Sidi Abel, l'ingénieux épicier de Schillig'
Ses brillantes études fraîchement conclues par un master d'ingénierie, Sidi Abel a pris la décision de reprendre un petit hanout* au cœur de la Rue de la Glacière, à Schilltigheim.
*(terme issu du dialecte marocain, signifie couramment petite épicerie).
Schillig' pour ses enfants de cœur, est une petite bourgade, bien dynamique, où cohabitent joyeusement quelques milliers d'âme.
L'une d'entre elle, se meut énergiquement depuis quelques mois au sein de ce petit marché regroupant des saveurs locales et du monde.
Car Sidi Abel a bien compris l'enjeu ; celui du contexte géographique dans lequel il s'inscrit, mais aussi plus large, celui du contexte sociétal au sein duquel son nouveau petit monde sera amené à grandir.
Depuis les années 1970, bien avant la naissance au Maroc de notre ami Sidi, cette épicerie tient une place centrale au sein de cette artère alsacienne. Situé à équidistance de deux autres axes parallèles importants, elle représente en quelque sorte un carrefour. Sans l'appellation, ouf. N'en déplaise aux grands groupes de l'industrie agro-alimentaire qui participe largement depuis plus d'un demi-siècle, au ravage de notre Monde.
Un carrefour donc ; de civillisations, de produits aux couleurs bariolées qui s'entremêlent dans les étalages.
Mais que Diable, notre ami Sidi Abel allait-il faire dans ce navire ?
Lui à qui amis et famille promettaient des rêves d'entreprenariats version XXL, l'imaginant tantôt en costume-cravates de chez Armand Thierry, tantôt au volant de voitures dont chacun aurait pu se targuer d'être en quelque sorte, même infimement, un de ses co-propriétaires.
C'était sans compter sur la grandeur d'âme de notre Monsieur. Et sur l'éducation tendre mais tenace, de ses parents et oncles maternels.
En effet, ces derniers avaient su accompagner notre jeune héros dans sa découverte du monde, loin de France tout d'abord, et avaient su lui distiller les bons conseils dans ses préparatifs qui devait le porter plus tard dans les bras de Marianne.
Revenons à notre petit marché donc. Ici et là se côtoient turcs, maliens, marocains, algériens, kosovares, bosniaques, européens qui partagent tous, même un temps de leur vie, un destin commun, celui de la France, et ici celui de l'Alsace.
D'un côté de la rue, l'on retrouve davantage de populations issues des vagues d'immigrations de la seconde partie du siècle dernier. Aux revenus globalement modestes même s'il ne fait pas forcément bon de se hâter dans ces observations qui plaisent tant à nos conceptions mentales compulsives.
Et puis sur l'autre rive, des schilltigheimois de longue date, vivant là depuis plusieurs générations, où alors, ayant immigré d'autres recoins de la belle Alsace.
Dès le début de son aventure, Sidi Abel a bien compris l'ampleur de la tâche. Ou de la responsabilité qu'il prenait.
Même si au fond de lui,se recèle de manière limpide le trésor de l'Unicité, la certitude que tous les êtres proviennent de la même Source, il n'en a pas moins conscience des diversités plurielles qui habitent l'esprit de tout ce petit monde.
C'est là que notre ingénieur se montra le plus ingénieux, et ingénu.
En effet, en implacable connaisseur du terrain sociologique sur lequel il venait de s'implanter, il se mit à proposer nombre de nouveaux produits qui pouvaient correspondre tantôt aux classes populaires, aux revenus modestes qui recherchent avant tout les marques dites « repères », parce que rassurantes, mais aussi des produits issus du marché local alsacien, de producteurs locaux issus de l'agriculture bio notamment, afin de satisfaire également le palais et les envies des bobos environnants.
Régulièrement, notre ami cherchait asile auprès de ses autres compagnons de route, tous plus ou moins commerçants en cette vie, mais d'un commerce dont le nom recouvre la réalité. Un commerce d'où l'Amour et l'honnêteté étaient rois. A Strasbourg, ils se retrouvaient deux fois par semaine avec ses amis de beuverie pour refaire le monde, pour refaire notre monde. Au sein de cette taverne qui se trouve au cœur du quartier lointain de la Montagne Verte, ces beuveries rituelles ne laissent place qu'à un Vin pur et limpide. Celui qui en trempe ses lèvres peut en devenir fou amoureux, l'avare en devenir généreux. On dit que celui qui le boit lâche ce qu'il tient, prépare son voyage vers les cieux, car tout ce qu'il vit devient chemin.
La Guilde de ces braves commerçants fermait souvent ses portes tard dans la nuit.
Parfois proche de l'aube naissante.
Les effluves nocturnes qui en émanaient se diffusaient subrepticement aux abords du vieil immeuble, laissant dans l'air un parfum nostalgique d'une époque que beaucoup croyaient révolue, celle des corporations de métiers, d'un code de l'honneur bien trempé, où la main de l'artisan cherchait à être constamment relié à son esprit, où la transmission d'un art se faisait de maître à disciple avec une précision délicieuse.
Sidi Abel a choisi par la suite de racheter une boucherie à Strasbourg. Ainsi, il s'établit sur un second carrefour au cœur d'une des plus fameuses capitales européennes.
Il se retrouve alors confronté à plusieurs options ; il prend connaissance du marché. Il se rend compte que dans notre monde de productivisme, nombre de bouchers voisins cherchent à faire du profit en achetant des viandes aux plus vil prix. La qualité au sortir du process n'y est pas forcément.
Cette voie est inconcevable pour notre ami. Nous avons dessiné plus haut quelques-uns de ses traits moraux ; et notamment une recherche éthique assez élevée.
Aussi, pour faire vivre ce commerce, il n'entrevoit que la possibilité de chercher, à tout prix, des viandes de qualité, issus d'élevage propre et au plus près du lieu de vente.
Non seulement parce que lui même apprécie de se délecter de quelques lanières de veau, ou de pièces de bœuf complétant un beau tajine, mais surtout parce qu'il aime l'Autre. Il souhaite le meilleur pour Lui. Et bien sûr dans sa vision globale du bien-être, il souhaite n'oublier personne dans la chaîne du Vivant.
Ainsi, il ne serait pas impossible pour le lecteur, de croiser notre cher commerçant sillonner les pistes vosgiennes dans les temps qui viennent. Et qui sait, comme l'évoque l'adage traditionnel, s'il n'y aurait que les montagnes qui ne se croisent pas, si l'âme de Sidi Abel ne rencontrerait pas un jour celle d'un fameux pasteur, niché au cœur du massif vosgien.