Secret

Par Rachael

De retour à l'auberge, ils montèrent directement dans le repaire d'Oanell et Siohlann. Arthen était resté muet durant le trajet, sonné, la tête encore pleine de questions qu'il n'arrivait pas à formuler.

Sa mère et Sio partageaient trois petites pièces sous les toits : deux chambres exiguës au plafond rampant, séparées par un espace tarabiscoté faisant office de bureau, salon, et salle de lecture. Une minuscule terrasse permettait de sortir se repaître du spectacle des montagnes se découpant au loin, derrière le village des hommes-oiseaux.

La chambre d'Arthen était située à l'étage du dessous ; spacieuse mais carrée, elle manquait de cachet. Dès leur arrivée ici, il avait été jaloux de leur refuge un peu magique ; maintenant il comprenait pourquoi Oanell et Siohlann avaient tenu à le conserver rien que pour eux, en souvenir d'une époque où ils s'y tassaient à trois.

Étalés sur le vieux canapé, Arthen au milieu, ils regardèrent des photos et de petits films où on les voyait tous les trois, Oanell, Sio et Kaelán. Arthen buvait les images et les voix, notant au passage les visages heureux ou rieurs, l'air de complicité entre les trois. Il baignait aussi dans les émotions que suscitaient ces souvenirs, incapable de les maintenir à distance : vifs éclats de bonheur, éclairs de colère, nostalgie. En toile de fond, toujours là, le chagrin glacé de la séparation...

Arthen se secoua. Il aimait profondément sa mère et son oncle, mais c'était leur histoire, pas la sienne. S'il retrouvait un jour son père, ce serait pour vivre au présent avec lui, non dans le passé...

Pour décharger le trop-plein d'émotions, il laissa ses yeux vagabonder en dehors de l'écran. Mais tout le ramenait vers son père, jusqu'à la guitare accrochée là, au mur. Après avoir visionné le concert de Kaelán, dans la villa, il était venu la contempler plusieurs fois, en l'absence d'Oanell et Sio, des questions plein la tête.

- C'est à mon père, cette guitare ? osa-t-il enfin demander.

- Non, c'est à toi ! le surprit sa mère. Ton père l'a laissée pour toi. C'était sa préférée. Ce n'est pas une guitare comme celles d'ici. Si tu veux en jouer, ton oncle Lokast t'aidera... Ton père lui a appris la musique, puis lui a donné l'instrument qu'il possède. Lokast avait ton âge à l'époque.

Arthen se sentit joyeux. Les musiciens n'étaient pas très bien vus chez eux. Dans un monde où tout était à reconstruire, on les considérait comme des fainéants, des inutiles, voire des vauriens, comme ce fameux frère de Trisbée. Apparemment, cela aussi différait dans la société où vivait son père...

- Cool ! Oui, ça me plairait d'en jouer...

La musique le ramena vers F'lyr Nin : elle chantonnait souvent, ou sifflait des trilles insurpassables dont les oiseaux ont le secret. À la fête, l'autre soir, elle l'avait entraîné de concert en concert, entonnant les mélodies avec les clans, reprenant les refrains dès qu'elle avait capté quelques mots. Il l'avait imitée avec timidité et gêne d'abord, puis avec de plus en plus de plaisir. Que dirait-elle quand il lui parlerait de l'instrument ?... Qu'il ne savait rien en tirer ? Qu'il allait faire tomber la pluie, avec ses notes discordantes ? Oui, c'était bien son genre...

Chacun perdu dans ses rêveries, côte à côte, ils laissèrent passer quelques instants d'un silence confortable, dans le canapé un peu avachi par l'âge. Rompant le charme, Arthen se tortilla pour se redresser, comme si la pensée qui le sortait de sa torpeur le démangeait en même temps :

- Et sinon, reste-t-il encore d'autres secrets que je devrais connaître ?

Oanell et Sio se regardèrent en soupirant, par-dessus la tête d'Arthen.

- Un seul, finit par lâcher la voix de son oncle, à regret.

- On pourrait attendre demain, suggéra Oanell. Ce secret-là ne devrait pas te déplaire, mais il pourrait te perturber un peu.

- Mouais... Ou vous pourriez me le dire aujourd'hui. Je ne suis plus à ça près ! J'ai assez bien encaissé jusqu'ici, non ? Depuis trois semaines, je vis des trucs pas du tout perturbants, ironisa-t-il.

Arthen ne voyait plus le visage de sa mère, mais il la sentit se redresser et se raidir. Rien ne vint pendant un long moment. Arthen patienta en observant les rayons du soleil qui passaient par l'ouverture ronde. Il mit la main sur un rai de lumière tombant sur l'assise, et éprouva sous ses doigts la douceur du tissu élimé, et sa tiédeur. Siohlann, lui, s'était levé ; il contemplait par la fenêtre les nuages lenticulaires poussés par le vent depuis les montagnes, larges vaisseaux volants éphémères.

Le garçon devina que le sujet était sensible pour l'un comme l'autre. Rien ne pressait à vrai dire... Il allait lui dire que cela pouvait attendre quand elle se décida :

- Nous sommes issus d'une famille un peu particulière. Oh, rien de bien extraordinaire, pas de plumes ou de moustaches de chat, mais simplement une proportion de jumeaux très étonnante. A chaque génération ou presque, les femmes de cette famille enfantent en double. Vrais ou faux jumeaux : ma mère avait une vraie jumelle, Trisbée, son père une sœur jumelle, le père de celui-ci des frères jumeaux plus jeunes que lui. D'aussi loin qu'on remonte, on retrouve de nombreuses paires de jumeaux dans la lignée.

- Oui, comme Lokast, qui a des jumelles, approuva Arthen. En quoi ça pose un problème, m'man ?

- Problème... Je n'appellerais pas ça comme ça, soupira Siohlann.

Oanell le regarda d'un air peu amène.

- Comment peux-tu garder ton calme ?

- Ah, c'est douloureux pour nous, petite sœur, parce que nous n'avons pas cessé de nous demander si nous avions bien fait... mais pour Arthen, ça devrait être assez indolore. Alors, je peux le lui dire tout simplement...

Si c'était si facile, qu'est-ce qu'ils attendaient pour cracher le morceau ? Arthen n'avait aucune idée de ce dont ils parlaient. Il aurait dû peut-être, avec un peu d'efforts... Sa tête s'était vidée de toute pensée intelligente. Il avait eu tort d'insister pour savoir, il avait déjà eu son compte pour la journée.

Siohlann avait attrapé son communicateur, qu'il lui tendit après des réglages, en soupirant. Intrigué, Arthen se pencha sur le petit écran ; au bout de quelques instants, il découvrit deux enfants, d'à peu près un an, qui s'amusaient ensemble, assis côte à côte, à encastrer des formes dans un cube percé de trous. Un jeu vieux comme le monde. Leurs petites mains malhabiles tournaient et retournaient les pièces, ils se les passaient, comme si ce que voyait l'un, l'autre devait le voir aussi. Coopérant ainsi, ils finirent la tâche très rapidement, puis trouvèrent aussi vite comment récupérer les pièces pour recommencer.

- Quoi, ne me dis pas que j'ai des petits frères quelque part ? Enfin, des cousins plutôt, se reprit-il en fixant son oncle, dans l'expectative.

- Mais non, le détrompa celui-ci. Réfléchis ! Je ne vois pas pourquoi je les aurais cachés !

- Je ne sais pas moi, pour les mêmes raisons que tout le reste ?... OK, c'est pas ça, pigé.

Il regarda de nouveau le film, en grognant. Il n'allait pas jouer aux devinettes pendant beaucoup plus longtemps.

- Eh ! Le bébé de gauche, c'est une fille... et l'autre un garçon. C'est dans la famille, non ? Ils me ressemblent un peu quand j'étais petit. Enfin, tous les bébés se ressemblent, termina-t-il un peu gauchement.

Il se tut, attendant de voir s'il avait tapé juste. Il se retourna vers sa mère : son visage était crispé, ses lèvres tremblaient, elle semblait prête à éclater en sanglots. L'apercevoir l'aidait à se projeter vers elle. Il sentit son désarroi et un sentiment plus fort, comme un chagrin inconsolable.

- Eh, ça peut attendre, m'man, tempéra-t-il. Faut pas te mettre dans cet état.

- Laisse, ça va aller...

Après avoir pris la main d'Oanell, dans un geste de réconfort, Sio pointa le doigt vers le garçonnet sur l'écran :

- Ça, c'est toi, Arthen.

Intrigué, le garçon remonta le temps ; il se dit que oui, bien sûr, ça pouvait être lui, à un an...

À cet instant, un phénomène bizarre se produisit dans l'image sous ses yeux. Un des cubes, que tenait le petit, venait d'échapper à ses doigts pour s'élever tout seul dans les airs. L'enfant, frustré, émit un grognement de contrariété à l'adresse de la fillette ; la pièce fit une embardée, tangua, puis se reposa sans douceur dans ses paumes, jointes devant lui.

Arthen leva les yeux sur son oncle et sa mère, ébahi, peinant à analyser ce dont il venait d'être témoin.

Fournissant la clé du mystère, sa mère l'éclaira enfin :

- Je te présente ta sœur, Naelmo.

 

 

 

 

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