Il était une fois, dans deux royaumes lointains. Car, cette fois-ci, tentons l’impossible avec deux royaumes pour le prix d’un. Donc, il était une fois dans deux royaumes lointains, une petite bande de sable rocailleuse qui séparait nos royaumes, fréquentée uniquement par un pauvre pêcheur solitaire du nom de Tomag. Cette petite plage se trouvait non loin d’un petit village côtier où tout se déroulait comme dans n’importe quel petit village côtier : les habitants se levaient, mangeaient, travaillaient, mangeaient encore une fois s’ils le pouvaient, se couchaient, et ce tous les soirs de l’année. Certains avaient des amis, d’autres non, et ces derniers étaient traités en parias. Personne ne les invitait jamais aux fêtes du village ou ne les aidait lorsqu’ils souffraient du besoin, ils devaient se débrouiller par leurs propres moyens. Et, le soir de la Saint-Jean, après s’être levés, avoir mangé, travaillé, mangé encore une fois s’ils le pouvaient, tous les villageois se couchaient et dormaient sur les deux oreilles en pensant à l’été qui arrivait, avec, dans son sillage caniculaire, des heures de travail supplémentaires aux champs d’agapanthe. Confortablement installés dans leur lit douillet, aucun d’entre eux ne songeait à ce qui se passait sur la petite plage rocailleuse qu’on disait maudite, et même si elle donnait plus de poissons que les autres, où seuls les pêcheurs ou les ramasseurs de coquillages les plus désespérés osaient s’aventurer.
Pourtant, ils auraient dû, car cela valait le détour, et n’arrivait presque que le soir de la Saint-Jean. Mais avant de vous raconter ce qui se passait sur le sable, parlons un peu du second royaume lointain.
Lui se trouvait sous l’eau, et abritait des êtres incroyablement diversifiés, tels que les ondins, les sirènes, les anémones, les maquereaux, les limandes, les selkies, et bien d’autres encore. Nous nous intéresserons particulièrement aux selkies. Des femmes phoques et immortelles, éternellement jeunes, pour résumer. Elles s’amusaient à jouer dans les vagues et se nourrissaient de plancton. Mais, une nuit dans l’année, celle de la Saint-Jean, toutes les selkies remontaient à la surface, se débarrassaient de leur peau aquatique, révélant la séduisante jeune femme en dessous, et dansaient sous la lune jusqu’aux aurores, avant de retourner dans l’océan, là où était leur place. Elles devaient faire très attention à leur peau de phoque car, si jamais quelque chose ou quelqu’un la leur prenait, elles le serviraient jusqu’à la retrouver. Résistante à presque tout, elle ne pouvait disparaître que brûlée. Il arrivait que des « selkies dépouillées », comme on les appelait, se lient d’amitié avec leur voleur, ayant parfois des enfants, ou éprouvant une forte affection, mais, si elles retrouvaient leur bien, elles retournaient dans la mer, car ce désir-là surpassait tous les autres.
C’est pourquoi les selkies cachaient leurs peaux dans une petite cavité, dansaient et, lorsqu’elles voyaient le soleil se profiler à l’horizon, se glissaient dans leur forme véritable, et rentraient chez elles, ne laissant derrière elles que quelques pêcheurs matinaux qui, apercevant leurs silhouettes, criaient « des phoques ! Un énorme ban de phoques ! Mon harpon, vite, mon harpon ! ». Et pendant toute une année, elles riaient bien de leur bêtise.
Mais il y avait une petite selkie, répondant au joli petit nom d’Arinn, qui ne suivait pas ses consœurs la nuit entre le printemps et l’été. Elle ne se sentait pas à l’aise en société, et les autres ne recherchaient pas sa compagnie. Aussi, pour festoyer silencieusement et se moquer des humains, elle préférait la Saint-Pierre à la Saint-Jean. L’hiver, peu remontaient, même les plus aventureuses, et les habitants de la terre ferme craignaient trop les vagues glacées et les prétendus démons. Elle ne risquait donc rien, libre de s’abandonner à la solitude qu’elle aimait tant, et jamais, au court de ses quatre-vingt-six années d’expérience, rien n’était venu la troubler.
Et pourtant, un soir de Saint-Pierre, autrement dit un soir de vingt-et-un décembre, ce jeune pêcheur du nom de Tomag se retrouva sur la Plage Maudite. Il vivait seul dans une petite cabane de bois malmenée par les vents et, bien qu’il fût fort beau garçon, personne ne souhaitait l’épouser, du fait de sa grande pauvreté. Depuis qu’il se rendait sur la grève que tous évitaient, on le fuyait comme la peste, changeant de trottoir lorsqu’on l’apercevait dans la rue, l’accusant des pires crimes ou d’être le responsable des intempéries. Seuls, les corbeaux protecteurs le surveillaient. Il s’agissait de corbeaux tout à fait ordinaire, hormis l’inhabituelle teinte bleu givre de leur regard.
Tomag n’espérait pas passer Noël en bonne compagnie, ou même en compagnie tout court, mais seulement pouvoir manger à sa faim ce soir-là. Mais, malgré tout ses efforts, et même là où les poissons s’aventuraient le plus, il ne ramassait pas plus d’une sardine et trois harengs la journée, pas assez quand on doit acheter un nouveau manteau, du fil pour raccommoder ses chaussures et ses chaussettes trouées, ou encore des planches pour réparer le toit qui déversait une quantité effroyable d’eau de pluie sur son lit et sa table à chaque averse. Ce qui ne l’empêchait pas d’essayer, de pêcher de toutes ses forces, jour et nuit. La nuit du vingt-et-un, il se coucha à minuit, et se promit de se relever le lendemain avant les marées. Il était peut-être déterminé, mais un homme reste un homme, même déterminé, et a besoin de repos.
Et la nuit du vingt-et-un, Arinn remonta un peu avant minuit, se débarrassa de sa peau de phoque, la cacha dans les rochers et dansa sous la lune, seule, mais mieux que toutes les autres jeunes filles de son espèce. Sa forme humaine l’enivrait d’un bonheur infini. La caresse du vent qui soulevait ses cheveux, les embruns qui dégageaient un parfum encore plus entêtant que sous l’eau, ses pieds qui foulaient le sable fin, tout ceci lui semblait tellement plus profond, plus concret, que ce qu’elle connaissait. Mais l’océan demeurait sa vraie maison, elle le savait et, quand la mer se mit à descendre, elle voulu repartir, plonger dans les vagues, attraper sa peau qui se desséchait un peu plus loin, jeter un dernier regard derrière elle, et finalement s’en aller. Et c’est ce qu’elle aurait fait si une main n’avait fermement agrippé son poignet.
Arinn se retourna brusquement, et secoua son bras dans tous les sens pour essayer de se dégager. Un humain. Un de ces monstres qui les traquaient sans relâche, au regard cruel et aux habiles petites mains de voleur. Voilà ce qui se tenait devant elle.
- Lâche-moi ! cria-t-elle dans sa langue.
L’autre ne parut pas comprendre. Elle essaya alors dans les dialectes terrestres qu’elle connaissait, celui du sud, du nord, de l’ouest, et il répondit enfin lorsqu’elle parla celui de l’est :
- Non.
Selkie. Tomag savait bien sûr ce qu’était une selkie, une de ces créatures que les hommes tentaient désespérément de séduire et de s’approprier depuis la nuit des temps. Et il ne comptait pas la laisser filer, pas avec la façon dont sa vue l’avait foudroyé. Il faisait sombre, mais pas complètement. Il avait vu son corps délicat se mouvoir librement, sa beauté qui brillait dans la pénombre. Et évidemment, il en était immédiatement tombé amoureux, d’un amour qui lui semblait si fort et si irrévocable qu’il devait être partagé.
- Reste, lui demanda-t-il.
Dans ses mots, il y avait toute la supplication, toute l’émotion, qu’on pouvait y mettre, et beaucoup s’y seraient arrêtés. Mais pas elle, parce qu’en dessous, elle avait perçu quelque chose, une intonation changeante, une note discordante dans sa voix, qui lui avait permis de le cerner. Arinn n’était pas sotte. Elle se renseignait régulièrement sur les humains avant de remonter à la surface. Elle identifia celui-ci comme un chevalier, qui ressentait le besoin de faire ses preuves, de se comporter aussi dignement que galamment.
- Donne-moi une raison de rester, dit-elle doucement, cessant de gesticuler.
- Reste pour moi.
Elle eut un sourire doux-amer.
- Je ne peux pas. La mer est ma maison.
Et, exactement comme elle le souhaitait, il prit un air désespéré, avant de reprendre :
- Tu aimes les contes de fées, selkie ? (Elle hocha la tête). Alors faisons comme dans les contes de fées. Propose-moi trois défis. Si je les remporte tous, j’obtiendrai ta main. Sinon, tu pourras retourner dans l’eau. Marché conclu ?
Tellement, tellement, prévisible.
- Marché conclu, acquiesça-t-elle.
Elle fit mine de réfléchir. Elle ne socialisait pas, mais elle était allée à l’école – elle venait d’ailleurs à peine d’en sortir – et toutes les selkies connaissaient le truc, qu’on leur enseignait comme une technique de survie.
- Ce que j’aime le plus sous l’eau, c’est la couleur de la mer. Alors, pour ne pas que cette fameuse couleur me manque si jamais tu gagnes, tu devras me rapporter quelque chose d’aussi bleu qu’elle. C’est ton premier défi. Tu as jusqu’au lever du jour pour le remporter, après quoi il sera trop tard.
Tomag la lâcha et s’éloigna en courant. Quelque chose d’aussi bleu que la mer. Il pensa aux mines, dans lesquelles se trouvaient toutes sortes de pierres, mais elles étaient trop lointaines. Il songea à des hortensias, mais ils faneraient. Et il se rappela les corbeaux qui veillaient sur le village. Des corbeaux aux iris anormalement bleus. Vite, vite, vite, il se dépêcha d’en dénicher un. Ce qui ne lui fut pas bien difficile, car les oiseaux ne fuyaient pas. Il l’attrapa et lui arracha les deux yeux à l’aide de son harpon. Il avait à coup sûr gagné le défi, et largement dans les temps. Il les fourra dans sa poche et retourna sur la plage rocailleuse. Elle était vide. Comme si la belle jeune femme n’avait été que le fruit de son imagination. La selkie l’avait piégé. De rage, il lança les globes privés de leurs orbites dans l’eau salée et, au loin, il jura entendre un rire. Ce Noël-là, Tomag ne mangea pas à sa faim.
Les jours se muèrent en semaines, et les semaines en mois, jusqu’à ce qu’une année complète s’écoule. Ç’avait été une année particulièrement douloureuse pour notre jeune pêcheur. Désormais, même les animaux le haïssaient, fondant sur lui et le blessant à coup de bec lorsqu’ils l’apercevaient. Mais aussi une année de patience. Il revenait chaque soir sur la grève, la guetter, mais il savait qu’elle ne viendrait pas n’importe quel jour. Il attendait cette fameuse nuit, et décida que, le vingt-et-un décembre, il serait sur cette plage avant elle, et il se cacherait, pour l’attraper et qu’elle lui donne encore un autre défi. Il méritait une autre chance, et il le lui prouverait.
Arinn arriva silencieusement. Elle n’était pas le moins du monde effrayée par la menace des humains, surtout celle de l’humain qui l’avait vue, pensant qu’il se serait découragé. Mais malgré tout, elle se tenait sur ses gardes. Elle ôta sa peau de phoque et sentit avec délice l’air frais mordre sa chair. Elle frissonnait dans le vent, tremblotante, et cela la grisait. Sous l’eau, jamais elle n’éprouvait toutes ces sensations. Elle étendit les bras au-dessus d’elle, et se mit à danser, danser pour ses dieux, danser pour l’écume, danser pour le sable, mais surtout, danser pour elle-même.
Quand il la vit, Tomag eut le souffle coupé. Il ne la connaissait pas. Ni elle ni son nom. Pas encore. Mais cela ne tenait qu’à un fil. Recroquevillé derrière un rocher, il bondit, trébucha, et s’étala de tout son long devant-elle. Pour sa défense, il ne voyait pas bien dans le noir. Elle, en revanche, le distingua parfaitement sous la lune décroissante et les étoiles, car elle s’arrêta tout de suite de célébrer le monde et la vie. Elle fit volte-face, récupéra sa peau et plongea dans l’océan glacé.
- Attends !
Il s’était relevé et, bien qu’il ne puisse la retenir par le poignet, cette fois-ci, il tenta de la retenir d’un moyen autrement plus puissant : avec des mots.
- Attends ! Je veux juste discuter !
Elle se retourna. Son visage, baigné de lumière par un rayon de lune, resplendissait.
- Comment tu t’appelles ? l’interrogea-t-il, désirant mettre un nom sur cette créature qui hantait chacune de ses pensées.
Elle ne répondit pas. Elle s’enfonça dans les vagues et la nuit tandis que Tomag, lui, resta debout face à la mer, désemparé. Il ne lui restait plus qu’à attendre. Encore une fois.
Cette année là, Tomag pêcha un peu plus que d’ordinaire, mais pas encore suffisamment, et la grand-mère d’Arinn perdit la vie à l’âge avancé de sept cents quatre ans. Elle la pleura longuement, mais retourna quand même sur la plage. C’était risqué, certes, mais danser ainsi lui ferait du bien, guérirait son chagrin, du moins elle l’espérait.
Le pêcheur arriva bien avant elle, et se cacha derrière les rochers. Il la vit enlever quelque chose, peut-être un manteau ou une robe, et le dissimuler dans une petite cavité. Il se rappela la chose visqueuse qu’elle tenait à bout de bras avant de rentrer chez elle. Une pelisse ? Une cape ? En tout cas, cela semblait avoir une grande importance pour la selkie. De fait, alors que ses réflexions aboutissaient, elle saisit la présumée pelisse et partit, ne laissant derrière elle que les étoiles rougissantes devant sa beauté et des traces de pas sur le sable. Qu’à cela ne tienne, cette fois-ci, il se contenterait d’avoir observé. Tomag ne s’y connaissait pas bien en selkies, et décida de se renseigner sur le sujet.
Nous ne détaillerons pas les moyens dont il usa pour obtenir ces informations, classées secrètes par le Conseil, car cette histoire pourrait parvenir à de jeunes et innocentes oreilles, aussi nous nous contenterons de dire qu’il les obtint. Cette chose grise qu’elle protégeait n’était pas un vêtement, ni même faite de tissu, si ce n’est de tissus animaux. Car il s’agissait d’une peau de phoque. À vrai dire, Tomag se demandait comment il avait put ne pas faire le rapprochement : des femmes séduisantes à peau de phoque, qui enlevaient ladite peau pour danser à la lueur de la lune. Franchement, il se trouvait stupide de ne pas avoir compris plus tôt.
Et, après sa petite enquête, il trouva la solution à son problème. Il trépignait devant son calendrier, impuissant face au temps qui passait trop lentement à son goût. Oh, comme il lui tardait d’être enfin à la Saint-Pierre !
Le vingt-et-un décembre finit malgré tout par arriver et, cette fois encore, notre pêcheur se tapit sur les rochers. Il attendit que sa belle se montre et se débarrasse de sa parure aquatique, qui entravait ses mouvements, et la cache dans la fameuse cavité. Comme il avait passé des mois et des mois à explorer la petite plage, elle n’avait plus de secrets pour lui, et, en empruntant un chemin connu de lui seul, il la déroba. Ce fût un vrai jeu d’enfants. Ensuite, il retourna discrètement chez lui. Il y avait une trappe fermée sous sa commode, qui menait à une espèce de petit cagibi souterrain, et il déposa délicatement la peau à l’intérieur, avant de replacer le meuble par-dessus et de jeter la clé dans le noir. Il ne vit pas où elle atterrit. Dans les buissons, probablement.
Il ne la brûla pas, pour la simple et bonne raison qu’il espérait qu’un jour, sa future épouse choisirait de rester, qu’il pourrait lui rendre son bien volé, que son amour pour lui surpasserait celui qu’elle nourrissait pour l’océan. Mais, en attendant, il préférait la garder, juste au cas où.
Il regagna la grève, et clama d’une vois forte :
- Selkie !
Elle sursauta et voulut s’échapper, mais les mots qu’il prononça la retinrent.
- Selkie, j’ai pris ta peau !
Il descendit sur le sable, et continua :
- Tu peux chercher, tu ne la trouveras pas.
Arinn regarda partout autour d’elle, mais elle savait qu’il avait raison. Lorsqu’elle s’amusait, elle n’y avait pas prêté attention, mais, depuis quelques instants, elle ressentait un grand vide, comme si on venait de la priver d’une partie d’elle même. Elle avait un trou au cœur, un ravin, une falaise, un cratère. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.
- Tu m’appartiens, maintenant.
Il ne se rendit pas compte de la cruauté de ses paroles, ni même de l’effet qu’elles produisirent sur elle. Sa voix la transperça, entra en elle, et résonna, résonna, résonna, résonna dans son ravin à l’âme, d’une profondeur vertigineuse.
Tomag la prit par la main et, tandis qu’ils s’éloignaient, il ne remarqua pas ses beaux yeux noirs embués.
Les années passèrent. Avec une femme aussi belle, la réputation de Tomag s’améliora considérablement. Désormais, les gens parlaient avec lui, se montraient aimables, envieux de quelqu’un qu’ils avaient autrefois haï. Le jeune couple apprit à s’apprécier, et Arinn éprouvait une sincère affection pour son mari. Il était drôle et attentionné, ayant toujours un mot gentil pour elle. Ils s’enrichirent, pour une raison mystérieuse, et réparèrent leur petite cabane, qui devint une maison. Aucun d’eux ne porta plus jamais de vêtements raccommodés.
La selkie s’occupait d’entretenir la maison lorsqu’il travaillait, un rôle cliché qui ne lui convenait pas mais dont elle ne se plaignait jamais. Elle faisait, entre autres, des tâches aussi ennuyeuses que la vaisselle et la lessive. Un jour, en débroussaillant le petite jardin qui bordait leur chez-eux, elle trouva une minuscule clé de métal rouillé dans les buissons. Elle n’en parla pas à son époux, mais attacha le petit objet à une chaînette, qu’elle n’enlevait jamais, de jour comme de nuit, en se demandant ce qu’il pouvait bien ouvrir.
Malgré tout, lorsqu’elle se rendait sur la petite plage pour ramasser des coquillages ou du ver poli, Arinn jetait toujours un regard triste vers le large. La mer lui manquait terriblement.
C’est pourquoi, par une matinée où Tomag était parti pêcher, elle se retrouva à fouiller la maison. Elle ne chercha pas dans les meubles classiques, ceux qu’elle connaissait par cœur à force d’y ranger du linge ou des assiettes, mais plutôt dans la caisse où se trouvaient les filets et autres outils auxquels elle ne touchait jamais. Puis elle vérifia sous le lit, le bureau, et finalement la commode de leur chambre. Là, elle distingua une étrange forme en relief, et étendit le bras, mais elle ne pouvait l’atteindre. Elle déplaça donc le meuble. Une trappe. Voilà ce qui se cachait dessous. Une trappe verrouillée. Elle porta la main à son pendentif. Jamais elle n’avait trouvé de serrure à la taille de cette clé, mais peut-être la tenait-elle enfin. Elle introduisit la clé, tourna, et ouvrit le panneau sur un tout petit réduit. À l’intérieur reposait une chose grise et visqueuse qu’elle reconnut instantanément. Sa peau. Elle s’en saisit, et courut à l’extérieur, sans prendre le temps de ranger derrière elle. Elle aimait sincèrement Tomag, mais le désir des selkies de retourner dans l’eau est inscrit dans leurs os, et elle n’hésita pas. Libre, enfin ! Libre à en pleurer de joie, libre à en avoir le tournis.
En ouvrant la porte, elle percuta Tomag de plein fouet, qui rentrait déjà de sa matinée de dur labeur.
- Qu’est-ce que tu… commença-t-il, avant de voir ce qu’elle tenait à la main.
Il chercha alors à la lui arracher, mais Arinn ne se laissa pas faire. Elle lui asséna un coup de poing en plein visage, qui le fit saigner du nez, avant de se rendre compte de ce qu’elle avait fait. Les selkies ne blessaient jamais qui que ce soit, sous aucun prétexte. Chez elle, dans l’océan, elle aurait put écoper de la peine de mort. Elle porta les mains à sa bouche, choquée par sa riposte superficielle, dans quelques secondes d’égarement qui permirent à son mari de prendre l’avantage. Il lui prit son bien et, dans un geste de fureur, le lança dans l’âtre, où il fut dévoré par les flammes. La belle le regarda lentement brûler, silencieuse, avant de se tourner vers l’auteur du crime :
- Tu es un monstre, déclara-t-elle avant de lui cracher au visage.
Et elle se retourna, fuyant vers la plage maudite.
- Arinn ! cria-t-il après elle, mais elle ne l’écoutait pas.
Elle descendit sur la grève, debout dans le sable sans se soucier des éclats de coquillages qui lui tailladaient la plante des pieds. Elle contempla l’eau calme et pure, bleu foncé sous le soleil d’hiver. Elle imagina tout ce qui nageait, poussait, s’amusait sous l’océan. Elle avait fait partie de ce « tout », elle aussi. Plus maintenant. Plus jamais elle ne le pourrait. Elle sentit les larmes ruisseler sur ses joues, leur goût salé lui piquer les lèvres. Je veux retourner là-bas, se dit-elle. Je veux retourner dans la mer. Alors, elle fit passer sa robe par-dessus sa tête, la plia soigneusement sur le sol humide, déposa sa chaînette sur le tissu et s’avança. Les vagues glacées la firent frissonner, mais il ne s’arrêta pas. Elle marcha et marcha encore, et quand sa tête disparut sous la surface, elle marcha encore plus vite. Quand l’air vint à manquer dans ses poumons, elle tint bon. Elle resta là, dans ce monde qu’elle connaissait et aimait plus que tout au monde. Elle sentit qu’elle s’évanouissait, et s’accrocha à quelque chose, n’importe quoi, une belle image à emporter dans l’au-delà. Elle n’eut jamais le temps de choisir. Elle s’en alla trop tôt et, au lieu de remonter, elle s’enfonça. Le peuple de l’eau la trouva, la reconnut, même après toutes ces années, même si elle n’avait qu’une sœur pour seule famille, et lui offrit de belles funérailles. Ils furent tous tristes, mais elle avait eu ce qu’elle voulait. Elle était retournée dans la mer.
Tomag arriva sur la plage, mais trop tard pour la sauver. Il se dit que, même sans sa peau, elle avait réussi à reprendre son ancienne forme de selkie, et qu’elle reviendrait, la nuit de la Saint-Pierre ou bien de la Saint-Jean, ou n’importe quelle autre nuit, et l’attendit sur le sable, et même après la nuit, l’aurore, et que beaucoup d’autres soleils se soient levés sur un nouveau jour, il l’attendit encore.
Il n’a pas fini d’attendre.
J'ai pris plaisir à lire ton conte aussi beau que cruel. Il m'a rappelé la Femme Phoque de Catherine Gendrin qui s'inspire des mêmes légendes.
As-tu eu besoin de faire des recherches pour l'écrire où t'es-tu basée sur tes connaissances du mythe pour ensuite laisser ton imagination faire le reste ? Beau travail en tout cas !
Tomag n'a que ce qu'il mérite, rien que pour avoir mutilé le corbeau et pour tout le mal qu'il a fait à cette pauvre Arinn.
PS : J'ai pu noter les coquilles suivantes : "Les vagues glacées la firent frissonner, mais il ne s’arrêta pas." où "il" devrait être "elle" et à la fin "Il n’a pas fini d’attendre." qui devrait être à l'imparfait pour respecter la concordance des temps.
Merci pour ce joli conte !
Je n'ai pas vraiment fait de recherches, j'avais juste entendu parler des selkies. Je corrigerai également les coquilles.
Merci pour ce commentaire !
J'aime beaucoup la présentation du premier royaume.
Je trouve que la présentation du second royaume est assez maladroite, surtout le "Nous nous intéresserons particulièrement aux selkies", on dirait un cours de zoologie alors que c'est un royaume magique enchanté à l'opposé du village de pêcheurs.
Par ailleurs, concernant les selkies, on ne comprend pas pourquoi elles viennent danser si cela comporte tant de risques.
J'aime bien le passage sur Arinn et le fait qu'elle danse à la Saint-Pierre plutôt qu'à la Saint-Jean, ce qui me fait me demander encore plus pourquoi les autres sirènes dansent à la Saint-Jean si les humains sortent moins à la Saint-Pierre.
L'histoire est assez bien écrite, on sent à la fois l'aspect "conte" et l'aspect "euh le mec est quand même un énorme forceur et il a séquestré une fille qui avait rien demandé".
Le suicide d'Arinn est très triste et très bien écrit aussi.
Concernant la toute fin, je trouve ça dommage qu'on se concentre sur la tristesse de Tomag qui espère revoir sa victime, plutôt que sur le deuil d'Arinn.
Moi ma petite question c'est, le peuple de la mer, il ne chercha jamais à punir le pêcheur, ou au contraire, jugea que le voir attendre tous les jours, c'était une punition à la hauteur de sa cruauté?
Je n'avais jamais vraiment pensé à punir le pêcheur, mais ça pourrait être une perspective intéressante, merci pour cette idée.
Alors, en relisant mon commentaire, je dois tout de même préciser quelques petites choses: ton conte, il est déjà parfait, très poétique (et il fait très 'conte', pour ne pas dire mythologique, je ne sais pas si c'est très clair). J'ai passé un excellent moment en le lisant (d'ailleurs ça se lit tout seul, comme une tasse de café) au point que mon commentaire, j'ai tout de suite jumpé au ressenti, au lieu de souligné ce qui m'avait plu. Je corrige donc le tir!