Surprise party

Jusqu’ici, Loïs Davidson s’était amusée sans affectation. Elle avait reçu une invitation à cette soirée par le biais de son agence. L’organisateur cherchait des mannequins pour embellir la réception et flatter les invités. Loïs avait accepté, bien qu’elle ne connaisse ni l’endroit, ni l’hôte. Elle avait été rassurée, en arrivant, de reconnaître d’autres filles qu’elle avait déjà croisées dans les coulisses des défilés et avec qui elle avait sympathisé. Spontanément, elles avaient formé un groupe, s’étaient laissées courtiser, avaient profité du buffet et du champagne et dansé à en perdre haleine dans le living du luxueux appartement. Elles avaient ainsi rempli leur part implicite du contrat. La fête, grâce à elles, s’était révélée un succès. Chacun savourait le moment et se sentait privilégié d’appartenir à ce cénacle joyeux. Entre deux danses, Loïs s’éclipsa discrètement et prit la direction des toilettes. Après s’être rafraîchie, elle contempla son reflet dans le miroir. Que de chemin parcouru depuis son départ de Belmont, six mois auparavant. Elle avait débarqué à New York, décidée à s’y écrire un destin à la hauteur de son ambition. Sa beauté naturelle et son audace lui avaient permis d’intégrer l’agence Style. Depuis, elle arpentait les défilés et les cocktails, courait d’un casting à un shooting, passait d’un essayage à un lancement, d’une publicité à une promotion. Son visage apparaissait avec une régularité accrue dans la presse spécialisée et parfois dans les revues mondaines. Sa notoriété grandissait, l’avenir lui tendait les bras, elle se sentait vivante, enfin vivante. Elle ressortit dans le couloir, la bacchanale se poursuivait. Elle repéra le bureau. Il était vide, elle s’y glissa, aspirant à un instant de calme. La pièce comportait de vastes étagères débordant de livres, de photographies et d’objets décoratifs. Elle s’approcha de la fenêtre et admira la vue sur Central Park. Vingt étages plus bas, New York scintillait, pulsait. Elle sentit son rythme battant, ce rythme dont elle avait rêvé son adolescence durant. Elle l’avait intégré désormais, il l’animait. Elle prolongea ce moment suspendu. Un jour, elle aussi possèderait pareil penthouse, cossu, meublé au dernier goût, avec une terrasse sur le monde. Elle égalerait son hôte d’un soir, un financier, avait-elle estimé en le saluant. Elle lui avait donné une cinquantaine d’années, bronzé, élégant, des cheveux poivre et sel gominés, un smoking coupé à la perfection, l’épitomé de la réussite masculine. Les autres invités étaient du même acabit, des amis, des collègues, des égaux. Les mannequins se distinguaient par leur haute taille et leur jeunesse. Pour eux, pour elles, la vie était une fête, New York était une fête.

Loïs quitta ce refuge provisoire et regagna le living. Minuit sonnait, elle n’attendait rien de plus de la soirée. Elle avait discuté avec plusieurs hommes, pris leurs avances avec légèreté. Elle ne souhaitait se lier ni à des époux volages, ni à des célibataires inconséquents. Elle espérait trouver une âme sœur, un esprit franc et ambitieux. Ce ne serait pas pour cette fois, mais c’était sans importance. Elle envisageait de s’inscrire à des conférences culturelles et de fréquenter les musées pour forcer le destin. Elle imaginait son futur mari jeune, beau, distingué, intelligent, ouvert au monde. Dans l’attente de sa rencontre, mieux valait éviter les écarts et les erreurs. Elle était restée sobre, goûtant à peine au champagne, vidant sa coupe à plusieurs reprises dans les plantes. Les autres filles avaient enchaîné avec enthousiasme les magnums. Loïs les contempla de sa demi-cachette, derrière un rideau d’arecas. Alors que les autres convives demeuraient animés, vivants, ses amies semblaient frappées d’une apathie croissante. Les traits de leurs visages se creusaient, la fatigue les accentuait. Plusieurs d’entre elles s’étaient assises. Deux ou trois, plus résistantes, dansaient encore. Mais leurs gestes mollissaient, comme si elles se mouvaient dans un espace-temps ralenti. La fête marquait un tournant, la joie contagieuse de ses débuts se dissipait. Loïs décida de rentrer chez elle. Cette assemblée l’avait attirée, elle la lassait. L’agence n’aurait pas à se plaindre d’elle, elle apparaîtrait sur les photos qui seraient publiées le lendemain. Elle demanderait d’être dispensée à l’avenir de ces sauteries organisées par des particuliers. Elle se réserverait pour les grands événements caritatifs, les raouts de célébrités, de stars du cinéma et de la télévision, d’artistes, la société à laquelle elle aspirait. Elle tourna le dos à la scène finissante, se dirigea vers le vestiaire installé dans le vestibule. La musique quittait les hautes fréquences pour gagner une zone plus calme. Elle saisit son manteau. Sous sa main, la poignée de la porte d’entrée résista cependant. Elle insista. En vain, la porte était verrouillée, empêchant toute sortie.

Loïs demeura indécise devant les panneaux laqués. Interpeller le propriétaire des lieux serait du dernier des grotesques. Attendre là que quelqu’un vienne, la placerait dans une autre situation stupide. Elle eut l’idée de chercher un accès de service. Elle longea le couloir, dissimulant son manteau du mieux qu’elle le pouvait. La cuisine était déserte, elle passa dans l’arrière-cuisine. Comme elle l’avait supposé, celle-ci comportait bien une issue supplémentaire, donnant à coup sûr dans un couloir secondaire de l’immeuble. Elle se heurta hélas à un nouveau verrou. Cette porte aussi était fermée à double tour. Le découragement l’envahit, accompagné par la crainte de se ridiculiser tout à fait. Elle retourna derrière les arecas, cherchant des yeux une personne susceptible de l’aider. Les serveurs avaient disparu, les mannequins avaient toutes cessé de danser, la musique était d’ailleurs devenue désagréable, une sorte de bourdonnement ponctué de pulsations sourdes. Les convives plus âgés poursuivaient leurs bavardages, indifférents aux jeunes filles qui s’assoupissaient dans les fauteuils et les canapés. L’atmosphère du lieu lui pesa, l’envie de s’enfuir se fit pressante. Elle retourna à la porte d’entrée. La forcer nécessiterait un poids qu’elle ne possédait pas. Elle était bel et bien enfermée, stupidement enfermée. Un rire nerveux la gagna. Elle se trouvait dans une impasse. Elle raccrocha son manteau, elle guetterait le premier partant et sortirait avec lui. La résignation céda la place à la stupeur quand elle revint pour la troisième fois derrière les arecas. La musique poursuivait son bourdonnement insistant, mais toute conversation avait cessé. Les mannequins somnolaient et les autres invités s’affairaient à les déshabiller. Loïs s’accroupit instinctivement et chercha un téléphone des yeux. Elle se souvint avoir aperçu un combiné dans le bureau, elle n’osa cependant pas quitter son abri, par crainte de révéler sa présence. Les mannequins gisaient à présent nues, alignées sur le sol. Leurs manipulateurs leur écartèrent les jambes, puis sortirent de tiroirs, des instruments métalliques aux formes incongrues. Ils les enfoncèrent dans les différents orifices de leurs victimes.

Loïs fut saisie de nausée. La scène devant ses yeux se poursuivait. Les perpétrateurs firent cercle autour des corps offerts et scandèrent une mélopée au rythme de l’étrange musique. L’un d’entre eux ouvrit un coffret ouvragé. Des poignards brillèrent sur un fond de velours noir. Le coffret circula, chacun empoigna une lame. Loïs rassembla son courage, ôta ses chaussures et à quatre pattes, glissant sur ses bas nylon, se traîna dans le couloir. Elle rampa jusqu’au bureau, qu’elle verrouilla de l’intérieur. Elle se trouvait provisoirement à l’abri. La pièce ne présentait cependant ni issue, ni cachette. Elle saisit le téléphone et le décrocha. Aucune tonalité ne résonna à ses oreilles. Elle manipula le cadran, l’appareil demeura muet. Elle pleura en silence. Il y a trois heures à peine, le monde s’offrait à elle. À présent, il se réduisait à ces quatre murs blancs. Ce bureau était devenu son abri et sa prison. Elle y restait, elle vivait. Elle en sortait, elle mourait. Ses pensées la ramenèrent au spectacle d’épouvante se déroulant de l’autre côté de la paroi. Elle tenta de lui trouver une explication rationnelle. Le regret de ses actions la frappa. Elle se repentit de tout ce qu’elle avait accompli ces derniers mois, de son départ de Belmont à l’acceptation de cette invitation. Elle aurait tout donné pour remonter le temps et changer la plus petite décision prise. La cascade des causalités ne l’aurait alors pas conduite dans cette toile d’araignée. Elle s’efforça de reprendre pied, fouilla le bureau à la recherche d’une arme. Elle ne trouva ni ciseaux, ni coupe-papier, ni masse susceptible de fracturer la serrure de l’entrée. Elle réalisa son ultime erreur, il aurait mieux valu qu’elle s’enferme dans la cuisine. Là, elle aurait disposé de couteaux, de lames, d’objets tranchants pour se défendre. Elle évalua ses chances d’atteindre cet endroit désormais à mille lieues.

L’épouvante la tétanisa soudain. La poignée de la porte bougeait, quelqu’un essayait d’entrer. Elle se plaqua la main sur la bouche, pour s’empêcher de hurler. La personne dans le couloir s’appuya sur le battant, il résista. La poignée redevint inerte. Loïs demeura figée durant de longues minutes. Rien d’autre n’advint. Elle gagna la fenêtre. New York poursuivait sa traversée de la nuit, indifférente à son sort. La circulation alternait au rythme des feux tricolores. Central Park formait une masse obscure et indistincte. Elle scruta les immeubles les plus proches. Leurs baies sombres indiquaient que leurs occupants dormaient. Quelques lumières filtraient sous des stores baissés ou des tentures tirées. Elle n’attirerait l’attention de personne, personne ne viendrait à son secours. La fenêtre de sa cellule était de toute façon scellée. Elle envisagea une ultime solution, briser la vitre et se jeter dans le vide. Il s’agirait là d’une mort atroce, mais sans doute moins violente que celle l’attendant dans cet appartement. Une mort choisie, volontaire et non subie. Elle se ressaisit, elle voulait vivre, elle méritait de vivre. Elle avait encore tant à connaître, à découvrir, à expérimenter. Elle prit sa décision. Elle lutterait contre ces monstres à visage humain, elle se défendrait avec acharnement. Dans le combat, peut-être arriverait-elle à en tuer quelques-uns, un prix sanglant qu’il serait doux d’infliger. Elle colla son oreille contre la porte, aucun bruit ne lui parvint. Elle inspira profondément, déverrouilla le battant, l’ouvrit et courut de toutes ses forces vers la cuisine, vers son ultime espoir de survie.

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