Ma jambe me fait mal et je trébuche à chaque pas, à la suite de papa. Derrière, maman nous suit avec Lucie dans ses bras. Impossible de s’arrêter, nous devons fuir tandis qu’autour de nous des jets de lumière bleue explosent. J’entends des cris, des explosions, des sifflements. Le monde n’est plus que chaos et destruction. Je tente difficilement de suivre le rythme imposé, mais j’ai mal dans la poitrine et l’impression que mes jambes vont céder d’un instant à l’autre. Nous nous arrêtons derrière un bus renversé. Essoufflés, nous nous regroupons. -On est à l’abri ? Papa me regarde avant ma mère et me frotte la nuque. Je vois dans ses yeux un profond sentiment d’abattement et une grande tristesse. Autour de nous, des voitures brûlent tandis qu’au-dessus des immeubles aux façades éventrées menacent de s’effondrer. Notre rue, habituellement si calme, est pleine de cadavres dont le sang s’écoule doucement. -Damien ? Comment va ta jambe ? fait ma mère. Je baisse les yeux vers mon pantalon déchiré et examine ma plaie : -Ça saigne encore un peu, mais ça va. Soudain, une violente lumière bleue nous entoure suivie d’une détonation assourdissante. Le monde bascule dans le noir. -Debout, gamin ! J’ouvre les yeux et me redresse péniblement, la nuque douloureuse, tandis que Gérald réveille les autres. Mes reins aussi me font mal évidemment, mais qu’attendre d’autre en dormant sur un siège de bus ? Précautionneusement, je me lève tout en douceur, imité par mes compagnons. Le jour n’est pas encore levé. Les ténèbres semblent entourer notre petit groupe de survivants. Combien de temps avant qu’ils ne nous submergent ? Les yeux lourds, ankylosé, je chasse mes pensées moroses et les suis dans l’allée centrale, non sans avoir récupéré mon fusil, et descend en grelottant pour m’installer près d’un feu où se trouvent déjà Antoine et Marie, serrés l’un contre l’autre. La jeune fille me tend une tasse d’eau chaude. -Merci. À ses côtés, son copain me regarde, les yeux rieurs : -Mal réveillé ? -Il aurait fallu que je dorme avant de pouvoir me réveiller… -Dormir ? fait-il en faisant semblant de réfléchir. Oui, ça me dit vaguement quelque chose… C’est bien ce qu’on fait quand on est détendus ? Marie esquisse un sourire tandis que le silence s’installe. Je serre ma tasse entre mes mains, sachant que ce sera ma seule source de chaleur de la journée. -Ça va ? nous interrompt soudain la voix de Gérald, à un volume inhabituellement bas. Je ne vous dérange pas au moins ? Sentant venir l’orage, nous avalons rapidement nos tasses et nous redressons, penauds. -Magnez-vous ! hurle notre chef. Nous sommes très vulnérables en restant en position statique, faut vous le dire combien de fois ! On se bouge le cul ! Furax, il repart engueuler nos autres compagnons d’infortune. Habitués, nous échangeons un regard morne avant de nous disperser. Antoine part rejoindre son binôme et sa moto, non sans un dernier baiser avec Marie. Elle, après l’avoir enlacé, regagne le minibus qui sert d’hôpital de fortune. Pour ma part, je rejoins le pick-up noir surmonté d’une énorme mitrailleuse et d’un puissant projecteur où m’attendent Philippe et Lucas avec qui je vais passer une énième journée. -On y va ? me lance Philippe en souriant. J’acquiesce et m’installe à ses côtés dans la cabine et déplie la carte tandis que son frère Lucas, toujours muet, grimpe à l’arrière et charge la mitrailleuse. Dès que mon chauffeur a démarré, les deux motos nous encadrent. Je me penche vers la fenêtre : -On prend le grand boulevard et ensuite vers la sortie de la ville au nord vers la D177, on devrait tomber sur un centre commercial à une vingtaine de kilomètres. -En espérant qu’on ait une meilleure chance que la dernière fois…, soupire Mike, le binôme d’Antoine. -Malheureusement, c’est aléatoire, fais-je remarquer, par contre, il y a un parking souterrain. Un large sourire illumine le visage barbu du motard : -Ah bah voilà ! T’aurais dû commencer par ça ! Et, sans attendre, il donne un grand coup d’accélérateur et nos deux éclaireurs filent repérer la route. Nous laissons filer quelques minutes et commençons à rouler suivis par le bus et notre infirmerie ambulante, laissant derrière nous le parking où nous n’avons que peu dormi. Depuis quatre mois, c’est une étrange routine qui s’est ainsi mise en place. Nous passons la journée sur la route à chercher des ressources utiles sans vraiment de but à part ceux de rester en vie et de ne surtout pas nous faire remarquer. Notre convoi compte le bus, le pick-up, un minibus et deux motos ainsi qu’une quinzaine de personnes. Notre existence a radicalement changé depuis la nuit de l’invasion. Comme tout le monde, je m’efforce de ne plus penser à « l’ancien monde », celui où nos vies étaient normales avec nos familles, le lycée, les métiers, les sorties cinés et les vacances. Tout ceci à disparu dans un éclair bleu quand ils ont attaqués. Chasser les souvenirs de la nuit où mes parents et ma sœur ont disparus n’est pas chose aisée mais je ne peux me permettre de céder à ma tristesse. Tous nous avons dû mûrir et évoluer rapidement sous peine de mourir. Le groupe doit rester concentrer sur sa survie et ne penser à rien d’autre. Pour ça, je suis reconnaissant à Gérald. Sa mauvaise humeur constante, son caractère de chien ainsi que sa tendance à nous engueuler en permanence nous aide à nous vider la tête. Je ne sais quasiment rien de son ancienne vie, d’ailleurs, hormis Antoine et Marie avec qui j’étais au lycée, je ne sais que très peu de choses sur les autres rescapés. C’est sans doute mieux ainsi. Seul compte le jour présent. Aujourd’hui, je suis le responsable de l’itinéraire. En fonctions des ressources dont nous avons besoin, je détermine le trajet en croisant les doigts pour trouver ce que nous cherchons. Privé de mon petit confort et aidé de la technologie, réapprendre à lire une carte n’a pas été une partie de plaisir, mais au final, je me débrouille. Tandis que la route défile, mon regard cherche à accrocher la moindre indication de chemin...ce qui n’est pas simple quand nous devons faire de constants zigs-zags pour éviter les carcasses de voitures, les restes de cadavres et les débris au milieu de la route que j’occulte par la force de l’habitude. Dire qu’avant j’étais malade en voiture… Je me rappelle, qu’appréhendant le long trajet pour nos vacances en Ardèche, je tombais malade après à peine vingt kilomètres. Maintenant, rouler toute la journée sur des routes crevassées en slalomant entre les débris pendant que je lis une carte ne me fait rien. J’essaie également de me concentrer sur les rares panneaux encore debout ou du moins encore visibles. Soudain, la radio de bord grésille avant que la voix de Gérald ne retentisse : -On s’arrête immédiatement ! Interloqué, j’échange un regard avec Philippe. -Bizarre, commente-t-il en donnant un coup de volant avant de s’arrêter. -On n’est même pas sortis de la ville…, dis-je en descendant de voiture suivis de mon chauffeur et de son frère qui nous jette un regard interrogateur. Le reste du convoi s’arrête derrière nous. Le bus n’est même pas immobilisé que notre commandant en jaillit et accourt vers nous : -Éclair bleu repéré ! Immédiatement, Lucas remonte à l’arrière du pick-up et, à l’aide d’une paire de jumelles, scrute le ciel. -Qui l’a vu ? demande Philippe. -Moi, répond Gérald, coupant court à toute discussion. Honnêtement, je suis sceptique. Cela fait plus d’un mois que nous n’avons plus vu ces éclairs bleus, synonymes de mort. J’ose finalement me lancer : -Loin ? -En ville, derrière nous, me répond-il simplement. Lucas scrute toujours le ciel, mais ne signale rien. Je n’ose faire remarquer qu’immobilisés ainsi, nous sommes une cible facile, surtout avec les phares des véhicules allumés, mais heureusement, le reste de notre groupe n’hésite pas : -On ne devrait pas repartir ? lance Sébastien, un robuste trentenaire. -Si les aliens sont derrière nous, mieux vaudrait s’éloigner, renchérit Mélanie, son épouse. Les autres échangent des regards effrayés. Je croise celui de Marie et lui sourit pour la rassurer un tant soit peu, malgré ma propre crainte. Elle me le rend avant de se rapprocher de moi. D’un grognement, Gérald donne alors le signal du départ : -Je n’aime pas ça, marmonne-t-il encore. Marie me serre brièvement le bras avant de remonter dans le mini-bus. Nous repartons vite. Mais, je remarque que Philippe regarde souvent dans son rétroviseur extérieur : -Tu crois que c’est vrai ? J’hésite un bref instant : -J’espère que non. -Ça fait un bail qu’on en a plus vu… -Pourvu que ça dure… Mon chauffeur soupire et se met à pétrir le volant. Depuis qu’on roule ensemble, j’ai appris à le décoder. Comme moi, c’est un taiseux, ce qui m’arrange bien. Nous nous comprenons vite et il a appris à me faire confiance, comme je me fie à lui. Là, je le sens perturbé. -Pourquoi on ne les voit plus ? fait-il soudain. Ils arrivent, nous attaquent, nous foutent une belle raclée et…quoi ? Ils se tirent ? -Je sais, ça n’a pas de sens. Cela étant, on ne sait rien de la situation dans le reste du monde, ni même dans le pays. Peut-être sont-ils tombés sur une poche de résistance… Je ne crois pas beaucoup à cette théorie tant l’avance technologique de nos envahisseurs est écrasante. Notre armée n’a même pas réussi à les ralentir. -Ou ils se sont installés quelques part… -Pour faire quoi ? reprend mon chauffeur. Je secoue la tête : -J’en sais rien, mais ils ne sont pas partis, ça c’est sûr. -Cela fait pourtant un sacré bail qu’on ne les voit plus. Tu te rappelles au début ? On restait des jours entiers planqués dans les caves ! Leurs vaisseaux nous passaient sans arrêts au dessus de la tête et on les entendait buter tous ceux qui étaient assez fous pour sortir. Maintenant, on se ballade pendant des jours à découvert sans en rencontrer un seul ! Avoue que c’est bizarre… -À moins qu’ils n’aient compris qu’ils n’avaient plus rien à craindre de nous et qu’ils pouvaient passer à la prochaine étape de leur invasion, quelle qu’elle soit, fais-je, sinistre. Il ne me répond pas et nous continuons à avancer. Nous abordons la sortie de la ville quand la radio grésille à nouveau : -Éclaireur à convoi. Étant chargé de l’itinéraire, je suis également l’interlocuteur désigné d’Antoine et Mike. Je me saisis du micro : -Ici convoi, je vous écoute. -On vient d’arriver, reprend Antoine. Le parking souterrain est presque à moitié effondré, mais, de l’avis de Mike, la partie restée debout semble saine et est assez grande pour nous abriter. Autre bonne nouvelle, il y a une station d’essence dont les cuves ne semblent pas avoir été incendiées. À ces mots, Philippe se tourne vers moi, radieux, avant de donner un grand coup sur son volant : -Putain de bonne nouvelle ! -C’est vraiment génial ! Ça va soulager tout le monde. Et le supermarché ? -Il y a de gros dégâts et de nombreux cadavres sur le parking et aux alentours immédiats. Je pense que ça date de la première attaque. Pour ce qui est des vivres, Mike est parti voir. -Ok, merci, réponds-je avant de couper la communication. -Si on pouvait se poser quelques jours…, soupire Philippe. -Voyons ce qu’en dit notre boss, dis-je avant de reprendre le micro et d’informer le reste du convoi. Comme nous nous y attendons, Gérald est heureux de la bonne nouvelle…ce qui se traduit par une bordée d’injures. Bien que prudent sur la route, nous accélérons l’allure. La perspective d’un vrai repos sur au moins quelques jours dans un endroit relativement sûr et abrité avec, en prime, la possibilité de faire le plein a donné un vrai coup de fouet à tout le monde. Et j’imagine déjà les sourires dans le bus et le mini-bus. Cela va faire près d’un mois que nous n’avons pu véritablement nous poser. Un gros quart d’heure plus tard, nous arrivons enfin en vue du centre commercial. Nos deux éclaireurs, tout sourire, nous attendent à l’entrée. Nous stoppons avant de descendre les rejoindre. -Bienvenue au paradis ! s’exclame Mike avant de nous lancer, à moi et Philippe, une canette de bière. J’en prends une gorgée avant de trinquer avec Antoine. Gérald nous rejoints suivis des autres rescapés : -J’en déduis que l’intérieur est prometteur ? fait-il en fourrageant sa tignasse hirsute. -Plutôt ! Mais faudra faire gaffe, certains endroits sont vraiment esquintés. Je m’y suis pas risqué. Par contre, la partie bouffe est quasi-intacte. -Autre bonne nouvelle, ajoute Antoine, la galerie commerciale a tenue le coup ce qui fait que de nombreux magasins sont encore accessibles…dont une enseigne de literie. À l’idée de pouvoir dormir dans un vrai lit, un murmure de joie parcourt notre groupe tandis que les sourires apparaissent. -Bon, bon, tempère Gérald, on verra ça. Je préfèrerais qu’on s’installe au parking, ce serait plus sûr. Et l’essence ? -Il y en a moins que ce que l’on croyait, fait Mike, deux des pompes sont vides mais, il en reste suffisamment pour refaire le plein et reconstituer un peu les réserves. -Formidable ! Bon, montrez-moi tout ça. Ensuite, on décidera où on s’installe.