Sommet

Par Capella

Le soleil paraissait plus virulent, aussi haut dans les nuages. Il les avait sûrement dépassés. 

Ses pas foulaient un sol nivéen, rendu perpétuel par un froid tout aussi inaltérable. Chacune de ses violentes foulées soulevait un nuage de bruine ivoirienne autour de lui. 

Les sapins étaient, eux aussi, orné d’un manteau blanc, élégant et séant pour leurs belles boucles vertes. Tenant presque à faire partie de ce décor sans couleur en dépit de son teint halé, il soufflait des vapeurs grisâtres à chacun de ses souffles. 

Ce monde était un hiver. Un hiver inextinguible qui ne prenait repos qu’autour d’un feu que l’Homme était forcé d’allumer pour ne pas fléchir sous l’inflexibilité du froid. Pourtant, si l’Hiver, parfois cruel, le désirait, passer sa main tempétueuse sur un feu le ferait périr aussitôt. 

Aujourd’hui, l’Hiver était curieux. Présence immense au fond de l’horizon, il admirait le jeune homme gravir l’une de ses innombrables montagnes. Il avait envie de savoir, lui aussi, jusqu’où iraient ses bottes brunes, à foncer ainsi à toute allure.

Noé courut. Il sauta au-dessus d’une crevasse, gravit une pente raide à la seule force de ses jambes, sentant quand il manquait de glisser vers une plateforme supérieure à laquelle il s’accrocha tout juste. Il se hissa, et reprit sa course. Encore, il bondit comme un félin de sol en sol, certains s’écroulant en bruit de roulement à son passage. 

L’Hiver était maintenant tout à fait intéressé. Ce garçon soufflait en courant, courait en sautant et sautait en admirant déjà sa nouvelle plateforme. Il réceptionna son bond d’une roulade et poursuivit jusqu’à s’accrocher à un bloc de glace. Il se hissa en haut, sauta encore et courut un chemin qui frangeait la montagne. Un chemin étroit et exigu ; Noé était forcé de courir en mettant un pied, littéralement devant l’autre, car il n’avait pas droit à un petit centimètre de plus pour être à l’aise.

Le sol s’épaissit et il put accélérer, soufflant toujours ses propres nuages d’argent au fil de sa course. Il jeta un regard en arrière. 

En contrebas, loin, très loin dans l’horizon, d’autres montagnes, des forêts, un soleil, un ciel limpide. Noé eut un rictus solaire, et même un rire. Il accéléra, sauta, s’accrocha, ne chancela jamais, et finit par atteindre un palier de la montagne ; une immense zone blanche ouverte. Rien ne manquerait de s’écrouler ici. 

Il tomba à genoux et respira bruyamment, un sourire sur le visage.

— Eh bien mon garçon, voilà un grimpeur dans l’âme, où je ne m’y connais pas.

— Ha ha… Merci. 

Noé leva le visage vers l’homme en gros manteau de fourrure qui venait de lui apparaître. Ils s’échangèrent un sourire. 

— Rares sont les gens à habiter cette montagne, dit Noé en se levant, de l’air un peu retrouvé.

— N’est-ce pas ? Je vis seul, un peu plus loin. Je t’y emmène, c’est sur ton chemin, si tu veux escalader la montagne. Je t’ai vu débarquer au loin, et je me suis demandé si ce petit point était un homme ! Bah je suis surpris de voir que oui. 

Nouveau sourire de la part de Noé. 

Il fut emmené dans un très accueillant chalet en bois rempli de meubles identiques, sans doute faits à la main. Sous une cheminée, un feu crépitait et Noé se délectait d’un chocolat chaud quelque peu mérité, à son avis. 

— Et donc mon garçon, pourquoi grimper le sommet du mont ? 

— Il y pousserait une fleur d’éternité, paraît-il. Une fleur qui ne fane jamais.

— Oh, oui, c’est bel et bien le cas. Mais bonne chance pour l’atteindre… Tu comptes en faire quoi, la vendre ? Tu serais bien l’un des très rares à mettre la main dessus alors, pourquoi pas.

Noé prit une gorgée de chocolat et secoua lentement la tête.

— C’est la fête des mères dans une semaine. 

L’homme le regarda, figé, avant d’éclater de rire. 

— Je vois, ça se comprend. Cette raison me va très bien, mais je vais devoir t’aider concernant la prochaine étape. 

Noé hocha la tête, et se couvrit les yeux, le lendemain, quand la neige lui souffla sur le visage.

Il leva le visage au ciel. Autour de la montagne qui le surplombait, c’était un anneau. Un grand anneau céruléen qui flottait tout autour de la montagne. Certaines planètes avaient leurs ceintures d’astéroïdes, cette montagne avait son bandeau turquoise.

— De l’eau, inféra Noé.

— Tout juste. Impossible pour le commun des mortels de passer tout ça sans respirer. 

— Ça ira. 

— Je vous fais confiance, jeune homme.

Après un hochement de tête, Noé marcha en avant sous les signes de l’homme. Il marcha plus vite. Bientôt, il trottina et enfin, il s’élança vers l’avant. 

La neige tombait, aujourd’hui. L’Hiver semblait s’amuser de lui offrir son voile, de le bénir de ses encouragements, et Noé n’en fut que satisfait. Il aimait ces flocons, et avec leur concours, il serait capable de tout affronter.

Il sprinta et grimpa la montagne comme il savait si bien le faire. Sans manquer son pied, il sautait de plateformes en plateformes avec l’agilité du vent et l’éclat d’une étoile filante. Il courut, le souffle d’argent n’ayant même pas le temps de lui apparaître, recouvert par les doigts de L’Hiver, refusant de lui faire voir ses efforts, car les véritables commençaient dès à présent.

C’est brûlant…

En plongeant – quoique sauter était peut-être plus indiqué – vers le cerceau aquatique, il fut accueilli par une sensation de chaleur puissante. Naturellement, cette eau n’avait pas gelé en dépit des températures, il fallait bien justifier son anormalité. 

Heureusement, ce n’était pas assez chaud pour lui brûler la peau, alors il nagea vers les hauteurs. Il remonta à la surface – cette surface si lointaine, si étirée ! – les joues gonflées. 

Il fut à son tour ceint des présents de cette eau, cadeau que le dieu de la mer avait sans doute offert à l’Hiver. Des coraux qui poussaient les uns sur les autres pour s’élever vers le sommet de la montagne, désireux de fleurs d’éternité peut-être, eux aussi. Autour, des poissons, de toute taille. Un banc coloré lui passa sous le nez. Un immense poisson lui frôla le dos et un requin nagea à ses côtés pendant quelques mètres. 

Noé commença à se dire qu’il serait judicieux de commencer dès maintenant à se diriger vers les bords de cette bulle sphérique pour récupérer un peu d’air. La montée était encore longue. Il nagea alors sur le côté et fut repoussé par le courant impérial de cet endroit. Noé prenait conscience de la raison qui empêchait les grimpeurs de monter. Essayer de passer outre ce tourbillon était inenvisageable. C’était où retenir sa respiration une dizaine de minutes, ou mourir tout bonnement. 

Le garçon serra les poings et nagea vers le requin. Il s’accrocha à son dos. Noé alla jusqu’à la tête du poisson qui, n’ayant jamais considéré les hommes comme une nourriture engageante, se laissa faire. Noé retira sa botte et y captura un poisson avant de le planter de l’un des piques d’escalade qu’il s’autorisait à user en cas de chute. N’ayant pas le temps de remettre sa botte, il la coinça entre ses dents et leva le poisson en l’air, son sang s’écoula alors jusqu’au nez sensible du carnivore. Le requin entama une piquée sous-marine de sorte à croquer le présent que lui tendait Noé, mais il n’y aurait pas droit avant d’avoir atteint les cieux.

Noé fut dès lors intime aux poissons. À son tour, il découvrit ce que cela faisait que de nager sous l’eau avec l’impétuosité d’une flèche. Il croisa les poissons colorés, lesquels s’égaillaient vivement sous le passage vif de leur prédateur. Le requin contournait les coraux pour offrir au garçon qui le chevauchait, une nuée de couleur autour de celle des embruns. 

D’autres requins, attirés par l’odeur, vinrent les rejoindre, et Noé dut bientôt jouer de ses rênes improvisées sous forme de poisson pour orienter la course du squale, le faisant ainsi éviter, parfois de peu, ceux qui ouvraient leurs dents vers eux. 

Quand un requin lui percuta l’épaule, Noé laissa échapper tout le reste d’air qu’il avait encore en sa possession. Comprenant qu’il pouvait mourir d’une seconde à l’autre si ces plans ne se poursuivaient pas bien, il tendit son bras plus fort, comme si lever le poisson plus haut ferait accélérer le requin.

Il fendit l’océan. Noé eut le sentiment de trancher la mer tant il était vif. Les couleurs défilaient aussi vite que dans un kaléidoscope, les poissons dansaient en cercle autour d’eux, cercle dans lequel Noé et son compagnon de fortune s’immisçaient comme des acrobates de cirque. À travers l’eau turquoise, plus transparente qu’un voile vaporeux, la neige était visible. Elle se mêlait à la mousse de l’eau et aux rayons fougueux du soleil pour décupler la touffeur de cette eau féerique.

Noé tendit plus fort son bras, si tant est qu’il en fût capable. Les joues rouges d’avoir si peu respiré, il ferma les yeux dans la douleur de ses poumons. Il ne put plus admirer la danse des poissons, la fougue des mers, les requins qui suivaient le sien, un instant de retard dans l’allure. La mer frotta contre sa peau, le soleil transperça ses paupières battues et bientôt, il sentit l’air. L’air froid, terriblement froid d’un dehors embrasé par l’Hiver. 

Noé lâcha son appât et la bête obtint son dû. Prenant une bruyante bouffée d’air, il bondit du dos de son destrier pour atterrir sur le sol neigeux. 

La chaleur céda sa place au froid trop vif, et Noé eut soudain peur pour sa vie. Après les poumons, c’était l’hypothermie qui le menaçait. On vint alors poser une veste sur ses épaules pour le réchauffer.

Ce fut seulement en sentant le voile bénin sur son dos que Noé consentit à accepter qu’il venait de réussir. Il reprenait son air, douloureux, et serrait la pelisse contre son corps pour empêcher le froid de vaincre la caresse étouffante de cette eau tropicale au milieu d’une montagne. 

— C’était impressionnant, jeune homme.

Noé leva la tête vers la pêcheuse qui lui avait offert son manteau, laquelle lui dardait un franc sourire. Le garçon le lui rendit.

 

— Une fleur d’éternité, hein…, souffla la pêcheuse. Donc, tu comptes monter encore… Ça va pas être facile, mon gars. 

— Je m’en doute, mais je n’ai pas peur. Je suis allé jusqu’ici, je pense que j’ai fait le plus dur, non ? 

— Le cercle d’eau, c’est quelque chose, mais y a toujours plus dur. 

Noé, installé devant un nouveau feu de cheminée, était assis par terre, la femme l’imitant, en tailleur. Il mettait les mains devant les flammes pour ne pas laisser son corps refroidir tout de suite. Il avait eu une sacrée frayeur, en s’imaginant mourir de changement de température trop soudain. Il devait beaucoup à cette femme…

— En vérité, vous savez, tant que ce que j’ai devant moi est beau, ça me motive à grimper.

Et pour être beau, ce nouveau terrain d’escalade qui l’accueillit au matin l’était divinement. En levant la tête vers ce ciel sans nuage – sans doute l’Hiver se trouvant sans plus savoir comment encourager le grimpeur –, c’étaient des arcs-en-ciel. Non pas quelques arcs évanescents et diaphanes qu’une main pourrait traverser sans en sentir le contact, mais des chemins iridescents, prégnant à la vue, si éclatants qu’ils étaient probablement tangibles. 

— Ils sont en mouvements perpétuels, raconta la pêcheuse. Pour monter, il faudra y aller au petit bonheur la chance. Et si t’en a pas, ça peut t’emmener tout droit dans un précipice.

— C’est noté. Merci beaucoup. 

— Tant que tu sais quoi faire de tes pieds, tout ira bien. 

Noé eut un hochement de tête et s’élança brusquement, levant la main en s’éloignant pour saluer celle qui l’avait accueilli. 

Le commencement fut semblable à tous les autres. Il sauta de neige en neige, foulant le sol immaculé en créant des levées ivoiriennes à mesure que ses pieds se soulevaient dans sa course. 

Sa respiration était stable, ses jambes étaient pétries de motivation, alors il  courut sans essayer un seul instant de ralentir son rythme. Il bondit au lieu de simplement grimper, préférant sans doute s’octroyer un surcroît de vitesse dans son ascension. 

Au bout d’un moment, il posa le pied sur le premier arc-en-ciel. Tout fut une explosion éblouissante de couleurs. Les écharpes chatoyantes étaient par centaine, au moins ! Elles se déplaçaient sous forme de serpents, qui pour se passer les uns sur les autres, qui pour entamer des chutes ou des montées en pic, qui encore pour bondir en arc ou s’abaisser en barre oblique. 

Pris dans les mouvements constants, Noé manqua pour la première fois de son ascension de trébucher, peu habitué à courir contre un courant terrestre plus égoïste que la terre inerte, mais il poursuivit pourtant à toute vitesse.

Il longea un arc-en-ciel et sauta vers un autre qui allait dans la direction opposée. Quand il entama sa descente, Noé bondit sur un autre un peu plus haut, ses yeux essayant tant bien que mal de s’acclimater aux efflorescences de couleurs qui allaient en filant. 

Son serpent irisé entama une chute, alors il sauta, mais l’autre imita son confrère. Bientôt, Noé eut beau quitter chaque arc-en-ciel, tous redescendaient, et il faisait du surplace. Hors de question bien sûr de rester statique en priant sur la remontée soudaine d’un chemin ; en avisant un arc-en-ciel emboutir une falaise avec violence, il sut que tout miser là-dessus était beaucoup trop dangereux.

Il avait passé cinq minutes dans l’eau sans respirer, à peu de chose près, il pouvait s’essouffler un peu sur un champ coloré. 

Toutefois, sa conviction se heurta à la dure réalité. Un arc-en-ciel faucha le sien et il fut forcé de l’emprunter, menaçant de finir au fond d’un gouffre. Noé courut en sens inverse et, par miracle, put bondir vers un nouveau serpent qui passait non loin. Il terminait lui aussi sa course contre un morceau de montagne. Noé le quitta en chutant de quatre mètres pour devoir, une fois encore, quitter sa nouvelle plateforme tombante.

Noé en était cantonné à la survie. Il ne grimpait même plus, il était simplement forcé de bouger pour ne pas mourir. C’était frustrant.

Quand il découvrit alors un oiseau se mêler à cette mosaïque mouvante de couleur, d’arches et de petits bouts de ciel, le temps sembla comme s’arrêter. Noé plissa les yeux. Il n’avait qu’à faire comme il l’entendait, lui aussi, voler sans se soucier que ce monde était plus inflexible que lui.

Après un petit soupir, il accéléra plus encore et sauta sur un arc-en-ciel qui piquait vers une falaise. Il sauta sur un autre et grimpa sur un deuxième. Rien n’avait changé en soi, c’était juste un nouvel état d’esprit qui lui faisait croire qu’il avait l’avantage sur ce monde, et non plus l’inverse. 

Quand un arc-en-ciel se propulsa sur un morceau de montagne, il bondit sur le sol de neige pour s’offrir un appui, et s’élancer sur un nouvel arc-en-ciel, sans cette fois avoir besoin de chuter pour survivre. Il prenait conscience enfin que ce monde n’était pas que prolifération de couleur ; il y avait toujours la montagne, et elle, elle n’avait jamais cessé de rester la même, une alliée que Noé connaissait bien. Un don de l’Hiver, qui veillait encore sur lui. 

Le garçon longea une falaise raide quand un arc-en-ciel l’y mena, et à l’instant où elle s’écroulait sous son poids, un nouvel chemin irisé passait. Il y bondit en saut leste et le longea. Un arc-en-ciel était en train de grimper haut dans le ciel ! Le problème était qu’il était peut-être un peu loin. 

Sans se laisser le temps de douter, Noé tira sur ses jambes et bondit, s’accrochant au ruban montant avec douleur. Quand son chemin entama une soudaine descente, presque en angle droit, il attendit d’être arrivé sur la bosse ainsi formée pour sauter sur un autre. 

Il n’en pouvait plus. Sa respiration était devenue erratique. Ses jambes, à force de réceptionner des sauts en sol dur contre la montagne, couplé au fait qu’elle devait porter un humain courant à direction opposée d’un obi vif comme l’éclair, n’étaient plus que des tambours ; car chaque pas résonnait dans sa cage thoracique. 

Noé sauta, courut, sauta, agita ses bras pour garder l’équilibre et essaya quelquefois de survivre, se disant que ce n’était pas une mauvaise idée de faire quelque chose contre ce chemin qui filait vers la montagne.

Les couleurs éclataient toujours autant, et l’oiseau avait déjà disparu. Il posait le pied sur les arcs-en-ciel pour en rejoindre d’autres, pour bondir vers le prochain, aviser un autre, essayer de comprendre par où passer. 

Les couleurs n’avaient plus le moindre sens, à filer dans toutes les directions, comme des flèches écervelées, qui filaient, filaient, filaient et chatoyaient ! Couleurs, neiges, souffle rauque, nuages de froid, respiration rauque, et arcs-en-ciel ! 

Au bout d’un moment, le sol neigeux se fit large. Noé courut, mais trop habitué à devoir composer avec une terre mouvante, il perdit l’équilibre et s’écroula, la tête dans la neige. 

Il resta allongé ainsi, de longues minutes, le visage cramoisi, les poumons en flammes sulfureuses. Le sifflet d’un train le poussa à lever la tête avec indolence. D’abord, il prit conscience de la situation dans laquelle il se trouvait en se retournant.
Derrière lui, tous les arcs-en-ciel filaient en une danse effrayante. Il les surplombait ; car il était arrivé.

Devant lui, une petite cabane qui tenait lieu des gares, car des rails passaient au travers. Il s’y rendit.

 

— Un détour vers la fleur d’éternité ? Ouais, je peux faire ça.

— Merci beaucoup, monsieur.

Les rails prenaient leur envol, sans chercher à ne serait-ce que rester ancrées à la montagne – cela rassurait au moins quant au risque d’éboulement. Le train, à la verticale, suivait le chemin pour grimper. 

Après qu’il ait repris position normale pour déposer les passagers dans le plus haut village de cette zone de la montagne, Noé avait fait sa demande. Il fut ravi d’apprendre qu’il existait une gare l’emmenant vers la dernière ligne droite de son ascension.

— Par contre, tu vas devoir traverser le ciel tombé tout seul, déclara-t-il. Le train va pas plus loin. 

— Pas de problème. Le temps que le train arrive en gare, je vais pouvoir me reposer un peu.

Il joignit le geste à la parole en s’asseyant par terre, poussant un nouveau soupir. L’épreuve était terminée depuis quelques petites heures, mais il en était encore tout retourné.

— Il y a beaucoup de villages entre le ciel tombé et la forêt d’arc-en-ciel ? demanda-t-il. 

— Oh oui, une belle dizaine. Tous desservis. Si t’as pour projet de descendre après avoir trouvé ta fleur, tu devrais visiter, c’est très chaleureux, comme endroit.

Noé était contre la vitre de la salle du conducteur. Il voyait le monde depuis le côté, et c’était somptueux. Le soleil de l’Hiver brillait avec pétulance. En bas, dans son bas à lui, se dressait la montagne qui continuait de s’élever plus haut, encore plus haut. En haut, il y avait le pied du monde ; ce que Noé avait laissé à la faveur de l’ascension. Les forêts n’étaient plus qu’une ligne verte, les villages étaient invisibles, et on pouvait aviser un lac en plissant un peu les yeux.

— Je n’aurais pas l’occasion de visiter, déclara le garçon. Je n’ai plus beaucoup de temps avant la fête des mères. Cela dit, je pense que je reviendrai, pour remercier tous ceux qui m’ont accueilli et… oui, pour visiter, aussi, conclut-il avec un merveilleux sourire. 

Le ciel tombé portait plutôt bien son nom, bien qu’à certains égards, il aurait pu se sentir l’envie d’ergoter sur les détails. Ce n’était pas le monde bleu qui était tombé, mais l’espace. Au-dessus de sa tête, plus aucune couleur. Un voile noir, grimpant sur de très nombreux mètres d’altitudes. 

Cette toile ébène était mouchetée de petits points blancs : des étoiles. 

— Dites-moi qu’on peut respirer là-dedans, au moins ? lâcha Noé, cynique ?

— Bien sûr. 

Alors le danger était ailleurs. 

Pas d’eau profonde sans air au courant impétueux. Pas d’arc-en-ciel bougeant au gré de leurs propres désidératas.

Une ascension, comme toutes les autres, une simple montagne à gravir. Tout cela, dans un noir absolu. Une escalade à l’aveugle. 

— Vous êtes sûr de vous ? lâcha le conducteur en redressant son chapeau.

Noé eut un sourire tendre.

— Si c’est pour faire demi-tour maintenant, j’aurais gâché beaucoup trop d’efforts. Au point où j’en suis, cette fleur est déjà entre mes doigts, monsieur.

Aussitôt qu’il s’élança que Noé plongea dans les ténèbres. Il faut dès lors plus incapable de comprendre où était le bas, le haut, la gauche, la droite ; l’avant et l’arrière. Même derrière lui, le conducteur qui devait se trouver à quelques petits mètres, avait déjà disparu. 

Noé décida de suivre tout droit. Il lui faudrait de gros efforts pour ne pas bifurquer sans le voir, mais il se faisait confiance.

Ici, l’Hiver ne pouvait plus le voir, ni le protéger. Noé était seul, seul et ceint de mille et un œils constellés. Quand il sentit son pied s’enfoncer dans le vide, il put se servir du deuxième, ancré au sol, pour ne pas choir, et à la place, il bondit en avant. 

Habitué de la montagne, il pouvait présupposer la forme grossière de la montagne en fonction d’où il posait le pied. Alors il s’élança plus vite, essayant d’oublier la peur dans ce monde sans teintes. 

Il sauta dans le vide et sentit que son talon était caressé par le vent quand le reste de son pied avait heureusement atteint le sol. Il se redressa et repartit en course, moins essoufflé par l’effort que l’appréhension.

Des étoiles en guise d’observateurs, un monde offert par les ténèbres à un Hiver qui n’en avait plus le contrôle. Noé espérait au moins que ce dernier priait pour lui. 

Dans un monde infini, sans fond, sans direction, Noé courut et bondit. Il sentait le froid de la neige sans pouvoir le voir, mais le simple contact, le bruit des bottes qui s’écrasaient contre le blanc vallonné, était suffisant pour lui réchauffer le cœur. 

Alors que Noé sautait, se servant de la montagne comme appui, il supposa que plus haut devait se trouver un renflement de la montagne qui lui permettrait de grimper. Il en fut pour ses frais quand ses mains ne touchèrent rien. 

Après un claquement de langue, Noé jeta son grappin qui s’accrocha à une protubérance invisible. Le garçon décida de se dépêcher, au cas où la solidité de la chose serait à revoir. Il courut le long de la montagne en se servant de son grappin comme d’une corde. Pas assez orgueilleux pour s’en passer, Noé décida d’user de ses outils, à partir de maintenant.

Alors qu’il sautait quand il ressentait un creux, courait quand la falaise s’écroulait sans qu’il ne le vît, il balançait son fil de fer partout où il le pouvait, et chaque fois qu’il s’accrochait, il grimpait en courant le long de la montagne. 

Noé était assujetti par la peur. Chaque pas était peut-être le dernier. Chaque fois que son pied rencontrait le vide, il perdait son souffle, chaque fois qu’il sautait, il priait pour un nouveau sol. Chaque fois qu’il grimpait à l’aide de son grappin, il demandait au support d’être une roche ferme et impérieuse. 

Il n’y voyait rien, mais il savait qu’il montait. Les étoiles s’épaississaient dans l’horizon impérissable et les yeux se faisaient plus aigus, plus sérieux. Noé leur faisait peut-être aussi peur que l’inverse était vrai.

Le grappin s’agitait comme un fouet, les jambes propulsaient leur grimpeur et à chaque saut, Noé prenait le temps, quand le monde se figeait, de prendre conscience de cette toile sans couleur ; de tous ces points étoilés, témoins de son ascension.

Noé atterrit en roulade et se releva, le souffle haletant, une goutte de sueur lui perlant le long de la joue. Il s’élança vers le haut, son grappin étant au moins une bonne mesure pour lui rappeler que s’il pouvait s’en servir, c’était car il montait vers les étoiles, les vraies, celles qui le regardaient depuis des hauteurs inatteignables, plus hautes et plus royales que ces yeux malicieux qui le narguaient de près. 

Le visage rouge, son pied tomba sur le côté et la chute fut plus violente que les autres. D’un réflexe dicté par sa survie, il se rattrapa au bord et se hissa. Il ne se laissa pas le temps de souffler, de considérer qu’il venait d’échapper à la mort. À la place, il sauta et en était reparti pour une course effrénée. 

Il abandonna son âme, son esprit. Son corps n’était plus qu’un pantin dicté par un seul ordre, un sceau impérieux : celui de gravir cette montagne. 

Noé sauta, courut, balança ses bras pour y planter son fil de fer, les étoiles brillaient, le fond absorbait les couleurs, le ciel n’était plus qu’un horizon perpétuel, un œil plus grand que toutes les autres. L’Hiver ne le voyait plus. Noé était seul. 

La neige craqua, les falaises flanchèrent, son souffle manqua, Noé avança pourtant. Mu par la volonté de retrouver la vue du créateur de cette neige, qui l’avait guidée jusque-là, il était résolu à quitter ce lieu. 

Il jeta son grappin et escalada la montagne sans la moindre réflexion. Il courait le long, balançait son fouet d’ascension une fois arrivé, et continuait de courir le long de la montagne. 

Il finit par glisser, la montagne était devenue trop raide. Il s’accrocha à la corde et tira sur ses bras avec souffrance. Un bras puis l’autre. Ses jambes ne pouvaient plus l’aider, il usa des autres de ses membres. 

Noé grimpa encore, ses bras menaçant de céder, mais il serra les dents pour concentrer son esprit ailleurs.

Et alors ! Noé s’échappa de ce linceul constellé. 

Lentement, il leva une jambe, puis l’autre, pour se tenir debout, le souffle saccadé, le visage rouge, les yeux brillants. 

Le ciel était revenu. La montagne ne montait pas plus haut. Devant lui s’étendait un fond céruléen, couvert d’une grande tache qui se devait être le soleil. En bas, ce bas immense et profond, il retrouvait les forêts, les lacs, une chaîne de montagnes qui disparaissaient avec l’horizon. 

Plus que tout encore, il neigeait. Une neige douce, assez pour tenir lieu de voile sans être la violence du blizzard. L’Hiver était là. Il l’avait attendu, et à présent qu’il était sain et sauf, il lui faisait part de sa joie, à lui aussi.

Noé tendit la paume et laissa les flocons s’écraser contre sa main, un sourire radieux plaqué sur le visage. 

Il se laissa enfin le temps d’admirer l’étendue fleurie qui s’élargissait sous ses pieds. Des fleurs argentées, par millier, qui tapissaient toute la surface du sommet de la montagne. 

Noé posa un genou à terre et saisit l’une de ces fleurs, qu’il regarda avec profonde admiration, et passion. 

Il se releva, la fleur entre les doigts et adressa au lointain un regard satisfait, la main lui passant dans les cheveux, un vent soudain les agitant, ses vêtements avec. Un long moment, Noé accepta d’admirer la vue en compagnie de celui qui l’avait accompagné jusque-là, de celui qui, jusqu’au bout, lui avait offert ses mots et sa confiance. Quand Noé expira, soulagé, il y eut un nuage vaporeux de froid, intime à l’Hiver. 

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