Souvenirs

Par Cricri
Notes de l’auteur : Voilà, j'inaugure l'atelier d'écriture ^^ J'espère ne pas être tombée hors-sujet avec ce texte qui entremêle le fil des souvenirs aux descriptions.
* Villa Colombine. Souvenirs d’été. Bon anniversaire. Je contemple un moment les vieilles photographies que maman m’a envoyées. Je relis son petit billet, je le retourne mais je ne m’étonne pas de ne lui trouver aucune autre explication. C’est bien ma mère, ça : laconique et déconcertante. Ma vue plonge par la fenêtre du séjour pour descendre le long de la rue ; je me perds dans le brouillard de janvier qui déroule ses écharpes mauves entre les maisons. Le jardin de mon voisin a été effacé du monde des vivants, c’est à peine si j’accroche l’ombre de la balançoire au milieu du néant. Je sens presque sur ma peau le manteau glacé de cette brume ; elle insinue ses coulures froides jusque dans ma salle à manger. Je voudrais me réchauffer les mains contre la tablette du radiateur, mais la place est déjà prise par le chat. Sur la table basse, étalées à côté de l’enveloppe décachetée, le petit mot de maman ressemble à une invitation. Pourquoi pas, après tout ? Je me prépare un chocolat chaud, puis je me cale entre deux coussins, sous la lumière rose de la lampe. Tandis que ma main étale les photographies sur le divan, je sens les effluves du souvenir remonter comme une bouffée tiède. Un vent coulis s’engouffre dans mes cheveux, gorgé de sel, d’algues, de rochers à fleur de marées. L’odeur s’estompe, le souvenir se dérobe, s’éloigne, revient, comme le ressac de l’océan. Peut-être parce que l’océan, sa rumeur sauvage, ses embruns puissants, sa robe sombre, sont là, quelque part dans mon dos. Non, ne pas me retourner. D’abord la porte, la porte du souvenir, la porte de Colombine, notre vieille villa d’été. Il y a cette ruelle dont j’ai oublié le nom. Alors que ses pavés montent de guingois vers les rues marchandes, un torrent d’air se déverse dans l’autre sens, aspiré par l’attrait formidable de l’océan. La porte est là, renfoncée dans l’ombre. Je la devine, vieille et laide, avec ce clou sous la poignée qui m’a si souvent écorché le doigt. Ah non, c’est vrai que mon oncle l’avait faite remplacer peu avant la vente. Peu importe. Le carrelage du vestibule, découpé en alvéoles rouges, ne résonne pas sous mes pieds fantômes. On a beau insuffler toute la consistance qu’on veut à un souvenir, certaines choses restent en sourdine. Une porte vitrée, derrière laquelle bruisse une folle activité, embaume la cage d’escalier de farine de sarrasin, de fromage fondu, de sucre blanc. Je me demande un instant, ma paume enroulée sur la rampe brune, ce que la crêperie est devenue aujourd’hui. Les marches en bois massif grincent au fil des spirales. Par l’embrasure d’une fenêtre, un éclat blanc m’éblouit : c’est le linge d’un balcon voisin, gonflé de soleil et de vent, semblable à une voile marine. Le parquet du palier dégage une odeur de plage ; des grains de sable sont incrustés dans ses fentes, accumulés au gré des générations de marmots qui, sitôt revenus de la plage, jetaient ici leurs seaux, leurs sandales et leurs filets pour se ruer dans les chambres. Je les vois qui se bousculent autour de moi, tous ces enfants de la famille, blondis par le soleil, tandis que les parents suspendent leurs chapeaux de paille aux crochets du porte-manteau. Ça ne dure qu’un instant. Je suis à nouveau seule avec mon souvenir et je remonte le couloir, dont la tapisserie fleurie se décolle par feuilles entières. Les tableaux de ma grand-mère cadencent ma flânerie d’un port de pêche, d’un buste de Mozart, d’une corbeille d’oranges, d’un service en porcelaine. Et il y a cette énigmatique Mare aux fées, dont les eaux glauques flottent aujourd’hui sur le manteau de ma cheminée ; l’air trop chargé en sel a délavé la peinture au fil des années : je peux deviner en filigrane la trame de sa toile. Au moment où je passe devant la cuisine, je crois saisir un mouvement affolé dans la coulisse de mon regard. N’est-ce pas maman, criant à la catastrophe, ses œufs au plat réduits en une épaisse couche de rouille soudée à la poêle ? Je passe juste la tête par la porte du souvenir, mais il n’y a rien d’autre que des lames de lumière qui fendent la claire-voie des volets, le goutte-à-goutte du robinet dans l’émail blanc de l’évier, le ronronnement du frigidaire contre le mur. Un frou-frou, par-dessus ma tête, me fait lever le nez. Ça vient de la trappe qui mène aux combles : des pigeons se sont nichés là-haut. Il m’est déjà arrivé de trouver une plume sur le plancher du living... Ma visite touche à son terme, mais je ne peux dissiper le songe sans avoir contemplé la chambre bleue. Au fur et à mesure que ma mémoire en redessine les contours, je comprends pourquoi mon cousin se la réservait toujours. La fenêtre dépose sur le tapis perse les scintillements de l’océan dont le ventre gris, ourlé d’écume, se déploie à travers le balcon. Le grondement de sa marée haute est tellement puissant que Colombine vibre tout entière avec elle ; s’il n’y avait ce bandeau de route, entre la villa et le remblai, je jurerais qu’elle trempe ses fondations dans l’eau. Je prends place sur le lit. En tout cas j’essaie car s’asseoir, en plein milieu d’une réminiscence, n’est pas chose commode. Tantôt mes pieds baignent dans l’épaisseur du tapis, tantôt mes jambes, roses et nues, ne touchent même pas le sol. C’est selon : ça dépend de l’âge que je me donne. J’accueille la brise, toute tiède de soleil, qui entrebâille le battant de la fenêtre. Avec cette coulée d’air, ce sont les éclats de la plage, les transistors montés à fond, les flirts de jeunesse, les danses des cerfs-volants qui me claquent au visage. De là où je suis, j’aperçois les cabines à rayures blanches et rouges, pourléchées par la marée. Suspendu au-dessus de l’océan comme une toile lilas, le ciel m’aveugle mais je sais qu’avec la tombée du soir, cette lumière s’adoucira dans le rougeoiement du crépuscule. Et comme toujours, cette heure en suspens entre le jour et la nuit m’enveloppera d’une étrange mélancolie. Je me penche une dernière fois à la rambarde de la fenêtre. Un vol de mouettes éclabousse le ciel d’un rire criard. En contrebas, sur le rivage, je m’aperçois. Je suis une pâle adolescente, cheveux au vent, qui se cache dans la chemise trop ample de son père. Je ne me baigne pas mais je savoure la plage d’une autre façon, à la recherche de trésors dans le creux des rochers, buvant l’air du large par lampées avides, mordant à pleines dents dans une brioche. Je suis joueuse, je suis pensive, je suis en colère, je suis humiliée, je suis paisible, je suis légère, je suis odieuse, je suis romantique, je suis tellement de choses, sur cette plage, que je ne me les rappelle pas toutes. Alors que je m’apprête à rebrousser chemin, à me tirer de ma rêverie sur le divan de ma maison, à me replonger en hiver, une ultime vision sursaute dans ma mémoire. Ce n’est pas tout à fait un souvenir, pas un souvenir qui m’appartienne en tout cas. Malgré la distance qui sépare le balcon de la grève, je distingue très nettement les yeux, flous et mélancoliques, de feue ma grand-mère, assise sur un banc, sa silhouette étroite coincée sous un bob des années soixante. Elle adresse un signe de la main à une jeune fille qui promène ses pieds dans l’eau. Je la reconnais. Je lui fais signe, moi aussi, mais elle ne me voit pas. L’image s’évapore pour de bon et je demeure immobile sur mon divan, la poitrine gonflée d’un sentiment contradictoire, profondément heureuse et un peu triste. Ou peut-être profondément triste et un peu heureuse. Je préserve cet émoi que le brouillard hivernal aura tôt fait d’émousser dans son implacable morosité, jusqu’à ce qu’il ne m’en reste plus qu’un lointain arrière-goût. Je le plaque contre moi, avec les photographies. Puis, lentement, je décroche le téléphone. - Allô maman ? Merci. *
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Sy - Shadowy
Posté le 13/01/2023
bonjour,
très jolie description de vieux souvenirs, j'aime beaucoup la poésie et la mélancolie mélée de joie et d'enfance en bord de mer, ça donne envie d'y retourner.
Sabi
Posté le 31/05/2020
Je crois que tu as traversé un miroir pour accéder au souvenir décrit, du moins j'ai vu le miroir en le lisant.
C'était une vision intéressante. Je suis content d'avoir traîné par ici. Merci.
Djina
Posté le 05/05/2020
Bonjour,

J'ose commenter en espérant que c'est pas étrange !!
écharpe mauve <3

D'abord une remarque : y a-t-il un soucis avec les apostrophes ? Car sur mon éditeur de texte, quand je copies/colle cela me met un point d'interrogation à la place des apostrophes? Et sur l'extrait que tu as écrit, il n'y en a pas .. Étrange ?

Relevé d'apostrophes :
1- "ma envoyées" -> "m'a envoyées"
2- "si j’accroche l’ombre de la balançoire" -> "si j'accroche l'ombre de la balançoire"
3- " l’enveloppe décachetée" -> " l'enveloppe décachetée"
4- "s’engouffre dans mes cheveux,[…], d’algues, " -> "s'engouffre dans mes cheveux, […], d'algues, "
5- "L’odeur s’estompe, […], s’éloigne, […], locéan" -> "L'odeur s'estompe, […], s'éloigne, […], l'océan"
Toutes les apostrophes sont manquantes alors je ne vais tout relever au final.

Très belle écriture, on vit la scène à travers notre protagoniste principal, c'est vraiment joli. En plus cela m'a ramené à mes propres souvenirs d'enfance. J'ai lu avec un douce musique au piano, c'était parfait. Que dire ? Il n'y a pas de points négatifs relevés en terme d'entrée dans le monde du souvenir. Une seule petite chose que je n'ai pas compris, elle était dans la demeure avant la vente par son oncle ou était elle chez elle et elle se remémorait la maison de ces souvenirs à travers la carte postale de sa maman? Et donc l'appelle à la toute fin ?

Merci !
Nascana
Posté le 13/01/2010
De longues descriptions, mais pas lourdes pour autant. On sent que celles-ci véhiculent une foule de sentiment.
On se plait a suivre le personnage, et on vit ce qui lui arrive. Pour peu, on retrouverait sa maison d'enfance, celle qui se cache en chacun de nous.
Cricri Administratrice
Posté le 13/01/2010
Merci beaucoup Nascana, c'est un très joli compliment que tu me fais ^^
Je me ferai un plaisir de te lire en retour ! :o)
Honey
Posté le 13/07/2009
Alors un deuxième commentaire pour ce texte que j'avais tant apprécié. C'est que tu es l'extrait mystère dans le jeu extrait mystère auquel tu participes déjà XD. Bref, je ne me lasserai jamais de cette villa Colombine au parfum de nostalgie. Ça m'a fait plaisir de la relire. ^^
Honey
Posté le 17/04/2009
C’est là une très belle lecture que tu nous as offert. Même s’il est né d’un atelier, ton récit à une saveur bien particulière. Rien dans toutes ces descriptions n’a la couleur pédagogique d’un atelier d’écriture. Une fois de plus, ton récit est unique. Ta plume est unique.
  En émergeant de ma lecture, je n’ai eu qu’une envi ; y retourner. Tu nous fais voyager à travers ta plume et tes souvenirs. J’ai presque entendu le vent pour de vrai, le ressac des vagues, les oiseaux marins, le soleil, l’odeur de la mer, la chaleur de la villa… Des dizaines d’images ont pris naissance dans ma tête, propulsées par ta magie. Ton récit est d’une incroyable mélancolie, d’une douceur intemporelle, bref d’une générosité sans borne. Je ne peux que te remercier pour cette si belle lecture.
  Amicalement,
Honey
Cricri Administratrice
Posté le 17/04/2009
C'est... c'est magnifique, ce que tu dis là, Honey... je me suis sentie toute émue en te lisant !
Avec du recul, je trouvais qu'il manquait à ce texte un petit quelque chose, que j'aurais pu pousser un peu plus loin, fouiller davantage dans la saveur des souvenirs... Mais la façon dont tu m'en parles m'émeut beaucoup car, soudain, j'ai l'impression que j'ai finalement réussi à retranscrire un petit éclat de cette réminiscence de l'enfance ^^ Cette villa, Colombine, je lui dois beaucoup :o) Je suis heureuse si j'ai réussi à lui rendre un petit hommage.
Merci beaucoup pour ce très beau commentaire qui m'a allumé un incendie sous les joues !
Flammy
Posté le 30/08/2008
Alors, voilà, j'ai lu et je vais à présent commenter, même si je ne pense pas faire aussi bien et détaillé que toi ^^ <br />
Alors première impression du texte, j'ai très bien ressentie la mélancolie du souvenir, je ne sais pas si c'était voulu, mais j'ai eu la même impression que dans le livre de m'extirper d'un souvenir ou d'un rêve après la lecture. Ca donne une impression particulière à ton texte, sans que je puisse vraiment dire de quoi il s'agit mais ça donne une impression paisible et calme, en tout cas, après avoir terminé la lecture, j'avais l'esprit reposé et au calme. <br />
Donc après, pour plus le texte, tu utilise beaucoup d'image en rapport avec l'air, la brume, les odeurs, le vent... Ca fait un peu un déséquilibre par rapport au reste, mais en même temps, tu "l'explique" d'une certaine manière quand tu parle des pas dans l'entrée qui ne font pas de bruits, parce que le personnage est un fantôme. Ca explique qui n'est pas plus de sensations, et dans mon cas, ça m'a vraiment donné l'impression d'avoir à faire à quelque chose d'un peu fantomatique. On oublie pas que c'est un souvenir, mais en même temps, on visualise tout bien, donc bon point ^^ <br />
Pour les mauvais points, je vais chercher, mais j'avoue que ya rien vraiment qui m'ai choqué ou autre. C'est bien rythmé, on suit pas à pas la progression dans la maison, et surtout, on sent bien tout par rapport au personnage. Mais je vais bien trouvé un truc qui va pas, non ? XD 'Fin bref, un truc qui passe tout seul. <br />
Peut-être l'ombre que je ferais, mais c'est normal au vu du texte, c'est que ce n'est pas très vivant ^^' C'est tout à fait normal vu que c'est un souvenir, et c'est un peu pallier vu qu'il y a des souvenirs dans le souvenirs qui rendent la chose un peu plus vivante, mais j'ai trouvé ça assez dommage ^^ C'est une villa qui a du avoir beaucoup de vie en elle, mais là, on a que la description et quelques souvenirs qui donnent juste un avant goût et laisse sur la faim de ce côté là ^^ Mais vu que c'est un souvenir, c'est déjà pas mal d'avoir réussi à mettre un peu de vie XD<br />
'Fin voilà, pas terrible mon commentaire mais j'ai fait ce que j'ai pu TT.TT Je ne posterais pas sur le fofo, sinon je vais me répéter, mais peut-être qu'un jour, je relirais et je rajouterais des trucs XD 'Fin peut-être hein ^^ Pluchouille !Reponse de l'auteur: Ma Flammy, tu vas trouver complètement incongru de te répondre avec un retard aussi abominable et pourtant si, je le fais. Figure-toi que j'ai été tellement marquée par nos débats dans l'atelier du forum que j'ai complètement oublié de répondre aux commentaires ici, sur le site oO" Je te remercie beaucoup pour cette critique. Oui, certes, ce n'est pas un souvenir très vivant, comme tu dis et c'est vrai que j'aurais pu beaucoup plus développer les souvenirs propres à cette vieille maison. Toutefois, je ne l'ai pas fait pour deux raisons. La première est que je voulais vraiment rester ancrée dans le sujet et privilégier la description (si les souvenirs avaient pris le dessus, j'aurais eu peur d'être un peu hors-propos). La seconde est que je ne m'en suis pas donnée le temps non plus. C'est bête à dire mais la matinée que j'ai passé à écrire ses réminiscences m'a plongée dans un état un peu bizarre, trop nostalgique, et je n'avais pas le courage de trop m'apesentir sur le passé. Mais y'a des fois, comme ça, où j'aimerais bien prendre ma plume pour immortaliser des lieux et des personnes de ma vie : comme des photographies écrites, en quelque sorte... Bref, merci pour le commentaire ! 
Arabella
Posté le 30/08/2008
Voilààààààà. Désolé Cricri d'arriver en retard pour lire ta description que tu avais postée depuis belles lurettes mais je craignais qu'après lecture de ton texte je sois influencée. Ca n'a pas été le cas, surtout lorsqu'on voit à quel point nos écrits sont différents. Franchement j'ai adoré. Tu manies les mots avec une dextérité incroyable. En fait quand je t’imagine écrire, je vois un artisan qui a travaillé toute sa vie à son métier et qui, agile, trouve toujours la solution pour que son œuvre soit la meilleure de toute la ville. Ton texte touche, nous émerveille. Cette review est brève mais je laisserais un poste plus important sur le forum. Bravo miss. Je suis très impressionnée par ce que tu as écris et si tu te dis encore pas très douée pour les descriptions, je te fais manger ce chef-d'œuvre par les oreilles.Reponse de l'auteur: J'ai honte, Ara, je n'ai jamais répondu à ton commentaire. Enfin, si, on a discuté des textes de l'atelier sur le fofo mais, tout de même, j'aurais pu te répondre ici aussi ^^' Désolée, donc. Bien entendu, je te remercie beaucoup pour ces mots pleins de chaleur et d'encouragement, ça me touche beaucoup ! Je vais par ailleurs, rattraper mon retard de lecture : tu as posté ton dernier chapitre et je ne l'ai pas encore lu ! En plus, il s'était fait attendre, celui-là ^^ je vais le savourer !
Virgile
Posté le 14/03/2016
Quelles jolies descriptions, dépourvues de lourdeurs et de clichés. On se retrouve avec la narratrice aux Sables-d'Olonnes, on aimerait, nous aussi visiter cette villa Colombine. Grâce à ton écriture, on parvient à se la visualiser, elle prend vie, elle se découpe devant nos yeux...