Le train qui quittait Granville ce matin-là portait en lui une immense tristesse, bien différente des voyages ordinaires. Pour moi, Louise, il sonnait le glas d'un séjour exceptionnellement doux chez ma grand-mère, une période teintée de sérénité et d'amour familial. Les journées passées à Granville, à déambuler le long des vagues et à admirer, émerveillée, le majestueux Mont-Saint-Michel, s'ancraient dans mon cœur comme de précieux souvenirs.
Debout sur le quai, les yeux de ma grand-mère brillaient d'une lumière voilée par les larmes. Son sourire, à la fois tendre et mélancolique, était un doux adieu que mon cœur peinait à accepter. L'étau de la séparation se resserrait autour de moi, chaque mètre que le train parcourait m'éloignant de son étreinte chaleureuse et rassurante.
Je collais mon front contre la vitre froide, regardant son visage s'estomper peu à peu, emporté par la distance. Alors que Granville s'effaçait à l'horizon, un pan de mon cœur semblait rester sur ce quai, pris au piège dans les adieux et les souvenirs inoubliables d'un séjour.
À mesure que le train traversait la campagne vallonnée, j'étais absorbée dans le spectacle du paysage qui défilait. Les villages pittoresques se succédaient, les toits des maisons se découpaient sur l'horizon, créant un tableau vivant du temps présent.
Dans les champs, les vaches paissaient avec tranquillité, leurs mouvements lents et mesurés contrastant avec la hâte mécanique du train. Parfois, une charrette tirée par des chevaux apparaissait sur un chemin de campagne, se déplaçant à un rythme qui semblait défier la vitesse effrénée de notre convoi.
Les escarbilles, ces petites particules de charbon s'échappant de la cheminée de notre locomotive, venaient parfois chatouiller mes yeux. Chaque scène qui passait devant la fenêtre du train était une peinture vivante, un fragment de la France rurale, capturé dans la lumière douce d'un matin d'automne.
Le déjeuner à bord du train, en cette époque de 1885, était un moment de simplicité et de convivialité. Je m'installais confortablement dans la banquette, entourée de mes compagnons de voyage, et je sortais mon repas frugal : quelques tranches de pain frais, une sélection de biscuits secs, et des fruits joliment emballés dans un linge par ma grand-mère.
Il y avait quelque chose de réconfortant dans cette simplicité. Loin de l'opulence des diners en ville, il régnait dans ce train une atmosphère d'authenticité et de partage. Certains passagers échangeaient des morceaux de fromage contre des fruits, tandis que d'autres offraient des biscuits en échange de quelques tranches de saucissons.
Alors que le train s'arrêtait en gare, le rituel de montée et de descente des passagers m'offrait un spectacle fascinant. J'observais, un sourire amusé et attendri aux lèvres, la manière dont les femmes, en particulier, abordaient cette épreuve avec une grâce et une élégance digne d'une danse bien orchestrée. Leurs robes à tournures, magnifiques mais encombrantes, rendaient chaque mouvement à la fois majestueux et délicat.
À chaque arrêt, j'assistais à ces petites scènes avec une curiosité renouvelée. Lorsque les femmes s'apprêtaient à monter dans le train, elles soulevaient légèrement leurs jupes, révélant juste assez de leur cheville pour leur permettre de gravir les marches sans encombre. Cette manœuvre, bien que pratiquée avec discrétion, était un véritable art. J'admirais leur capacité à conserver leur dignité tout en se pliant aux exigences pratiques de leur tenue.
Leur descente était tout aussi fascinante. C'était comme si chaque montée et descente du train était une célébration, non seulement des voyages entrepris, mais aussi des traditions et de l'élégance d'un monde qui, je le savais, était en plein changement.
À chaque départ, je me recroquevillais à nouveau sur mon siège, emportant avec moi ces images, ces mouvements et ces sourires, comme de précieuses photographies d'un temps qui s'échappait lentement. Ces instants capturés dans mon cœur m'accompagnaient alors que le train reprenait sa course à travers les paysages changeants en direction de la capitale.
La tranquillité de l'après-midi fut brusquement interrompue alors que nous approchions de Paris. Jusqu'alors bercée par le rythme régulier et rassurant du train, je fus soudain tirée de mes rêveries par une accélération inattendue. Au début, j'attribuai cette hausse de vitesse à une tentative du mécanicien de rattraper un éventuel retard. Cependant, le train ne tarda pas à atteindre une allure qui dépassait de loin les normes habituelles, semant une vague d'inquiétude parmi les passagers.
Les conversations, qui jusqu'alors bruissaient agréablement dans les compartiments, se turent comme par enchantement. Des visages inquiets se tournaient vers les fenêtres, les yeux écarquillés, cherchant à déchiffrer les paysages qui défilaient à une vitesse de plus en plus vertigineuse.
Des murmures s'élevèrent, spéculant sur les raisons possibles de cette accélération. Était-ce une urgence mécanique, un impératif non prévu par les horaires, ou quelque chose de plus sérieux? La spéculation alimentait l'inquiétude, et quelques passagers se levaient, s'accrochant aux dossiers des sièges ou aux poignées pour maintenir leur équilibre.
Je tentais de masquer mon inquiétude par une façade de calme, mais en moi, une angoisse grandissait. Qu'est-ce qui pouvait bien pousser notre train, d'ordinaire si ponctuel et prévisible, à se précipiter ainsi vers Paris avec une telle urgence? Les questions tourbillonnaient dans mon esprit, sans réponse, alors que le train continuait sa course effrénée vers la capitale.
Arrivant en gare, un grincement aigu retentit, suivi d'une série de secousses violentes. Les passagers furent projetés contre les parois du wagon, et des cris de surprise et de peur remplirent l'air. Je me cramponnais à la banquette, mon cœur battant à tout rompre. Des valises tombèrent du compartiment, et des éclats de voix alarmées s'élevaient de partout.
Puis, avec un bruit assourdissant qui semblait déchirer le ciel, le train s'arrêta brusquement. Secouée violemment, un silence effrayant succéda au tumulte !
L'odeur âcre de la fumée commença à s'infiltrer dans le wagon, et la réalité de la situation s'imposa lentement à mon esprit.
Plusieurs passagers se relevèrent, aidant ceux qui étaient tombés ou étaient encore coincés entre les banquettes. Un homme tenta d'ouvrir la porte, mais elle semblait bloquée.
Des enfants pleuraient, cherchant du réconfort dans les bras de leurs parents. Les visages étaient pâles, certains portant des égratignures ou des bleus. Des éclats de verre jonchaient le sol, provenant probablement des fenêtres brisées ou des objets personnels des passagers.
Une fois l'impact initial passé, et malgré le choc et la confusion, j'ai réussi à sortir du wagon. Ce que j'ai vu en descendant du train était un paysage de dévastation qui dépassait toute imagination.
Sur le quai, la scène était chaotique. Des passagers et des passants se précipitaient pour aider, traînant les blessés loin des wagons endommagés. Des cris de douleur et de peur se mêlaient aux ordres criés par les secouristes qui commençaient à arriver. Certains voyageurs, encore sous le choc, erraient désorientés, tandis que d'autres cherchaient frénétiquement des proches.
La locomotive, en particulier, était un spectacle effroyable. Elle avait traversé le bâtiment de la gare, détruisant tout sur son passage, avant de s'écraser dans un kiosque à journaux en contrebas.
Autour de moi, des personnes étaient en larmes, certaines s'agenouillant pour prier, d'autres simplement assises en état de choc.
Le contraste entre le matin paisible à Granville et le chaos dans lequel je me trouvais était saisissant. Le souvenir des adieux chaleureux de ma grand-mère sur le quai semblait appartenir à une autre vie, une vie interrompue brutalement par la réalité de cette tragédie.
Louise, le 22 octobre 1885 en gare de l’Ouest à paris, il est 15h45.