceur.
- Vous leur avez pourtant fourni une réponse digne, à Opale et Capucina.
- Certes. Mais vois-tu, la différence entre toi et tes amies, c'est qu'elles détiennent le poids d'un problème à contourner, et toi la lourdeur d'un choix à braver. Oui, c'est un grand choix que tu as devant toi, Castor... Te connaissant que très peu, je ne suis pas légitime de faire pencher la balance. Un choix, ça se réalise seul. Toi, tu peux savoir. Comme je le disais tout à l'heure, poser une question est toujours absurde. En demandant quelque chose, qu'importe la chose en question, on sent toujours cette fourmilière d'hypothèses qui gigote dans notre estomac, nous le tordant atrocement. Nous gargouillons littéralement de possibilités. La bonne réponse, tu l'as dans ton ventre, mon petit. Et plus précisément dans ton cœur. Tu comprends ?
La mine de Castor était renfrognée et sacrément basse. Il hocha toutefois la tête un peu par ennui, un peu par dépit, un peu par envie, un simple mouvement choisi par défaut, tendre, sans bruit. Cet acte ne prétextait pas une réponse cette fois, mais une compréhension.
Finalement, les inclinés de visages avaient toute une ribambelle de significations.
Le garçonnet, se mordillant les lèvres, n'osait toujours pas relever les yeux. Il paraissait vraiment petit, en fait, empêtré dans ses amples vêtements tout matelassés, effilochés. Si effilochés même que ses mèches, dégoulinant platement contre sa nuque sans bouillonnement ni caprices, se confondaient avec les lacets du col. Sa peau translucide était comme un écoulement de lait.
- Oui, je comprends, lâcha-t-il en définitive.
Julius le trouvait très attendrissant. Plus attendrissant même que lors de leur première rencontre.
- Crois-tu en tes rêves, Castor ?
- Oui, bien sûr. Et vous, monsieur Julius ?
Les flammes s'élevèrent très haut dans l'âtre, soudain. Une rafale racla méchamment un carreau de la fenêtre.
- Eh bien...
Le binoclard était étrangement déstabilisé par cette question. Ses bésicles ricochèrent jusqu'au dôme de ses narines dilatées, ses yeux s'arrondirent comme des billes neuves, ses sourcils voletèrent jusqu'à son cuir chevelu. Croyait-il en ses rêves ?
Naturellement.
Ah bon ? Était-ce réellement si simple ? Si évident ? Oh, peut-être bien...
..quoique.
Quoique ?
Pourquoi quoique ? N'était-ce pas son rêve d'enfant, de devenir antiquaire ? Toutes ces nuits passées caché dans la cage d'escaliers, pour seule lumière la flammèche de sa bougie, épiant le moindre mouvement de son grand-père qui créait, manipulait et disposait ses flacons d'émotions avec une si grande délicatesse... N'était-ce pas une belle preuve de dévouement ? Il se souvenait parfaitement de cette étincelle émerveillée dans son regard ; de cette grisaille concentrée dans celle du vieil homme. Oui mais... Mais quoi, Julius, quoi ? Quel était donc l'objet de ces intenses perplexités ? C'est que... N'avait-il pas d'autres rêves cachés à l'époque de son enfance – de ses rêves si incongrus et si artistiques qu'ils provoqueraient immédiatement la plus noire colère du Père Métal ? A force de les assimiler si compacts et lourds, Julius avait fini par les jeter au bord du trottoir. Qu'en était-il à présent ? Qu'en était-il de ses rêves de maintenant ? En avait-il, au moins ?
Julius se força à sourire – oh cela, bien malgré lui ! Malgré la peine qui obscurcissait ses yeux, malgré cet ouragan de questions et de doute déferlant dans son esprit si maltraité.
Il sourit donc, de manière très mécanique ; même sans sincérité en effet, les muscles de son visage coulissaient encore comme des rouages.
- J'ai... dépassé l'âge de me poser ce genre de questions, Castor, martela-t-il en même temps que cet effroyable sourire trapu.
Les enfants froncèrent les sourcils à l'unisson.
Le Père Métal.
Le Père Métal, si le Père Métal avait assisté à cette scène, il lui aurait articulé un respectueux sourire. Semblable en tout point au sien.
Danaé.
Danaé, si Danaé avait assisté à cette scène, elle lui aurait asséné une cyclopéenne gifle, la « torgnole » de sa vie.
Et lui, Julius, ne savait pas quoi penser de ses propres réflexes.
"Opale, la science n'est pas encore assez avancée pour faire de toi un homme, un vrai, mais qui t'empêche aujourd'hui d'adopter le comportement que tu souhaites ? Tu peux vivre à la « sauvage », rien ne t'oblige à te marier, à te torturer les côtes dans un corset." Je t'avoue que cette partie me chiffonne un peu. "un homme, un vrai" me paraît un peu maladroit par rapport à ce dont il est question, alors que tu as raison de te diriger vers la question du comportement ensuite... À mon sens, ça serait moins "blessant" de se concentrer sur la question de l'identité et de la manière dont on peut être perçu.e dans la société, ou peut-être de jouer de cette idée maladroite qu'être un "vrai homme" ça sera jamais qu'une affaire de physique avec une formulation à la "un vrai, comme tu dois te l'imaginer"... Pardon de revenir là-dessus, mais je sais que ça peut peser lourd pour certaines personnes. De la même manière, associer l'identité de genre ("je veux être un garçon") au fait de ne pas se marier reporte en fait la question sur l'orientation sexuelle alors que ce n'est pas la même chose. Peut-être que Julius considère que ces choses-là sont confuses dans la tête d'Opale, ceci dit, mais dans ce cas-là ça serait plus clair pour nous que l'on sache ce qu'il en pense lui-même. Si tu penses que Julius confonds lui aussi les choses, peut-être laisser des pistes pour le déduire, sinon ? J'espère que j'arrive à bien m'expliquer, mais dans tous les cas j'espère surtout que tu ne prendras pas mal ce commentaire. Il me semble que ces questions sont importantes, y compris pour les lecteurs et lectrices qui pourraient vivre la même chose qu'Opale, mais ça reste évidemment ton texte, et je n'ai aucun rôle de censure à jouer !
"Vis, ma petite. Juste ça : vis." Et puis le reste est très justement dit, donc écarter cette ambiguïté ne révélerait que davantage la douceur des conseils de Julius. <3
"Dès que ce dernier mot fut prononcé, sifflé de la gorge, claqué par une longue langue, glissé sur le palais, bifurqué au détour d'une dent, frotté tout contre les lèvres, piqué hors de la bouche, les yeux de la fillette s'arrachèrent à ceux de Julius. Avec le bruit lointain et grondant d'une feuille qu'on déchire.
On aurait presque dit un orage." Oh j'ai adoré <3
" - Crois-tu en tes rêves, Castor ?
- Oui, bien sûr. Et vous, monsieur Julius ?" Ahah comme je l'aime, ce Castor, il a le don pour bousculer Julius comme une petite tempête effrontée <3
"saches-le" sans s
"Tu ne l'as pas trouvé ?" trouvée* (la réponse)
"surveilles quand même la casserole" surveille*
"Peu de gens l'avaient manifestement encouragé" encouragée* (sauf si tu te mets à genrer Opale au masculin tout de suite !)
"saches qu'il y encore un nombre incalculable" sache*
"si le Père Métal aurait assisté à cette scène" avait* (les "si" n'aiment pas les "-rait", à moins que ce soit intentionnel :)
En dehors de cette compote de tristesse que Julius nous lâche, la fin est super ! Maintenant on connait bien toute la résonance du Père Métal pour lui, à quelles émotions il l'associe, quel type de personnage ça devait être, et loin de lui Danaé et sa vigueur. On ne peut que sentir notre propre déception au plus profondément de nous-même, en espérant de tout cœur que Julius réussisse à redevenir enfant et rêveur ? Je me demande quel sursaut le saisira, comment Danaé réagira elle-même, je ne sais pas je ne sais pas, mais ce que tu en feras. J'ai très hâte, et promis le temps passera moins lentement avant ma prochaine lecture.
En te souhaitant de beaux moments avec ta plume (et celle dont tu parles ici est si joliment décrite !), et de jolies journées de printemps. <3
Ah, tu as bien fait de relever cette partie du chapitre... C'est vrai qu'à la relire, elle est très maladroite et mal exprimée. Lorsque Julius parle à Opale d'être "un homme, un vrai", j'entendais dans l'adjectif "vrai" quelque chose lié aux réalités biologiques et non aux stéréotypes de genre avec la question de virilité et tout le tralala. Mais tu as tout à fait raison, cela peut porter à confusion et ainsi blesser des lecteurs - ce que jamais je ne voudrais. Tu as aussi raison sur le fait que Julius parle de quelque chose que lui-même ne comprend pas bien, et qu'ainsi la maladresse des mots est excusable. Cependant, il est bien vrai que je dois remodeler tout ça, me montrer plus subtile, de sorte à ce que mes intentions en soient plus fluides, plus compréhensibles et surtout qu'elles ne puissent pas être mal interprétées.
Merci, merci infiniment à toi <3 Le dernier (eh oui !) chapitre arrive bientôt, et j'ai très hâte de connaître ton avis sur tout ça. Un peu inquiète aussi, mais toujours immensément reconnaissante.
De l'inspiration à l'arôme de ce soleil qui, de jours en jours blondit un peu plus <3
Pluma.
J'ai beaucoup aimé ce chapitre qui pourrait apparaître comme un simple passage de l'enfance à l'âge adulte, celui où on s'assume, celui où on dépasse les clichés servis comme du prêt-à-penser pour creuser son propre chemin.
Cela aurait pu être cliché également ! Mais là encore, tu me surprends par l'angle d'attaque, par le choix des mots, par la poésie.
Et le retournement en fin de chapitre mets bien en lumière l'attitude des adultes qui semblent désirer guider les petits tout en abandonnant le beau chemin dont ils parlent.
Comme s'ils vivaient par procuration à travers l'énergie de la jeunesse... Cela donne à réfléchir sur soi-même.
Encore bravo !
Il n'y a aucune chance que j'abandonne ce récit, sachant que je l'ai terminé il y a un an déjà, et que c'est un peu en tant que "replay" que je le publie ici. J'ai juste du mal à être régulière dans la publication de chapitres car l'un de mes autres projets fait actuellement l'objet d'un suivi éditorial. Cela me prend donc beaucoup d'énergie, et ainsi j'en ai moins à donner à Dominos.
Merci à vous pour ce commentaire ! Cela me touche beaucoup que vous soyez encore là, à suivre ce récit !
Il faudra me tenir au courant. C'est un nouveau tout livre?
En tout cas c'est amplement mérité, tu as une place à part dans les écrivains, ton univers est unique.
C'est le roman "La confiture aux lucioles", donc oui, il s'agit d'un projet assez récent somme toute.
Merci beaucoup, beaucoup à vous !
Pluma.
J'ai bien peu de chance d'être déçu.
Tu me diras...