Les humains – Béryl l’avait compris – étaient particulièrement inoffensifs.
Elle avait acquis la certitude, en ces quelques jours d’observation, qu’elle leur était supérieure en tout point.
Après tout, il n’y avait rien, chez ces bipèdes ramollis, de comparable à son époustouflante grandeur. Elle comprenait bien, maintenant, la joie que ses semblables avaient éprouvée lorsqu’ils s’étaient séparés de cette populace inutile. Ils étaient à peine assez malins pour longer maladroitement les murs du boulevard et ne pas entraver son passage alors qu’elle paradait dans sa robe de cérémonie. Celle-ci, d’un bleu nuit miroitant, flottait dans son dos et soulignait toute la grâce que lui octroyait son statut. Pourtant, aucun regard ne daigna se lever vers sa personne. Au moins étaient-ils un minimum éduqués pour reconnaître ceux qui étaient leurs maîtres.
Béryl gravit un énième escalier et chercha des yeux le prochain passage à emprunter. L’obscurité se révélait plus profonde que chez elle, plus gênante aussi. Les humains n’avaient, après tout, que le feu pour s’éclairer. Des flammes timides s’élevaient des torches accrochées à la pierre des maisons et toutes les formes semblaient alors danser sous un voile orangé. Les ombres des vivants étaient projetées sur le sol dallé et Béryl s’enorgueillit de constater que la sienne surplombait celles des autres parasites. Elle s’avança dans une alcôve qui s’ouvrait sur une arche pauvrement décorée et rejoignit enfin les lieux du rituel.
Sans surprise, le Noyau Central se trouva être à leur image : incohérent et puant. Un enchevêtrement chaotique de ponts s’étendait au-dessus de sa tête et reproduisait le même schéma sous ses pieds. Balcons, plateformes et balustrades grouillaient d’humains bruyants. Béryl Algol fronça le nez de dégoût. La Tour – sa Tour – regorgeait de cafards increvables. Sa grimace s’accentua quand une odeur âcre lui parvint. Les effluves de charbons brûlés témoignaient des restes des réjouissances de la veille. Ils avaient célébré la nouvelle année. Une fête particulièrement grotesque et typiquement humaine que, étonnamment, Béryl s’était empressée d’esquiver.
Elle suivit le chemin jusqu’à la zone réservée aux principaux concernés de l’événement. Une immense estrade dominait la foule d’insectes. Le Noyau Central avait été aménagé expressément pour la cérémonie. Ainsi, chaque habitant de la Tour pourrait l’admirer et se rendre compte que face à leurs maîtres ils ne valaient rien. Ils n’auraient d’autres choix que de l’acclamer.
Elle.
Une sorcière.
Elle constata, cependant, qu’ils n’avaient pas véritablement fait d’efforts supplémentaires. La scène qui l’accueillerait restait austère, faite d’une pierre jaunie éclairée par un imposant brasero suspendu quelques mètres plus haut. Rien, pas une couleur, pas un drapé, nulle trace d’ornement pour égayer les lieux. La population ne manifestait aucun semblant d’excitation, comme d’habitude, ils gardaient les yeux baissés et chuchotaient dans un brouhaha commun. Et tout cela ne manqua pas de ternir l’enthousiasme de Béryl.
Une voix glaciale claqua soudain dans son oreille droite :
— Vous êtes en retard.
Elle se tourna sans tarder et fit face à une femme d’une maigreur terrifiante qui la toisait sans pudeur.
— Votre expression, ajouta-t-elle sèchement.
Devant cette remontrance Béryl se recomposa un masque neutre, quoique quelque peu hautain.
— Je préfère cela. Vous n’oubliez pas, jeune fille, l’importance de l’image que nous devons renvoyer ? Vous devez être exemplaire. Parfaite. Et ils doivent se sentir misérables. Le respect, Béryl, s’obtient d’un savant mélange de peur et d’admiration, vos émotions n’ont rien à faire là dedans.
— Oui mère.
Béryl subit silencieusement le laïus habituel et les remarques qui l’accompagnaient. Sa génitrice épousseta sa toilette impeccable, réarrangea ses cheveux parfaitement coiffés et jaugea son irréprochable maintien. Lorsqu’elle considéra sa fille comme présentable, elle lança avec un léger hochement de tête :
— Commençons. Faites-les taire voulez-vous.
L’homme à qui elle s’adressa n’avait, lui non plus, rien à voir avec les larves qui vivaient ici. Il arborait une fière moustache entourée de deux joues rebondies avec, autour de lui, une aura étouffante. Il fut le premier à se rendre sur l’estrade et à peine s’y arrêta-t-il que tous les murmures cessèrent. Béryl s’en amusa discrètement. Son père avait définitivement un don pour effrayer les humains.
— Je vous souhaite à tous la bienvenue à la cérémonie annuelle du Lien. En cette première nuit sacrée de l’année 862, la Lune choisira ses élus parmi ceux ayant atteint leur quinzième cycle. Elle révélera leur véritable nature, fera d’eux de puissants sorciers et les liera définitivement à la magie. Ils seront vos prochains protecteurs et vous leur devrez loyauté.
La voix du sorcier portait étrangement loin et aucun habitant de la Tour, même en se bouchant les oreilles, n’aurait pu échapper à ce discours. Il ajouta en crachant d’un ton dédaigneux :
— Et, aussi étrange que cela puisse paraître, il y a parfois des élus parmi vous.
Cette idée faillit arracher une grimace à Béryl. Qu’un humain puisse devenir un sorcier était une répugnante erreur de la nature. Heureusement que cela n’arrivait pas souvent. Si on comptait toutes les Tours, il y avait quoi ? Deux, peut-être trois humains qui obtenaient le Lien tous les ans. En tout cas, la Tour Arcturus n’en avait jamais connu, les humains restaient humains. Et c’était tant mieux.
Mais cette année serait différente pour eux. Cette année Béryl était là. Cette année Béryl avait eu quinze ans. Cette année Béryl serait une sorcière. Elle trépignait d’impatience.
Sa mère la quitta tout à coup sans un mot et rejoignit l’estrade d’une démarche guindée. Elle laissa son époux lui prendre la main et fit face aux Hommes, le menton levé. Si Béryl trouvait les humains inutiles, Clarinthe Algol, elle, en avait une sainte horreur. Se rendre à la Tour une fois par an pour effectuer la cérémonie était l’épreuve la plus dégradante qu’elle avait jamais subie. Fouler le même sol qu’eux, manger leur nourriture et leur adresser la parole lui semblait être les actes les plus déshonorants qui soient. Mais elle se sacrifiait, disait-elle, pour le bien de sa famille.
Béryl comprenait de mieux en mieux ce sentiment particulièrement dédaigneux que manifestait sa mère. Depuis son enfance, elle avait entendu toutes sortes d’histoires sordides sur les humains et, après seulement quelques jours passés ici, elle ne pouvait que leur donner foi. Son père reprit :
— Nous, Algol, sorciers et gardiens de la Tour Arcturus seront les témoins de la création du Lien. Et nous faisons la promesse de prendre sous notre aile quiconque chez qui il se manifestera cette nuit. Puisse la Lune choisir sagement et bénir de sa lumière les méritants.
Sur ces mots, un nombre impressionnant de jeunes gens – dont Béryl – grimpèrent sur le promontoire juste derrière les deux sorciers. Béryl n’avait pas fait attention jusque là aux autres humains qui l’entouraient. Mais maintenant, serrés les uns contre les autres, elle était bien obligée de les remarquer. Tremblants et crasseux, ils se ressemblaient tous. Les étudier plus en détail n’était pas utile, elle n’avait pas besoin de se comparer à eux pour savoir qu’elle sortait du lot. Cela n’aurait d’ailleurs pas de sens, comme comparer la Lune à un tas de détritus, c’était absurde, évidemment qu’on ne voyait qu’elle. Ils ne servaient à rien, sinon pour la mettre en valeur et faire de ce moment un spectacle plus grandiose encore.
Il fallait qu’aujourd’hui elle soit le centre de toutes leurs attentions.
Il fallait qu’ils se sentent plus misérables qu’ils ne l’avaient jamais été.
Et il fallait qu’ils se souviennent d’elle pour toutes les années et tous les siècles à venir.
Son plan était parfait.
Dans un geste délibérément lent, rempli d’un symbolisme certainement ignoré de tous les esprits sommaires qui leur faisait face, le père de Béryl retira ses gants. Il commença par celui qui recouvrait sa main gauche, tira sur chaque doigt, l’un après l’autre, et fit glisser le fin tissu jusqu’à ce qu’il révèle sa peau blanche et son ossature épaisse derrière les délicates rondeurs de ses articulations. Il confia le gant à sa femme et répéta le même processus pour le suivant, et le temps sembla ralentir un peu plus alors que chaque regard était rivé sur la paume nue peu à peu dévoilée. Là, aux yeux de tous, se trouva exposée la marque de Philodonias Algol, manifestation physique du Lien entre ce sorcier et la Lune. La Tour entière contemplait avec fascination l’étrange dessin, il avait comme des traits d’encre entrelacés dans sa main droite, ils creusaient sa peau et faisaient de lui ce qu’il était.
Le Lien était intime.
Le montrer n’était pas chose anodine.
C’est alors que le premier rayon fit son apparition.
L’architecture du Noyau Central avait été pensée pour laisser passer un maximum de lumière. On aurait dit qu’il n’y avait aucune paroi et que toute cette construction était faite d’un millier d’arcs alambiqués, en équilibre les uns sur les autres. La magie, pensa Béryl, était prodigieuse. De là où elle était, elle put voir le ciel étoilé et l’ascension divine de la lune vers l’axe parfait d’où elle serait capable d’éclairer toute la scène.
La lumière atteignit tout d’abord ses parents et le Lien qui marquait la peau de son père luisit si intensément que tout le monde fut aveuglé pendant un court instant.
L’empressement de Béryl ne cessa de s’accentuer. Elle y était presque. Elle suivait avidement des yeux le halo luminescent qui s’approchait de leur groupe. Cette idée était décidément l’une des plus brillantes qu’elle ait jamais eues. Parce que là où son Lien se serait révélé en même temps que celui de tous les autres, là, en bas, où on ne l’aurait même pas remarqué tant cette cérémonie transpirait de banalité. Ici, chez les humains, tout était différent. Eux qui n’avaient sans doute jamais vu de leur courte vie l’apparition du Lien, cet événement, le moment où Béryl Algol serait officiellement une sorcière, se graverait dans leur mémoire.
Presque, presque, presque…
Elle ferma les yeux.
Et la Lune l’éclaira.
La première sensation fut clairement celle d’une explosion. Béryl avait souvent imaginé ce qu’on ressentait le moment venu. Est-ce que ça faisait mal ? C’était chaud ? Froid ? Personne n’avait jamais répondu à ces questions. Maintenant elle comprenait d’où venaient leurs silences, oui, comment décrire cela avec des mots ?
Elle n’entendait plus, ne voyait plus, tout était concentré à l’intérieur d’elle. L’entièreté de sa structure interne se modifiait dans un maelstrom tonitruant. Elle ne savait plus si c’était ces os qui se fêlaient où ses cris qui déchiraient ses oreilles. Ses muscles se pressaient, s’étiraient et c’était comme si quelqu’un rongeait ses nerfs et faisait crisser ses dents pointues le long de sa colonne vertébrale avant de plonger ses doigts dans sa tête et de touiller maladroitement son esprit, prêt à libérer tout le potentiel caché là depuis sa naissance. Une brûlure glacée lui parcourut les veines puis se concentra sur un point précis, son poignet. Et toute autre sensation cessa, il n’y avait plus qu’une paire d’ongles qui grattaient et creusaient de tortueux dessins sur sa peau, à travers sa chair, dans ses os. Elle ne sentait plus que le Lien, pur et vivant, qui se mettait en place entre elle et la Lune.
Enfin, elle était faite sorcière.
Béryl avait promis qu’elle ne réagirait pas, qu’elle resterait droite et digne. Et elle ne savait pas si elle avait réussi. Elle ne savait pas si elle était à terre ou si son corps était parvenu à rester debout. C’était à peine si elle savait encore qui elle était.
Une dernière vibration résonna en elle puis il n’y eut plus rien sinon un vide terrifiant.
Et du temps passa, sûrement, mais elle ne sut dire combien, et au bout d’un moment elle sentit enfin sa conscience revenir.
Ce qu’elle entendit tout d’abord fut sa respiration sifflante et saccadée.
Ce qu’elle vit tout d’abord fut les yeux de tous les humains rivés sur la scène.
Et ce qu’elle fit tout d’abord fut d’entamer le plus arrogant sourire qu’elle n’ait jamais produit.
Son poignet palpitait encore et elle fut tentée de le regarder et d’examiner son Lien mais quelque chose n’allait pas dans les regards face à elle.
Elle stoppa son sourire.
Quelque chose n’allait pas.
Elle tourna la tête vers ses parents, prête à voir la lueur de fierté émaner de leur pupille, elle était debout, elle n’était pas tombée alors que tout le monde tombait lors de sa cérémonie, même sa sœur était tombée, et cela devrait les rendre fiers. Certes ses jambes tremblaient mais elle n’était pas tombée.
Ils ne la regardaient même pas.
Elle observa derrière elle. Les autres adolescents s’étaient reculés et rassemblés aussi loin qu’ils le pouvaient.
Et tous, les humains, ses parents, tous, ils fixaient le petit tas tremblotant amassé sur les planches de l’estrade.
Non.
C’était impossible.
Son père s’avança vers lui. Il s’abaissa et le toucha prudemment du bout des doigts, lui releva ses cheveux. Cette petite chose...
Non.
Mais la lumière qui en émanait ne trompait pas et tout le monde en était témoin et la marque était là, incandescente, sur son front.
Non.
Non. Si Béryl avait insisté pour effectuer sa cérémonie du Lien à la Tour, ce n’était pas pour qu’un répugnant, insensé et misérable humain lui vole la vedette.
Ça ne devait pas se passer comme ça.
On le remit debout, lui tapota les joues.
Ce n’était qu’un petit garçon, un petit humain. Il n’était pas – il ne pouvait pas – être comme elle.
Personne sur la Tour Arcturus, depuis son élévation, n’était jamais devenu un sorcier. Alors pourquoi aujourd’hui ?
Pourquoi lors de sa cérémonie ?
Le garçon cligna des paupières et, la bouche entrouverte, il semblait aussi perdu et sidéré que tous ceux autour de lui. Philodonias Algol l’aida à avancer avant de jeter un coup d’œil à sa fille. Il fallait continuer de procéder à la cérémonie. Béryl les imita, quitta l’estrade d’un pas fantomatique, arriva sur la scène de pierre et sa mère attrapa son bras lorsqu’elle se trouva près d’eux. Les quatre figures faisaient maintenant face à la foule muette. Les ongles de sa mère s’enfoncèrent brutalement dans sa peau comme des lames acérées. Elle était en colère. Béryl ne savait plus quoi penser. Elle lui fit ensuite tourner son poignet et sa marque fut mise en évidence aux yeux de tous.
Cela aurait dû être son moment de gloire...
Béryl jeta un coup d’œil à sa gauche et se renfrogna un peu plus. Le Lien de l’humain, à ses yeux, luisait plus férocement que le sien, comme une provocation.
Son père parlait et il était question des Ombres, de la guerre, de tout le blabla habituel qui était servi aux humains comme un plat réchauffé. Béryl n’écoutait pas, il n’y avait plus qu’un bouillonnement furieux qui s’étendait en elle et grondait à ses oreilles.
— Retenez bien leur visage, conclut-il, car désormais vous leur devez la vie.
Le silence se remit à peser alors que la Lune s’enfuyait et que sa lumière quittait paresseusement l’intérieur de la Tour. Le flamboiement de leur Lien s’atténua et dans la pénombre qui avait regagné les lieux, un murmure se glissa dans l’air. Et les quatre formes s’éclipsèrent.
— Quelle honte ! s’écria Clarinthe Algol en marchant de long en large dans le grand salon.
Faits de pourpre et accentués de dorures finement dessinées, les innombrables tapis et tapisserie qui recouvraient la pièce peinaient à atténuer le bruit de sa colère. Un feu dansait lascivement dans l’âtre entouré de moulures fleuries et celui-ci paraissait trembler à chaque nouvelle exclamation d’indignation.
— Quelle honte ! répéta-t-elle encore. Qu’est-ce qu’ils vont penser en bas ? J’ai toujours dit que votre insistance était ridicule Béryl. Venir à la Tour pour votre cérémonie, ça ne pouvait que mal finir. Je l’ai dit, n’est-ce pas Philodonias ?
Une table en chêne s’étendait dans un coin de la pièce alors que le reste de l’espace était empli de fauteuil et de canapés moelleux. Le père de Béryl était le seul à avoir pris place dans l’un d’eux, essoufflé. Il s’épongeait le front à l’aide d’un mouchoir sorti de sa poche. Transporter quatre personnes en même temps était rudement éprouvant et avec les événements de cette nuit, il n’allait pas pouvoir se reposer avant un moment. Chaque petite pause était bonne à prendre. La voix stridente de son épouse le fit à peine réagir.
— Oui, oui ma chère…
— Et vous, reprit-elle, comme d’habitude vous ne m’avez pas écoutée. Si vous ne lui passiez pas tous ses caprices nous n’en serions pas là. Comment vais-je rattraper ça maintenant ? Et ce dîner avec le Seigneur Procyon la semaine prochaine, il ne peut pas avoir lieu, non pas après ça. Nous allons être la risée de toute la région. Il faut attendre que les choses se tassent. Oh, par la Lune ! Et si l’affaire s’ébruite jusqu’à L’Île ? Je dois absolument annuler le dîner.
Elle se précipita vers la table en chêne et récupéra du papier et une plume dans une cavité située juste en dessous. Un fauteuil glissa à travers la pièce et réceptionna Clarinthe Algol lorsqu’elle s’y laissa tomber. Son chignon serré avait de plus en plus de mal à contenir ses mèches de cheveux affolées.
— Foutrejour, quelle sotte vous faites ! cracha-t-elle à la figure de sa fille.
Ce serait peut-être dur à croire sur le moment, mais Clarinthe Algol ne jurait que très rarement et faisait habituellement preuve d’un sang-froid maîtrisé.
Béryl ne parut pas se rendre compte de l’insulte. Elle frottait pensivement son poignet avec son pouce et observait le minuscule humain vaciller à côté d’elle.
Il était terne, remarqua Béryl. Ses cheveux bruns, ses yeux marron, sa posture nerveuse, ternes. Lien ou non, il ne valait pas mieux qu’un cafard.
— Eh bien, qui es-tu mon garçon ? lui lança finalement son père.
La réponse se fit attendre dans un silence figé. Et même si, tous, ils étaient hérissés par la situation, ils ne pouvaient s’empêcher d’être curieux. Le premier humain de la Tour Arcturus à avoir jamais été choisi par la Lune, il devait au moins avoir quelque chose d’exceptionnel. Philodonias Algol se fit plus rassurant :
— N’aie pas peur, tu es des nôtres désormais.
Une exclamation étouffée survint du côté de sa femme. Mais le silence s’éternisa, le garçon garda un œil craintif et l’impatience monta.
— Allons, dis quelque chose !
Alors il bougea.
Tout ce que l’insecte trouva à faire fut de se dandiner dans une série de gestes indistincts – et particulièrement disgracieux selon l’avis de Béryl. Cela dura d’ailleurs bien trop longtemps à son goût.
Puis il se stoppa et leur jeta un regard attentif et contrit dans l’attente, à son tour, d’une réponse et tous les yeux se croisèrent dans une grande confusion.
Le garçon réfléchit puis entreprit un nouveau geste, plus simple que les précédents. Avec son doigt, il pointa d’abord sa bouche. Ensuite il se contenta de secouer sa tête de droite à gauche.
Et un éclat de compréhension se planta dans l’esprit de chacun. La main de sa mère se resserra un peu plus sur la plume qu’elle tenait et elle se remit à écrire plus furieusement encore. Son père rangea son mouchoir dans un geste tremblant.
— Je m’en vais chercher un interprète, déclara-t-il, quelqu’un doit bien être capable de le comprendre ici.
Il quitta son fauteuil et passa la lourde porte ancrée dans le mur qui faisait face à la cheminée.
Béryl ne savait plus si elle ressentait de la rage, de l’humiliation ou du dégoût.
Le cafard ne savait même pas parler.
Comment pouvait-il être un sorcier s’il ne savait pas parler ?
Comment allait-il faire pour utiliser la magie sans voix pour la modeler ?
C’était parfaitement ridicule, une grossière erreur, la Lune devait s’être trompée.
Un sorcier avait besoin des mots et par conséquent celui-là ne pouvait pas en être un.
Il fallait que quelqu’un règle ça.
Béryl fit fi de son écœurement et se rapprocha de lui d’un pas déterminé. Il la fixa d’un air incertain et chercha de l’aide en regardant vers Clarinthe Algol mais celle-ci était beaucoup trop prise dans sa lettre et dans son horreur pour faire attention au reste.
Béryl lui attrapa la main et le tira brutalement vers la porte.
— Viens avec moi.
Ils traversèrent toute la bâtisse sans croiser personne. Les humains n’étaient pas autorisés ici, sauf rares exceptions. Toute la zone supérieure de la Tour était réservée à sa famille lorsqu’ils y séjournaient. Le nuisible trottinait derrière elle sans pouvoir se défaire de sa poigne et ils s’extirpèrent d’une nouvelle salle abondamment meublée pour se retrouver sur le rebord de la Tour, sous le ciel nu d’une nuit sans fin.
Là, et seulement là, elle le lâcha et elle lança avec toute sa hargne :
— Ecruar.
Et ainsi fut la première fois que Béryl Algol utilisa la magie.
Dans la colère.
Celui qui lui faisait face se retrouva propulsé à terre, son menton cogna contre les dalles lustrées.
Béryl avait toujours était pressée de devenir une sorcière et s’était montré particulièrement attentive quand son père se servait de la magie. Elle avait ainsi appris certains mots et celui-là, aujourd’hui, était le seul qui lui venait en tête.
— Ecruar !
Cette fois-ci ce fut sa tête qui cogna violemment le sol et son nez qui se retrouva ensanglanté. Quand il relava son visage et qu’il bougea désespérément ses lèvres muettes pour se faire comprendre, ses yeux réclamaient la pitié et son corps tentait de s’éloigner.
Mais Béryl ne voyait plus que la marque sur le front abject, ce Lien qui ne cessait de la narguer.
— Ecruar, ecruar, ecruar ! ne cessa-t-elle de scander.
Et les spasmes, les spasmes du parasite ne semblèrent plus pouvoir s’arrêter. Et c’était bon. La magie coulait en elle d’une façon délicieuse.
Il fallait pourtant en finir.
Mais Béryl ne connaissait pas de mots qui avaient le pouvoir de faire ce qu’elle escomptait.
Les mots ne donnaient pas la mort.
Elle s’approcha donc de la forme blessée.
Elle n’aurait qu’à le jeter d’en haut et il chuterait de toute la longueur de la Tour et il traverserait le Voile et il ne resterait rien de lui.
Béryl vit soudain trouble, trébucha et se rendit compte que la magie était éreintante et que son cœur battait fort et qu’elle aussi elle avait un peu l’impression de mourir. Elle aurait dû faire plus attention, mais la colère était si forte qu’elle n’avait pas eu le temps de réfléchir.
Il avait tout gâché. Tout !
Il fallait qu’elle le soulève, qu’elle le fasse passer par-dessus la barrière.
— Obias ! s’écria tout à coup une voix préoccupée. Te voilà, je me doutais qu’ils t’emmèneraient ici, est-ce que tout…
La voix s’arrêta brusquement au coin de l’immense bâtiment, quand elle fit face à une Béryl menaçante et à un corps inerte, elle répéta :
— Obias ?
Béryl serra les dents et ne put comprendre ce qu’une humaine faisait là, chez elle, sur son territoire.
Elle l’examina. Trop jeune, ce n’était certainement pas un des parents du cafard. Mais elle était aussi trop vieille pour être sa sœur aînée. Quoique, avec les humains on ne savait jamais. Engoncée dans un tablier d’un vert délavé et présentant un visage mature aux traits inquiets, la nouvelle arrivante n’était qu’un autre inconvénient mineur sur sa liste.
Ce n’était pas un nuisible supplémentaire qui allait l’empêcher de faire ce qu’elle avait à faire. Elle inspira difficilement et puisa dans ses dernières forces.
— Ecruar.
Le mot écharpa ses lèvres et la douleur cingla ses nerfs. L’humaine se retrouva tout de même à terre. Cela devrait être suffisant pour s’occuper du cafard tranquillement. Béryl se baissa prudemment pour le soulever par le buste et, dans son geste, elle perçut l’humaine qui approchait rapidement. Elle s’était remise debout si vite… Béryl n’avait sûrement pas utilisé assez de magie, elle n’avait qu’à recommencer. Mais elle était épuisée et son corps paraissait brûler, c’était dur, tellement dur. Encore.
— Ecruar !
L’humaine flancha et ne s’arrêta que quelques secondes puis ne fit qu’aller plus vite. Béryl lâcha le parasite.
— Ecruar !
Et elle répéta, elle répéta. Mais ça ne l’arrêtait pas. Puis elle était face à elle et Béryl voulait s’arracher le poignet parce que ça faisait mal et Béryl n’avait jamais eu aussi mal et le sang dans sa bouche avait un goût infâme. Et la chose en face d’elle – parce que c’était une chose – regarda le petit cafard puis regarda Béryl puis Béryl eut peur.
— Ecr…
Le dernier mot s’enroua de lui-même dans sa bouche. Son cœur tempêtait dans ses oreilles.
Et Béryl tomba en arrière.
Mais la chose la rattrapa par l’encolure de sa robe et la chose hésita. Et Béryl vit la soif dans son regard.
Personne n’avait jamais mentionné une quelconque férocité chez les humains. Faibles, ignorants, dociles, voilà comment ils étaient, et ce petit humain qui se croyait sorcier en était la preuve. Mais cette chose, là, ce n’était pas humain.
Un monstre, ancien, bestial, une menace encore plus pesante que les Ombres, la terreur même se tenait face à elle et Béryl sentit ses propres joues se tâcher de traces humides et un autre liquide chaud et honteux s’écouler entre ses cuisses.
Tout en elle lui criait qu’elle devait fuir.
Des doigts glacés remontèrent sur son cou dans un long et frissonnant moment d’angoisse.
Les deux yeux étaient fixés dans les siens, avides de tout ce qui pourrait contenter sa faim.
Un monstre.
Béryl ne savait même plus comment crier, comment bouger, comment empêcher tout ça d’arriver. Elle était une sorcière et c’était tout ce qu’elle avait toujours rêvé d’être et maintenant que ce moment était enfin venu tout allait lui être pris dans un instant de voracité haineuse.
La chose l’agrippa alors.
Il n’y eut qu’un sanglot muet, une demande de compassion ignorée et la chose déchira, et malpropre, maladroite, affamée, pris tout ce qu’elle pouvait prendre. Elle dévora la chair, arracha la peau, tira sur les tripes, croqua dans les muscles.
Et les dalles se tintèrent de rouge.
Elle se délecta de tout ce dont elle pouvait se délecter.
Toute trace de lumière fut avalée.
Là-haut, au sommet de la Tour Arcturus, lors de la toute première nuit du tout nouveau cycle eut lieu un carnage singulier.
Le monstre était repu.
Et Béryl Algol n’était plus.
Wouaw wouaw wouaw
WOUAW
Je n'ai jamais autant lâché de "wouaw" dans un commentaire. Et c'est amplement mérité ici.
L'écriture du texte est parfaite. Ni trop, ni pas assez. Tu sais là où il faut détailler (la description du monde au début) et là où il faut être plus concis (le choc de Béryl quand elle comprend qu'elle n'est pas choisie).
Toutes les émotions sont superbement retranscrites : l'arrogance de Béryl, le suspens avant la cérémonie, le choc du Lien, la panique dans la famille, la haine de Béryl quand elle torture l'élu, puis sa terreur avant de disparaitre...
Le monde parait extrêmement intéressant. Cela est grandement aidé par la mise en scène : les Tours, la Lune, la Marque...
L'intrigue est vraiment crédible et imprévisible. À tout moment, je m'attendais à ce que Béryl soit le monstre, puis l'Élu, et finalement c'est une humaine qui n'est jamais apparue jusque là...
Vraiment, c'est génial. J'ai hâte de lire la suite.
Ton commentaire me fait plaisir, moi qui suis nulle en description j'avais peur que tous le début du texte ennui et qu'on se perde avec les quelques détails sur le monde du récit.
C'était un chapitre qui reposait sur la surprise, on pense que c'est Béryl qui est le personnage principal et puis en fait non, je suis contente que ça marche.
Merci encore et j'espère que la suite te plaira !