Speewriting Halloween 2016 - Les brioches d'Edmond

Edmond s’affairait dans tous les sens comme un beau diable. Il était exténué.

Six heures de labeur venaient de s’écouler sans interruption.

Sa cuisine ressemblait au laboratoire d’un savant fou et complètement déglingué.

Il avait des yeux exorbités, et des mèches de cheveux blancs lui revenaient sans cesse dans les yeux. Il s’agaçait et jurait à voix haute, en grommelant ce qui devait s’apparenter à des recettes de cuisine.

Il s’arrêtait regardait le plafond, la bouche en cul de poule, levait l’index en l’air, et repartait chercher un ustensile caché sous le désordre ambiant, en poussant de gauche à droite emballages, grilles de cuisson, paquets de farine vide.

C’était même beaucoup plus qu’un désordre dans cette kitchenette, c’était un vrai capharnaüm.

Des coquilles d’œufs vides et brisées demeuraient dans leurs boîtes en carton à moitié ouverte. La farine laissait de longues trainées blanches sur le sol gris, et bariolaient l’espace exigüe de sa cuisine.

 Il y avait des tâches d’huile, des morceaux de beurre tombés qu’il avait piétiné sans s’en rendre compte, et de petites flaques de lait sur le plan de travail, mêlées à du sucre séché.

Des épluchures de pomme en pagaille jonchaient le sol. Il avait eu pour idée de fourrer ses petits chefs d’œuvre gustatifs avec le fruit, mais il s’était résigné, faute de temps. Tout partirait au compost. Même si ça ne servait plus à rien dorénavant. Il était trop tard, et les choses prenaient le tournant décisif qu’il espérait.

En revanche, il avait tantôt agrémenté ses réalisations de pépites de chocolats et de fruits rouges séchés ainsi que d’arômes variés.

Toute cette initiative le mettait en transe, il était dans un état second.  Ce n’était plus de son âge de se mettre un stress pareil.

De fines gouttelettes de sueur faisait des apparitions régulières sur le haut de son front et sur le bout de son nez, et cela malgré le froid ambiant (Edmond préférait une belle flambée plutôt que de gaspiller sa retraite dans l’énergie coûteuse des chauffages). Quant à ses veines gonflées sur le pourtour de ses tempes, on pouvait les voir battre à une vitesse tout à fait irrégulière.

 

*****

 

Ce désordre apparent encombrait considérablement son esprit, mais il fallait faire vite. Et il avait pris un retard plutôt conséquent dans l’élaboration de ses brioches.

Dans un souci d’organisation, il prit plusieurs post-it et consigna les heures  et intervalles de cuisson de ses gâteaux. Organisation et précision. Tout lui semblait plus clair, de cette façon. Et si tout fonctionnait comme il l’avait prévu, il finirait ses viennoiseries avant que ne tombe la nuit.

Avait-on jamais, de mémoire d’homme, offert des brioches à des enfants, un soir d’halloween ? Il n’en avait que faire, et si ces foutus mouflets ne savaient s’en contenter, ils pouvaient toujours aller au diable. Satanés petits capricieux.

Ils allaient tous en avoir, une belle, de surprise !

Il avait pris le temps de ressortir les vieux moules pâtissiers de sa grand-mère, tous de formes diverses, des étoiles, des bonhommes, des nuages. Un peu de fantaisie, quoi, dans ce monde de brutes !

Il fallait que les brioches conservent une certaine tenue, tout en offrant un moelleux des plus agréables aux papilles de son public. Les enfants devaient absolument avoir envie d’y revenir, une fois la première bouchée consommée.

Et pour cela, l’important était de gérer une certaine quantité de pâte dans les moules, de façon à obtenir des ensembles harmonieux, alléchants et presque molletonnés, finalement.

C’était là tout l’art du cake ou des brioches qu’il ne maitrisait absolument pas.

Une viennoiserie sèche était tout à fait sans intérêt. En revanche, un croquant extérieur, couplé à une onctuosité, une fraîcheur intérieur, voilà qui pouvait rendre ces gourmandises irrésistibles.

 

*****

 

Les gosses du village allaient forcément tous passer chez lui. Il avait été se signaler en mairie pour faire partie du parcours nocturne organisé, que la municipalité avait fait imprimer sur de petits rectangles de papier recyclé, développement durable oblige.

Certes son habitation se situait de façon un peu excentrée. Mais il avait mis les moyens dans la décoration et l’ambiance. Et sa vieille ferme en carré, se prêtait plus que bien à Halloween. Si les enfants cherchaient un petit frisson, ils ne manqueraient pas le plaisir d’une petite visite chez le vieil Edmond.

Et puis quand un gamin sait  qu’il y a quelque chose à la clef comme des friandises gratuites – et le bouche à oreille fonctionne très bien chez les enfants - il ne se détournera jamais de l’objectif.

Edmond ne doutait pas. A 65 ans passés, il demeurait un enfant comme les autres dans un corps d’adulte vieillissant.

Et il savait, qu’ils viendraient tous quémander.

Et bien, ils n’allaient pas être déçus, il s’était surpassé.

 

*****

 

Il avait surpris au cours de ses promenades dans le parc du centre-ville, ces regards d’enfants qui vous jettent indirectement des vérités à la figure, avant que vous n’ayez eu le temps de reprendre vos esprits.

On peut effectivement lire beaucoup de choses dans l’innocence d’un regard d’enfant : de la joie, de la gentillesse, mais aussi parfois du dégoût, de la peur, de l’antipathie, et ce sont précisément ces dernières émotions qu’il inspirait aux enfants. Un peu les mêmes qu’il voyait dans le regard de sa défunte épouse, Emilie.

Un jour de promenade, alors qu’il occupait l’un des bancs publics du Parc Emile Zola, il avait sympathisé avec un certain Emile, un enfant qui jouait seul avec un diabolo, dont la couleur éteinte, et la ficelle usée, allaient de pair avec son propriétaire au regard triste et désabusé.

Edmond entama la discussion, et fit même un peu connaissance. Il faut croire que les âmes en souffrance se rencontrent parfois, et qu’elles empruntent toujours le détour de la solitude.

Le petit Paul, 9 ans et demi, s’était d’abord confié sur les disputes de ses parents, et du fait qu’il ne recevait jamais aucun cadeau de quiconque. Il avait décrit sa position de bouc-émissaire à l’école. Les enfants entre eux pouvaient être méchants, et apprenaient parfois l’usage de la cruauté. Et depuis deux ans, il en faisait l’amère expérience.

Paul avait aussi rapporté à Edmond, que la plupart des enfants du village assimilaient le vieil homme à un déglingué du cerveau – c’était leurs mots -, et que certains de ses camarades le prenaient pour un sorcier. Quelques-uns d’entre eux l’appelait même Gargamel, en référence au dessin animé de Peyo, Les Schtroumpfs.

Et il n’avait vraiment pas apprécié cela. Et absolument pas digéré ces affronts que les enfants se gardaient bien de lui dire en face.

Certes, il avait parfois des idées loufoques et embrumées. Il se peignait rarement et s’habillait toujours avec de vieilles redingotes grises. Et il lui arrivait de ruminer inlassablement de vieilles rancœurs. Et comme beaucoup de personnes âgées, il parlait tout seul.

Et cela pouvait faire peur. Pouvait.

Car des gosses bien élevés ne prononçaient pas des paroles aussi blessantes.

Que Paul, l’enfant rencontré ce jour-là, fut un souffre-douleur, cela il l’avait déjà oublié. Pour tout dire il s’en fichait. Il fallait bien que jeunesse se passe, aussi injuste fut-elle parfois pour certains. Edmond s’était contenté d’expliquer à l’enfant, qui affichait systématiquement une bouche ouverte en l’écoutant, que les perdants d’un jour sont parfois les vrais gagnants des années plus tard. L’enfant était resté immobile quelques instants, et il était reparti jouer avec son instrument usé de jonglerie.

Mais ce qui tambourinait sous sa vieille caboche et qui contrariait Edmond au plus haut point, c’était que ces jeunes manquent de respect à un ainé.

Cela ne passait pas. Ca ne passait plus. Ca ne passerait jamais. Il venait de le décider l’espace de quelques instants.

Il demeura le regard vide sur le banc, en observant le vent balayer des feuilles de couleur rouge et jaune.

 

*****

 

Cette nuit-là dans son large lit aux ressorts déséquilibrés, il s’était retourné des dizaines de fois, avec pour toute compagnie, une sale brûlure au fond de l’estomac.

Il avait ruminé et ruminé des jours cette image qu’il inspirait à ces enfants, dans la pénombre frisquette d’un salon aux murs défraîchis et respirant le salpêtre.

Il s’était mis à les détester tous. Plus que les adultes.

Ils étaient tous fourbes, ces soi-disant chérubins auxquels on aurait donné le bon dieu sans confession.

Le mal les habitait. Il en avait cauchemardé.

Et désormais, il n’osait même plus les regarder dans les yeux quand il les croisait en ville ou au parc.

Il baissait le regard sur les pavés centenaires de son petit village, et se réfugiait dans une bulle mentale de protection.

 

*****

 

Il était 17h, quand il eut fini de nettoyer complètement son plan de travail. 17h17 quand il retira du four sa dernière fournée de brioche. Il avait atteint le chiffre faramineux de 117 éléments.

117 moins une, pour lui. A tout seigneur, tout honneur !

Il alluma les spots extérieurs fixés à un pignon de son corps de ferme, sur lequel il avait dessiné à la craie trois citrouilles et deux têtes de mort.

Il avait acheté de petites guirlandes oranges clignotantes, et un grand squelette de qualité médiocre dans un supermarché discount qui tenait à peine debout. Il ne servirait qu’une fois de toute façon, il ne s’activerait pas de la sorte, tous les ans.

Il brancha également des enceintes qu’il avait disposées à l’entrée et qui diffusaient des musiques de films à vous glacer le sang.

Et les enfants aiment toujours se faire peur, pourvu qu’ils soient entourés d’adultes.

Il enfila son costume noir de prêtre,  prêt à accorder l’extrême onction, et emprunta un vieux mascara d’Emilie sa défunte épouse, afin de se noircir les poches sous les yeux. Il était effrayant à souhait !

Mais ce qui impressionnait le plus, n’était pas tant son costume, que son regard redevenu acéré, déterminé et perçant, comme à ses plus belles années.

 

*****

 

Le jour allait céder la place à la nuit dans une heure. Sa nuit. Son heure de gloire. Sa révérence.

Toute sa cuisine et son séjour dégageait des effluves de vanille et de cannelle.  

Mais l’odeur du cyanure était si acre qu’il dut ouvrir toutes les fenêtres afin d’aérer son intérieur.

L’air glacial vint lui brûler le visage, et le ragaillardit en même temps.

« Parfait ! se dit-il en se tapant dans les mains. Tout est en ordre !».

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Rimeko
Posté le 05/11/2016
J'avais compris assez vite que le vieux voulait empoisonner les enfants, mais n'empêche que c'était bien flippant... (Du coup tu m'as fait passer l'envie d'aller faire une quête aux bonbons l'an prochain xD) C'était une super idée en tous cas, puis tu fais bien monter tout ça, genre ça commence doucement, c'est plutôt mignon... et puis blam, cyanure.
Bravo pour ta participation !
Chris Colores
Posté le 05/11/2016
Bonsoir Rimeko,
Merci d'avoir lu. Oui il faut toujours se méfier des histoires qui commencent gentiment ;-)
 A bientôt
Chris
Toluene
Posté le 05/11/2016
J'adore ce personnage vieux et aigri. Mais si Emile vient sonner est-ce qu'il lui servira aussi de la brioche au cyanure?
Chris Colores
Posté le 05/11/2016
Hello Toluene,
Et bien j'ai pris le parti que comme Emile est un pauvre garçon, ses parents ne feront pas Halloween avec lui et qu'il ne fera pas parti de la cohorte !
Merci d'avoir lu, à bientôt
Praline
Posté le 29/10/2016
Bonjour Chris,
 J'ai beaucoup beaucoup aimé ta nouvelle, surtout son ambiance ! Comme quoi, les histoires simples fonctionnent très bien, mieux qu'une intrigue trop compliquée ou tordue... Même si on se doute de ce que va faire Edmond, surtout quand on plonge dans son passé, la nouvelle est agréable à lire et on ressent l'exaltation d'Edmond qui va croissant jusqu'à atteindre son apogée :-)(Je dois être un peu sadique quand même...)
 En tout cas, bravo et bonne chance pour le concours ! En espérant que tu n'as pas un grand-père ou un grand-oncle dans ta famille... :') 
 
Chris Colores
Posté le 29/10/2016
Bonjour Praline,
Merci d'avoir lu la nouvelle. On est tous forcément un peu sadique au moment d'Hallowee, c'est normal !
A bientôt
Chris
Elka
Posté le 25/10/2016
Salut Chris !
Pour une première nouvelle en speedwriting, je la trouve bien ! Tu as une plume très agréable, ça se lit bien et j'ai éprouvé une certaine compassion pour ce pauvre vieux. Je n'ai même pas jugé sa décision de tuer trop rapide, je trouve qu'on en sait assez peu sur sa façon de penser avant de rencontrer Paul pour que ça marche en revirement de situation !
Bon, il faut savoir qu'il fait jour dehors, mais c'est effectivement assez crispant de se dire que ce genre de truc... se produit en plein jour, comme une activité très ordinaire !
Bravo pour ta première participation !
Chris Colores
Posté le 25/10/2016
Salut Elka,
 
Merci d'avoir pris le temps de la lecture
A bientôt
Chris
Mimi
Posté le 24/10/2016
Salut Chris !
Haaaaa mais quel homme démoniaque ! (et je suis choquée qu'il soit considéré comme une personne âgée, il est plus jeune que ma maman x'D) Enfin, c'est une façon très originale d'aborder le thème :-)
Bonne chance à toi ! 
Chris Colores
Posté le 24/10/2016
Bonsoir Mimi,
 Mais non, mais non, c'est un jeune homme tout comme ta Maman ! ;-)
Merci pour la lecture.
A bientôt
Chris
Keina
Posté le 24/10/2016
Ah ah j'avoue m'être totalement laissée surprendre par ce gentil grand-père ! Au début je me disais, "oh, des brioches, c'est sympa pour les gosses !" mais au final, pas vraiment... xD Très chouette récit, tu donnes vraiment vie à ce monsieur tranquille, et la fin n'en est que plus réjouissante. Bravo !
Chris Colores
Posté le 24/10/2016
Bonsoir Keina,
Merci d'avoir lue la nouvelle. Il faut toujours se méfier des grand-pères, lol !
A bientôt chris
Léthé
Posté le 24/10/2016
Hahahahaha yaaaaaay ! J'avais deviné juste au titre comment ça allait finir, c'est une immense satisfaction pour moi de savoir que j'avais raison.
Un instant, quand tu as mentionné la femme d'Edmond et le petit enfant, je me suis dit qu'en fait il avait genre tué sa femme ou qu'on le soupçonnait de l'avoir fait et qu'ensuite il avait kidnappé l'enfant (oui j'aime bien pousser le vice), mais non tu t'es contenté des brioches empoisonnées, c'est déjà pas mal !
Eh bien cher Chris, je suis étonnament surprise parce que c'est rare que j'accroche comme ça à un texte dont je me doute de l'issue, mais je trouve ta narration vraiment géniale et le personnage d'Edmond très poussée, j'ai vraiment passé un super moment.
En plus, ça m'a rappelé Sweeney Todd et les superbes pie où ils mettent des cadavres de gens parce que la viance coûte trop cher, et qu'ils en font manger à toute la ville hahaha <3 
Voilà, j'ai passé un super moment !<br />Bravo pour ta participation ! 
Chris Colores
Posté le 24/10/2016
Bonsoir Lethe,
Merci d'avoir pris le temps, et quelle perspicacité !
A bientôt 
Chris
Moje
Posté le 23/10/2016
La chute est énorme; j'adore! Et moi qui pensais que ce vieil Edmond voulait racheter son image de sorcier!! En plus ton écriture est très agréable à lire.
Par contre, au moment où Edmond rencontre un enfant au parc, tu parle d'abord d'un Emile, puis de Paul...?
En tout cas bravo, et joyeux Halloween (oui, ce n'est que dans une semaine mais tans pis!) !
Chris Colores
Posté le 23/10/2016
Bonjour Moje,
Merci d'avoir pris le temps de lire.
Je suis content que la chute ait fonctionné, car je me demandais si les gens comprendraient.
Bien vu, pour la coquille avec le micmac des prénoms.
Joyeux halloween à toi
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