Sommets

 

 

 

 

La tristesse lui broie le cœur tandis qu’il gravi le flanc escarpé de la montagne. Pas à pas, au rythme de ses inspirations, il progresse encore et toujours vers le sommet, tentant vainement d’ignorer cette douleur lancinante qui le rempli tout entier, se love au creux de son ventre… Elle est là, elle s’y berce, et puis l’attrape de l’intérieur pour mieux le dévorer. Lui, le vieil homme qui a pourtant vu défiler les ans, les âges, sans même compter les personnes… Lui qui est passé par tant d’épreuves, le voilà presque brisé en milliards de morceaux distincts et agonisants. Il ne sait même pas de quelle façon il en est arrivé à cela, cette pathétique situation, avec lui qui grimpe toujours plus haut, plus avant, et l’abjecte souffrance qui s’approprie son corps. Il s’arrête un instant pour caresser sa barbe drue et blanche, ses pieds sont enfoncés profondément sous une couche de neige glaciale et ses yeux enfoncés brillent. Il sait qu’il ne devrait pas s’’arrêter, il sait bien que la tristesse va le rattraper. Mais il est déjà trop tard, il s’est laissé surprendre, et à présent il se questionne. Au fond, depuis combien de temps est-ce que ça dure, cette douleur enfouie au plus profond de son être, pourtant réveillée à chaque geste qu’il esquisse ?... Depuis quand trimballe-t-il dans ses entrailles cette compagne retorde, qui ne veut pas le lâcher ? Il n’en sait rien. Ce n’est pas qu’il ne veut pas savoir. Simplement, cela ne lui apporterait rien de plus, aucune compréhension. Le moment où la tristesse est apparue… Quelle importance au juste ? Tout ce qu’il sait, c’est qu’elle a débarqué petit-à-petit, sans se faire remarquer. Tranquille, la tristesse. Presque douce, apportant une touche de nostalgie au vieillard qu’il était. Peut-être même de la profondeur, avait-il pensé, à tort, durant un temps. Peut-être allait-on s’intéresser à lui. Peut-être serait-il capable de prodiguer des conseils avec une sagesse qu’il ne soupçonnait alors pas. Mais au final… La vérité était qu’il n’était rien de plus que ce qu’il avait toujours été, que cette douleur imperceptible n’y changerait rien. Pire encore, le temps qu’il la laisse tâter le terrain, à faire ses pronostics sur ce qu’il pourrait y gagner, et c’était trop tard ! Elle était là, bien décidée à s’installer, et à rester. Il n’avait pas su la faire changer d’avis. La tristesse était arrivée comme cela, donc, totalement à l’improviste, et sans raison particulière. Lui avait simplement été trop long à réagir. Il s’était donc adapté, le petit vieux, car il le fallait bien ! Vivre n’aurait pas été possible sinon, il s’en doutait, il avait fallu composer, marchander… Négocier avec cette douleur qui le tordait de l’intérieur comme un vulgaire bout de papier. Il était doué pour ça, il fallait le reconnaître. Peut-être parce qu’il avait toujours vécu là, au cœur de ces montagnes, dans ces régions rudes où rien n’était acquis. Peut-être parce que c’était inscrit dans sa personnalité, et rien de plus. Au fond peu importait, il savait une chose, une seule, c’était qu’il avait toujours réussit à faire bonne figure auprès des autres, même les jours gris et froids, même dans les nuits les plus solitaires, même quand l’orage le menaçait de ses éclairs et de son grondement. Il était parvenu à cacher cette douleur absurde qui n’avait pas lieu d’être, et qui lui dévorait le cœur à défaut de lui prendre son âme… Pourtant, le bon Dieu en était témoin, il hurlait à l’intérieur de lui, il hurlait comme il ne pouvait plus le faire depuis longtemps. Les méandres de son esprit résonnaient de ces cris de bêtes sauvages qu’il ne parvenait pas à étouffer, pas tout à fait, quand le désespoir menaçait de le submerger. Enfin bon, il n’était qu’un homme, n’est-ce pas ?... Alors oui, l’homme qu’il était transportait en lui depuis bien des années un étrange parasite. Il ne savait pas vraiment ce qu’il avait de si attractif aux yeux de la douleur, mais celle-ci semblait être satisfaite de son corps vieillissant… Il fallait dire qu’il avait beau marcher sur cette bonne vieille terre depuis quelques décennies, le corps qui les abritait tous les deux, lui et sa singulière compagne, avait plutôt bien résisté au temps. On pourrait même dire qu’il était un maître en la matière : alimentation toujours saine et variée, des muscles entretenus jusqu’à ce que cela ne soit devenu trop compliqué, des articulations encore bien huilées malgré les ans… Peut-être était-ce cela, après tout, qui avait séduit la douleur, l’ignoble douleur. Ignoble, oui, parce qu’après l’avoir laissé durant quelques années espérer qu’il pourrait avoir le dessus et oublier, ignorer qu’elle était là, il avait vite compris que les règles du jeu avaient changées. Et qu’elle en était le seul maître. Peu à peu, la douleur dans sa poitrine avait raffermit son emprise glacée autour de son cœur. Celui-ci ne battait plus que par à-coups stressés, et chacun des afflux de sang qu’il offrait aux muscles et aux organes s’accompagnaient désormais d’une peur diffuse, qui le maintenait continuellement sur le qui-vive. Et la réalité avait finit par émerger dans les pensées du vieux : la tristesse n’était pas seulement une maladie. Elle était un cancer. Or, quand un cancer avait réussit à se répandre pendant suffisamment de temps, il était presque impossible d’en réchapper. Le vieillard sentait donc, depuis quelques temps, qu’il allait bientôt mourir à force de tristesse. Mourir, mais pas au sens de mort physique, non… Ce qu’il allait expirer était son âme, ses raisons de vivre. Il allait porter le deuil de la beauté, de la joie. Il ne serait dans peu de temps plus qu’une carcasse vide de sentiments et d’aspiration, qui espèrerait simplement avoir un moment de soulagement quelques fois, de temps en temps. Il cesserait de sortir, de rire. Il se recroquevillerait sur lui-même, sur ses ténèbres intérieures. Il deviendrait un mort-vivant, comme il en existait déjà tant sur Terre, alors que si peu s’apercevaient de leur état. Et la transformation avait déjà commencé. Il le sentait, le sentait dans les moindres recoins de son corps tendu au possible. Saleté de tristesse qui tirait sur sa chair pour l’étendre sur elle telle une couverture… Comment aurait-il pu se battre contre pareil ennemi ?... La réponse était simple : il ne le pouvait pas, il était trop tard, bien trop tard pour lui. Etait-il borné, trop têtu ? Etait-ce son orgueil qui ne supportait pas pareille conclusion à sa vie ? Toujours était-il que peu à peu, son esprit avait élaboré un projet, le dernier qu’il n’aurait jamais, il s’en doutait. Celui de gravir la montagne. Pas n’importe quelle montagne pour autant… Non, le vieil homme était décidé, et il souhaitait gravir la plus haute de toutes les montagnes. La plus dure, la plus escarpée… La plus insensible aussi, celle qui faisait payer la moindre erreur au prix de la vie. Depuis qu’il était un gosse intrépide, il rêvait de le faire, grimper sur cette montagne plus haute que tout dont tout le monde lui avait parlé dans son village. Depuis le début des temps, semblait-il, cet amas rocheux avait su rester fier devant les hommes qui, fascinés, le couvaient du regard. Lui aussi, il s’était sentit dérisoire devant cette beauté cruelle, oh combien de fois ! Et pourtant. Atteindre les sommets enneigés, s’y laver, renaître… Il s’était prit à rêver de cela, sans raison particulière, sans comprendre ce que cela pouvait avoir comme lien avec cette souffrance qui le poussait au bord du gouffre, se nourrissait de lui avec lenteur. Tout en sachant que cela avait tout à voir. Et le voilà donc, embarqué dans sa folle aventure ! Il se sent comme un enfant qui se serait égaré quelque part, il tremble, le froid tombe sur lui en flocons, et plus que tout, la tristesse est toujours là, à le dévorer. Le vieux ne sait que faire. Il ne sait plus ce qu’il fait là. Il s’est arrêté comme ça, au beau milieu du chemin, et il est de moins en moins sûr de parvenir à se remettre en marche… Que dire, que faire ? Cela fait plusieurs jours qu’il avance, qu’il tient bon, allez encore un peu, allez, encore plus haut, on respire, on respire que diable ! On survit surtout. Cela fait plusieurs jours qu’il se bat pour ne pas se décomposer en mort-vivant, ne pas laisser gagner la douleur. Chaque mètre gravit est un mètre arraché au prix d’immenses efforts, à repousser, à ignorer l’ennemi qui grossit tel un chat, là, dans son ventre. Mais voilà que le chat en a assez d’être balloté à présent. Il s’est éveillé, il siffle et crache autour de lui, et il a sortit les griffes sans sommations. La souffrance laboure le ventre du vieux, et lui suffoque. Ses yeux, pourtant, ne veulent pas se remplir de larmes. Il ne sait plus ce qu’il fait là. Que voulait-il prouver au juste, en décidant de gravir cette montagne, maudite montagne… La plus grande de toutes, oui peut-être, et alors ? Honnêtement, cela n’a plus de sens… Il est juste un homme un peu sénile à force de boire à la tasse du temps. Il est juste un homme à bout de force, réduit à agir sans savoir pourquoi. Pour espérer… Quoi au juste ? Sans trop de conviction, le voilà qui met un pied en avant, puis un autre. Encore trois pas, et il s’arrête de nouveau, éberlué de se trouver là, entouré par la neige. Il voulait s’y laver ? Mon Dieu, mais c’est qu’elle l’ensevelie la traitresse ! Et cette tristesse… Ce poids, juste là… Qui pourrait le porter ainsi, sans répit ? Cette pensée qui vient de surgir fait réagir le vieil homme, étrangement. Car après tout, lui a bien réussit à la supporter jusqu’à présent. Peut-être est-il arrivé dans un sale état, peut-être n’est-il plus qu’un débris, l’ombre de lui-même. Peut-être fait-il peur. Pourtant, il est parvenu jusque là. Et il est encore en vie. Il s’ébroue, puis écarquille les yeux. Enfin ce qui se trouve tout autour de lui semble prendre sens. Son regard brillant qui commençait à devenir vitreux, le voilà qui reprend de l’éclat sous ses sourcils blancs. Les mains retrouvent du tonus, et imperceptiblement la silhouette se redresse. Ce n’est toujours pas parfait, bien sûr. La tristesse reste encore lovée quelque part dans son être, bien sûr. On ne se défait pas de pareil adversaire en un tour de pensée ; pourtant quelque chose vient de se produire, et ce quelque chose l’a sauvé, au moins pour un temps. Car le voilà qui s’apprêtait à en devenir un, de mort-vivant ! Mais les dés sont jetés. Il ne sait pas s’il s’agit de Dieu ou d’une autre entité semblable – à moins qu’il ne s’agisse d’un reste de volonté – simplement voilà : il a été décidé qu’il se battrait à armes égales contre cette souffrance qui gronde comme un animal blessé en lui. Ce qui ferait presque sourire le vieux : l’animal blessé, c’est lui ! Il serre les dents, et modifie quelque peu la pensée qu’il avait il y a peu de temps encore, alors que le désespoir était sur le point de l’emporter : en un sens, en effet, gravir la montagne ne sert à rien, et il n’a rien à prouver. Non. Simplement, au lieu d’être le tribut de chasse qu’il pourrait convoiter, la montagne s’est transformée en un champ de bataille, pour qu’il puisse y affronter son ennemi… Le vieil homme souffle un bon coup, puis, d’un pas encore hésitant, il poursuit. Qu’est-ce qui lui a prit de se laisser aller à la défaite ?... Il sait pourtant qu’il est proche du but, excessivement proche. Peut-être est-ce cela, d’ailleurs, la raison de son désistement soudain. Il devrait savoir depuis longtemps déjà que c’est lorsque l’on approche le plus de la victoire qu’on a le plus de chance de faillir. Il le sait. Il s’est déjà fait prendre au piège. Mais pour le moment, il ne peut pas penser à cela : il tente simplement de jeter chaque force dont il dispose dans cette bataille contre lui-même. Il avance en saccades, par à-coup, à l’image de son pauvre cœur affaibli. Mais il ne peut plus s’arrêter, plus maintenant du moins. Sa seule chance est d’atteindre le sommet de cette montagne… Le vieux fait de son mieux, il est tout essoufflé de sa lutte, mais il fait de son mieux. Est-ce suffisant au juste ? Il n’en sait rien, il s’est posé la question toute sa vie durant, et il a comme l’intuition qu’il ne recevra pas de réponse aujourd’hui… Et puis il a mieux à faire que de s’interroger continuellement tout de même. Une évidence le percute, et tout-à-coup, il trouve absolument fascinant la façon qu’on les hommes de toujours fuir le combat par de vaines pensées, même lorsqu’ils ont déjà les deux pieds dans l’arène… Il n’est vraiment pas différent d’un autre. Mais justement : c’est l’instant ou jamais, au milieu de ce souffle glacé qui balaye la montagne, qu’il peut tenter de la faire cette différence. Nom de Dieu, différence dont on lui a toujours parlé tant et plus, façon de vivre, d’agir, avec peut-être le bonheur à la clef. On l’espère du moins, on fait des promesses au démiurge pour cela. Alors que le seul instant qui compte est celui du combat. C’est cela la différence qu’il a toujours cherché, avec ses semblables. Le vieux avance, il voit ses amis d’enfances qui défilent loin derrière lui, à chercher dans leur philosophie d’enfant une raison à la méchanceté et à la difficulté. Encore un pas et il redevient adolescent, avec le monde à ses pieds, et paradoxalement, les doutes qui commencent à fleurir en lui. Sa vie d’adulte passe avec cette bourrasque de vent qui lui lacère le visage, et en un éclair, il revoit tous ses amis partir pour la ville – pour un autre monde espèrent-ils. Et le voilà qui vieillit, qui vieillit encore. Autour de lui, certains partent, d’autres viennent, mais tous finissent par disparaître, toujours avec cette forme d’amertume qui signifie que l’on n’a pas su trouver sa route, ses réponses ou Dieu sait quoi encore. Le vieillard plisse les yeux. Il est décidé à faire avancer sa vieille carcasse au cœur du blizzard naissant. Il a envie de crier, en signe de défi, qu’il en a vu bien d’autres, mais il préfère se taire et serrer les dents. A certains moments, le silence devient préférable. Et justement, il sent qu’il vaut mieux qu’il ne dise pas un mot, car une parole de trop risquerait d’effriter la révélation qui peine à émerger dans son esprit fatigué. La différence, la différence que tous cherchent. Que si peu trouvent. La différence, il la sent maintenant, qui jaillit de lui sans qu’il ne comprenne d’où exactement. Il la perçoit tout-à-coup dans ses côtes, dans ses jambes, il la reçoit par-dessus son visage comme un baume. Car la différence est dans l’acte. Et puisqu’il s’est enfin mit en mouvement, puisqu’il s’est décidé à gravir la montagne, alors cette force qui demeurait inerte s’est enfin mise en branle, en même temps que lui. Le vieil homme redécouvre, étonné, les rouages complexes qui activent les articulations de ses genoux au fil de sa progression. A chaque difficulté qui s’annonce, il n’y croit plus, avant de se rendre compte qu’il est capable de tout. Impossible d’aller aussi loin à son âge ?... Il s’y rend dès à présent. Impossible de passer cette congère qui s’ouvre sous ses pieds ? Il saute par-dessus. Impossible de gravir cet amas rocheux recouvert de glace qui lui barre la route ? Il souffle, il peine, il met bien un quart d’heure, mais le voici finalement sur ses deux pieds. Et l’obstacle est derrière lui. Cela ne signifie pas pour autant qu’il a gagné. Le combat le plus important est celui qui se déroule en lui. Et la tristesse s’en donne à cœur joie, elle qui sent que sa marionnette ne lui appartient plus. Elle délivre ses coups en volées, elle lui tord les entrailles à deux mains, elle s’empare du foie et le broie, et voilà qu’elle appose la morsure de ses dents aiguës sur le cœur du vieux. Il marche, oui peut-être il marche. Il n’empêche qu’il souffre le martyr, que la douleur s’intensifie sans jamais atteindre de limite, et que des fois, il en vient presque à se mettre à genoux dans la neige pour s’écrouler, et rester là. Au final, c’est toujours la même histoire. Et ça se termine toujours de la même manière. Il y a lui, pauvre archétype de l’être humain, qui part avec de la confiance plein les poches, avec une assurance en la vie qui déborde de sa besace. Et puis il y a la bête famélique tapie derrière chaque pulsation de son sang, qui réclame son dû, et qui pour ce faire convoque souffrances et doutes. Lui s’oppose et résiste, mais c’est peine perdue : il n’est pas de taille. Alors bientôt il ne voit plus rien de ses certitudes et résolutions, il devient aveugle. Et le voici qui cherche désespérément, créature hagarde du bon Dieu qui va, encore une fois, lui envoyer ses signes et sa chaleur, pour qu’il comprenne que le chemin ne se parcourt pas en vain. Pourtant, au bout d’un moment, ce n’est plus le bon Dieu ou autre chose qui va nous sauver le vieux, c’est le vague espoir un peu fou de ne pas laisser gagner la tristesse. Il avance par idée de défi maintenant, comme un enfant buté qui veut montrer qu’il peut être inébranlable, et qui poursuit sa route avec obstination. Il hurle du plus fort qu’il peut en son fort intérieur, il nargue la souffrance qui squatte son corps : « Tu vois, tu vois un peu ? Tu pourras bien me réduire en moreaux, tu peux me faire souffrir le martyr tant que tu veux ! Vas-y, vas-y, profites-en pour écarter mes côtes et saisir mon cœur à mains nues, et essayes toujours de l’étouffer ! Je te jure que tu auras toujours un doute, que tu croiras toujours sentir mon pouls sous tes doigts ! Alors n’aies pas peur, assassines-moi si tu le peux ; tu n’auras jamais ce que tu veux au fond. » Aucune foi là-dedans, à peine un bête instinct animal. A moins que ce ne soit plus, bien plus ? Le vieux trouve la force de faire sourire son visage crispé par le froid. Bien sûr que oui, il s’agit de bien plus. C’est la capacité de faire un choix et de s’y tenir, quel qu’il soit. C’est la force qui permet à l’enfant dont on s’est moqué de faire confiance à ceux qui veulent devenir ses amis en toute sincérité. C’est ce qui donne le courage à l’amoureux éconduit de continuer à aimer simplement, au-delà de la tristesse. C’est cette énergie que le guerrier croit enfuie, qui l’a abandonné au moment de ses sept chutes, mais qui lui permet de se relever pour la huitième fois. C’est la différence qui fait avancer un vieil homme perdu, peut-être sénile, en plein blizzard, c’est la force motrice qui le pousse à progresser sur la plus haute de toutes les montagnes dont on n’a cessé de lui parler tout au long de sa vie. Un pas après l’autre. Il glisse, puis se stabilise. Un pas après l’autre. Parce que c’est ainsi, que, de tout temps, l’être humain est parvenu à remporter ses plus grandes batailles. Même lorsqu’il s’agit de celles qui poussent un vieillard à tout remettre en cause, et lui donne une idée un peu folle pour combattre la solitude, la peur, la colère – la souffrance. Alors au final, c’est toujours la même histoire. Et ça se termine toujours de la même manière. C’est ainsi que le cycle se perpétue et semble sans fin. Mais il n’empêche qu’un vieil homme est toujours en train d’avancer. Et rien ne peut l’empêcher de se sentir vivant, de nouveau, à chaque pas. De se sentir ressusciter. Rien ne peut l’empêcher de croire, soudainement, que tous les récits de son enfance à propos de la montagne ne lui ont été racontés que dans le simple but qu’un jour, il se décide à la gravir. Et rien ne peut l’empêcher de se sentir fier de s’être jeté dans une bataille où le résultat semblait pourtant couru d’avance. Le vieux avance. Il doute. Il s’arrête parfois. Il lui faut des fois des heures pour retrouver un peu de courage dans son cœur las qui s’accroche pourtant. Et puis il repart, répétant inlassablement ses convictions. Il les perd, les redécouvre, ne les comprend plus, et puis les fait soudainement siennes. Il vit. Ainsi vient l’instant, l’instant tant attendu, qui surgit devant lui en parvenant à le surprendre après tout ce qu’il a vécu. Sa barbe blanche est complètement emmêlée par le givre, ses doigts glacés presque incapables de se plier, et il avance avec raideur lorsqu’il parvint enfin au sommet de la montagne. De sa montagne, celle de son enfance. Complètement ébahi, il s’avance au travers de la nappe de nuages qui lui masque les alentours. Il a du mal à y croire. Pendant quelques instants, un petit rire rauque s’échappe de sa gorge pour mourir presque aussitôt sur ses lèvres. Il est bien trop stupéfait par son exploit pour réagir comme il le faudrait. Il fait encore quelques mètres, jusqu’à un promontoire totalement recouvert de glace. Là, il est à présent situé sur la plus haute montagne du monde, à son point culminent. Alors lentement, la joie commence à s’infiltrer dans son être. Il se redresse tandis que cette sensation oubliée arrive en fanfare dans sa chair et livre bataille à la tristesse qui ploie, trop fatiguée de sa lutte des derniers jours avec son hôte. Elle ne peut plus rien faire, elle se fait éjecter, ça fait un vacarme pas possible dans le corps du vieux. Les larmes commencent à couler. Il est vivant. Comme un présent, il tend son visage et l’offre à l’univers. Le vent se met en mouvement à cet instant, et avec une petite brise, il fait sécher les larmes du vieil homme. Mais ce n’est pas tout… Il s’occupe également de déplacer les nuages qui avaient élu domicile sur le sommet de la montagne, pour que cet homme qui se tient droit puisse enfin contempler l’ampleur du chemin parcouru. Et l’homme regarde. Il regarde sans véritablement comprendre cet autre versant de montagne illuminé par le soleil qui lui fait face et qui s’élève haut, bien plus haut qu’il ne l’est lui-même. Il contemple, tout-à-fait éberlué, et constate que sa montagne n’a jamais été la plus grande, contrairement à ce qu’il a toujours cru. Il contemple et constate que le mont qu’il vient de gravir n’a jamais rien fait d’autre que de masquer l’autre, bien plus haut et majestueux, qui s’élève derrière. En un instant, il réapprend tout ce qu’il avait compris durant sa montée, sa lutte avec la tristesse. Le combat le plus important est celui qui se déroule en lui. Plus que le but en lui-même, c’est le chemin qui est capable de transfigurer un homme. Et puis, plus que toute autre chose… La différence est dans l’acte. Alors, le vieux éclate de rire. Et c’est le rire d’un enfant qui s’envole des sommets enneigés.

*** Le bonheur n’est pas au sommet de la montagne mais dans la façon de la gravir. Confucius

 

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Schneevickchen
Posté le 08/07/2018
Il y a une telle profondeur dans les sentiments que tu décris, ça donne le vertige. <br />J'ai adoré la fin, car tu ne tues pas ton lecteur dans cette descente infernale au tréfond de la douleur du vieillard. En fait, la citation de Confucius prend tout sons sens quand on arrive en haut de l'ascension littéraire que tu nous fais vivre. <br /><br />Merci AlbeVallon !!
La première partie m'a parue un peu longue, surtout que c'est très réaliste, et ça m'a angoissée... Mais j'ai raccroché quand le vieux se dit qu'il est en vie et que ses pensées s'éclaircissent. Là, c'était limite du hard métal dans ma tête : fightoooo!<br /><br />Ma citation préférée : « Il est juste un homme un peu sénile à force de boire à la tasse du temps. » : j'adore cette image et la formulation.
AlbeVallon
Posté le 08/07/2018
Wow, merci beaucoup ! ♥ Tout ce que tu dis me fais extrèmement plaisir, surtout que je n'ai pas du tout relue le texte avant de le poster, de peur de ne pas aimer et de vouloir tout changer. J'avais envie de le laisser intacte, même si ce n'est pas parfait, parce que c'était un texte important pour moi.
Ouf ! J'ai eut peur que la citation fasse un peu kitsch. X'D
 
O-O Je t'ai carrément angoissée ? Wow, eh ben... X'D Sinon je ne sais pas si c'est réaliste, mais bon, moi je sais que je voulais extirper cette douleur que je ressentais (que je ressens toujours) parfois. Après quand j'écris t'inquiète pas, ça a tendance à bien finir. :) 
 Merci ! Des fois j'ai des éclairs de génie niveau images, c'est cool quand ça arrive. 
Mary
Posté le 08/07/2018
C'est très contemplatif, et quelle introspection. Si tu t'es inspirée de Confucius, je te tire mon chapeau parce qu'on pourrait difficielement mieux décrire cette citation. 
La scène finale est grandiose, pleine de joie et de tendresse. C'est un texte très lumineux en fait, même si l'introspection fait parfois rejaillir des idées plus sombres.
(Puis j'aime bien les vieux. Les vieux c'est hyper mystérieux XD) 
AlbeVallon
Posté le 08/07/2018
Ok, tu as cité Perceval, qui est JUSTE mon personnage préféré de la légende arthurienne dans toutes ses versions...
Tu as mon respect éternel. u.u
 
A vrai dire, la citation de Confucius est venue après. X'D Je crois que c'était le grand truc d'une de mes amie de placer des citations partout, du coup si je me souviens bien, je suis allé chercher sur internet avec des mots clefs, et voilà. ^^ 
J'aime bien Confucius de toutes façons.
 
En tous cas merci beaucoup ! TT^TT Je suis vraiment contente que vous aimiez. Oui il y a des moments sombres, mais je préfère quand les gentils gagnent moi. X'D 
Rachael
Posté le 10/07/2018
Ca me parle beaucoup, ce texte, Albe Vallon. Et la citation de Confucius aussi !
Je ne le trouve pas tellement contemplatif, parce qu’il s’agit vraiment d’un combat et pour moi on est vraiment dans l’action. Profond et introspectif, mais pas contemplatif. C’est drôle que tu dises que la citation est venue après, parce que ton texte l’illustre tellement bien. Je trouve très belle la fin qui ouvre sur de nouvelles perspectives, et non sur une défaite ou une mort qui aurait été réellement déprimante (et peut-être trop attendue).
Bref, je trouve cette « ascension » très réussie, et s’il faut chercher des points d’amélioration, peut-être pourrait-elle être un peu resserrée, j’ai trouvé la description de la tristesse un peu longue.  En revanche il y a peu de description physique de la montagne pour ancrer ton personnage dans le réel, c’est peut-être un peu dommage.
 
Détails
C’est cela la différence qu’il a toujours cherché : cherchée
Et puisqu’il s’est enfin mit en mouvement : mis
il souffre le martyr : martyre
en son fort intérieur : nan, c’est pas un fort mais for
essayes toujours de l’étouffer : essaye
n’aies pas peur, assassines-moi : n’aie pas peur, assassine-moi
et lui donne une idée : donnent (les batailles donnent)
à son point culminent :culminant
AlbeVallon
Posté le 17/09/2019
Merci beaucoup pour ton message qui me fait très plaisir, même si je ne l'avais pas vu plus tôt ! ^^ Un jour, peut-être, je corrigerais ce texte... En attendant, je suis contente que ça t'ai plu !
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