Les étoiles scintillent dans le ciel. D’ordinaire, je n’y prête guère attention. Mais ce soir, la vue au-dessus du gymnase est différente : une pureté troublante, une beauté presque insupportable. Je m’accorde un moment pour savourer ce que la nature a de plus grandiose à offrir. Un dernier moment.
Dans ce silence, une évidence s’impose : je ne suis qu’un point minuscule dans cette galaxie indifférente. Une poussière parmi d’autres. Et Sarah aussi. Oui, Sarah, malgré tout ce qu’elle représente, n’échappe pas à cette insignifiance.
Elle s’est pourtant insinuée dans chaque recoin de mon existence, semblable aux métastases d’un mal incurable, me menant inéluctablement vers une fin que je ne veux plus fuir. Sarah n’est pas méchante, pas vraiment. Mais chaque fois qu’elle m’aperçoit, elle semble animée d’un besoin irrépressible de me poser des questions d’une cruauté intime, des questions auxquelles j’aurais préféré échapper.
— Tu n’as pas grossi ? me lançait-elle parfois, en parcourant mon corps comme un radar à la recherche d’imperfections.
Face à son regard inquisiteur, j’avais l’impression que mon corps n’était plus le mien, qu’il devenait une offrande, exposée pour être jugée, analysée, critiquée. Chaque lundi matin, je me demandais : quelle flèche Sarah décocherait-elle cette fois dans mon cœur ? Je m’habillais à la hâte, sans conviction. En noir, toujours. Le noir amincit, dit-on. Non ?
Je m’accroche à de petites règles inutiles, comme ne jamais reprendre de gâteau au chocolat le dimanche soir. Pour ne pas risquer d’être boudinée le lundi matin, au lycée. Car je savais que je serais, une fois de plus, soumise à son expertise.
Sarah n’est ni une amie ni une ennemie. Elle est un entre-deux agaçant, une présence dont je ne peux me débarrasser, un lien sans fond ni véritable raison d’être, mais qui subsiste. Elle est tout ce que je ne suis pas : grande, fine, lumineuse.
Et cela ne lui suffit pas : elle trouve encore le temps de pointer du moindre de mes défauts, comme si je pouvais représenter une menace. C’en est presque pathétique. Elle veut être le centre du monde, certes, mais non sans le faire valoir.
— Tu as éclairci tes cheveux, non ? m’avait-elle demandé à la rentrée, avec un air condescendant de savoir absolu.
J’avais bredouillé une réponse molle sur le soleil qui avait éclairci quelques mèches de ma chevelure rêche et terne. Elle haussa un sourcil. Ce simple geste balaya mon argumentation et fit disparaître toute confiance en moi. Elle n’avait pas besoin de mots : un seul regard suffisait à me tétaniser.
Tout en elle est impeccable : style, cheveux, maquillage, manucure. Rien ne détonne. Elle évolue dans un monde où tout n’est que goût, grâce et privilège. Car Sarah, en plus d’être parfaite, est une héritière. Fille d’un avocat d’affaires et d’une courtière en bourse, elle ne manque de rien, surtout pas d’audace, cette chose qui naît de la conviction d’être au-dessus des autres. La Mercedes qui la dépose chaque matin au lycée en dit plus long que mille mots. La petite cuillère qu’elle avait dans la bouche à sa naissance n’était pas d’argent : elle était d’or.
À ses côtés, je me sens insignifiante, presque grotesque : moins belle, moins brillante, moins privilégiée. Ma vie n’est qu’une longue litanie d’échecs. Mais qu’en sait-elle exactement ? Rien. Absolument rien. Et qu’est-ce que cela aurait changé ? Aurait-elle été touchée d’apprendre que j’ai perdu mon père à neuf ans, emporté par un cancer ? Que ma mère a dû vendre notre maison, abandonner notre ville et tout recommencer ici, dans cette ville où elle se tue à petit feu au service des riches ? Non. Pour elle, ma vie n’est qu’une toile de fond terne, jamais remarquée sauf pour y pointer les défauts.
Je ne cherche ni compassion ni pitié. Sûrement pas. Je préfère passer inaperçue. Je donnerais tout pour cela.
Il fait froid ce soir. Mes yeux larmoyants errent sur un horizon que je ne contemple plus vraiment, depuis que le visage de Sarah a tout recouvert dans mon esprit. Tout gravite autour de ce visage. Et pourtant, lorsqu’il surgit, c’est toujours comme une gifle que l’on ne voit pas venir. Je fouille machinalement les poches de mon manteau à la recherche d’un mouchoir. Mes larmes sont devenues si familières qu’elles ne m’étonnent plus. Je me mouche bruyamment, oubliant que je suis perchée sur un toit. Mais je n’oublie pas pourquoi je suis là, en cette nuit glaciale de mars. C’est limpide.
Une scène me revient en mémoire, et mes poings se serrent au point que mes ongles s’enfoncent dans mes paumes.
Au début, le bahut organise une soirée d’intégration pour créer des liens entre les élèves. Ce soir-là, j’étais arrivée un peu en retard. Les groupes d’élèves étaient déjà réunis, la musique résonnait depuis l’extérieur. Certains garçons, en chemise blanche, circulaient avec des plateaux garnis de petits fours, amuse-bouches et boissons colorées.
Malgré mon stress, j’étais enthousiaste à l’idée de rencontrer de nouvelles personnes. Je balayais la salle à la recherche de visages familiers. Un jeune serveur s’arrêta à mon niveau et me tendit son plateau. Je m’apprêtais à saisir un petit croissant au saumon lorsque soudain, une paire d’yeux bleus se planta devant moi.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, lança une blonde intrusive.
Je me figeai, interdite.
— Je… je ne comprends pas… Qu’est-ce que je ne devrais pas ? bredouillai-je.
À peine avais-je prononcé ces mots que je le regrettai.
— Tu as l’air d’avoir un bon coup de fourchette, rétorqua-t-elle, me détaillant du regard avant de partir dans un éclat de rire.
Tout le reste de l’assemblée cessa ses conversations. Les dizaines de visages se tournèrent vers nous, et un immense éclat de rire collectif retentit. Je tenais encore le petit croissant du bout des doigts… Une douleur vive me transperça l’estomac. Ce fut la première attaque d’une longue série, car Sarah n’avait jamais renoncé à se moquer de moi.
À cause d’elle, je me sentais n’être qu’une enveloppe physique, peu avenante, mais je tentais de faire bonne figure. J’acquiesçais à chaque remarque, comme si elles étaient légitimes. Mon corps semblait être l’exhibition de mon âme. Dans la cour, avant de remonter en classe, je savais qu’elle allait encore me reprocher quelque chose, et je craignais de ne jamais satisfaire son œil expert.
Aujourd’hui… j’abandonne. Mon cœur n’en peut plus de ses remontrances, de ses critiques acerbes.
Un courant d’air fit rouler une vieille canette déformée vers moi. Dans un état quasi second et prise d’une violente crise de rage, je frappai de toute ma puissance dans la canette avant de l’envoyer valser à travers le toit. Mes poings se desserrèrent et, avec eux, un poids que je portais sur le cœur. Je regardai mes paumes endolories, lasse, les vilaines traces de mes ongles incrustées.
Les nuages recouvrirent la lune, assombrissant davantage la nuit. Un garde-corps rouillé brisait la vue du ciel. Je m’approchai du bord : de cette hauteur, on ne distingue rien en bas. Mon sac était posé un peu plus loin. Je percevais les sonneries étouffées qui s’en échappaient, sans parvenir à les définir.
J’avançai, m’enfonçant dans l’obscurité. En enjambant le garde-corps, mon jean s’accrocha à un bout de métal rouillé. Rien n’était réel : ni ce toit, ni cette barrière, ni la douleur sur ma cuisse. Je me retrouvai de l’autre côté de la barrière, soutenue par un petit morceau de gouttière. Mon corps, ce fardeau, ne serait bientôt plus le mien.
Ma vue se brouilla. Les larmes ruisselaient sur mon visage et se rejoignaient sous mon menton. La douleur n’était plus physique, ni psychologique : elle était celle de mon âme. Plus rien ne pouvait me soigner. Plus rien. Ou plutôt, une seule chose pourrait.
J’ai scruté le vide en contrebas. La nuit, épaisse et noire, ressemblait à une brume de désespoir. L’intimité était parfaite. Je me sentais seule, entourée d’étoiles scintillantes, d’âmes spectatrices et silencieuses de ma détresse…
Une voix rauque chuchota derrière moi :
— C’est à toi, le téléphone qui sonne ?
Une brise glaciale effleura mon visage. Mes mains tremblaient, agrippant toujours la barrière. Je me retournai, fâchée d’être interrompue, et reconnus Rayan. Il était figé, plus effrayé que moi.
— Ton sac vibre depuis au moins cinq minutes, murmura-t-il doucement. Je pense que tu devrais répondre.
— Oui… j’avais entendu, mais… ma voix s’étrangla.
Il s’approcha, ses yeux bruns reflétant l’inquiétude. Il tendit une main, attrapa mes doigts gelés.
— Viens. On peut parler. Ou pas. Mais descends, s’il te plaît.
Je n’ai pas eu la force de résister. Pas ce soir. Pas contre cette main tendue. Lentement, il m’a aidée à revenir de l’autre côté. Mes jambes se dérobèrent, il me soutint par la taille juste à temps.
— Sarah, tu n’es pas seule.
Ses mots résonnèrent, improbables, presque irréels. Quelque chose dans sa voix m’empêcha de sombrer à nouveau. En silence, nous descendîmes les escaliers. Mes jambes tremblaient à chaque marche, mon cœur battait à un rythme irrégulier.
J’attrapai mon sac. Je n’ai pas regardé mon téléphone ; seule maman s’inquiétait pour moi, je l’appellerai plus tard. Mon ange gardien me tenait fermement.
Rayan me regarda, approcha son visage du mien et chuchota :
— J’étais en train de rentrer chez moi et devine quoi ? J’ai reçu une canette sur la tête !
 
                        
J’ai eu le cœur serré tout au long de la lecture, mais je suis soulagée qu’il y ait une main tendue à la fin. Rayan, par sa simple présence, rappelle que parfois, une seule personne peut faire toute la différence. Ce moment d’humanité m’a émue, et je suis heureuse que l’histoire ne se termine pas dans le vide, mais dans un possible recommencement.
Merci pour ce texte puissant, nécessaire, et vrai.
Oui, il y a de la lumière dans ce que tu écris, même au cœur de l’obscurité. Et cette lumière, tu l’as transmise. Merci pour tout ça ❤️