Antoine
J’ai rencontré Emma dans une soirée de « speed dating ». J’ai épousé sa sœur. Ça fait encore rire dans les repas de famille. Sauf mamie Linette qui m’appelle toujours « le sagouin », dans un spasme enragé, à chaque fois qu’elle redécouvre l’histoire. Emma et moi, on a su tout de suite que ça n’allait pas marcher. Comment dire, il n’y avait aucune tension, aucune alchimie, aucune muse dans le regard ou dans les mots. Elle le savait aussi. Si je devais décrire son expression au terme de notre premier entretien, j’aurais dit : ressentiment. Je n’étais pas conscient de mes fautes à l’époque mais il était clair que quelque chose lui avait profondément déplu chez moi. Je quittais donc la soirée sans espoir ni envie de la revoir.
Emma
Éric et moi, on s’est rencontré au bureau. Ça devait bien faire trois ans qu’on travaillait ensemble, quand je l’ai vu, et regardé, différemment ; ou peut être que c’est lui qui a commencé, j’sais plus. On s’est rapproché parce que ça n’allait plus dans nos relations respectives. Il se sentait utilisé, je m’ennuyais. Et puis voilà, on s’est confié l’un à l’autre. Ça fait du bien d’avoir quelqu’un à qui parler, et avec qui lécher ses plaies. Je m’étais dit que ce ne serait qu’une courte aventure, que j’avais juste besoin d’un peu de distraction, d’une fenêtre sur l’ailleurs, pour vérifier qu’il n’y fait pas plus vert.
Pénélope
Antoine n’aime pas les surprises. Il dit que ça fait perdre du temps, et le temps c’est tout ce qu’on a. Au moment de notre rencontre il avait créé un questionnaire sensé l’aider à confirmer notre compatibilité, basé sur nos goûts, nos familles, nos études et tout un tas d’autres critères qui m’avaient fait rire à l’époque. Je le trouvais sexy avec son air tout à fait sérieux et je m’étais laissée happer par l’inconnu : je suis artiste, alors les mecs qui me prédisent l’avenir à force de statistiques, ça m’amuse. J’ai menti, au questionnaire. Mais nous nous étions rencontrés à une soirée de Nouvel an, via des amis communs, ce qui m’avait déjà valu pas mal de points.
Éric
Je ne sais pas bien comment parler d’Emma. Nous deux, c’est une débauche de luxure qui a mal tourné. Est-ce que ça peut bien tourner, parfois ? Je voulais y croire. Elle me faisait tellement de bien… Récemment j’ai écouté l’interview d’une mathématicienne à la radio qui disait avoir mis au point un algorithme permettant d’améliorer ses relations et de trouver la bonne personne. Au bout de vingt minutes elle finissait par confesser qu’elle s’était lancée dans ce projet pour que les gens apprécient un peu plus les mathématiques. Mais, moi, j’ai pas envie de faire l’amour à une équation toute ma vie !
Le psy
Je les vois passer, ils me racontent leurs malheurs et, moi, je veux juste les aider à s’y retrouver, à se retrouver. Plus ils me parlent et plus je comprends, ce qu’ils ne comprennent pas, mais pas le reste. Et je n’ai pas le droit de leur dire. Il faut qu’ils trouvent tout seuls. Ça fait partie de la solution. Au final toutes les clés sont là, devant eux. Et plus ils vivent, plus ils ont les moyens de les saisir. S’ils ne les voient pas aujourd’hui, ils auront encore une chance de les trouver demain, de les découvrir, l’une après l’autre, comme dans une chasse au trésor. Hier encore, une cliente me dit, dans tous ses états, qu’elle attend un enfant de son amant. Son partenaire n’a jamais voulu d’enfants. Elle fait une escapade, « à force d’ennui » me dit-elle, et voilà qu’elle tombe enceinte. Du coup elle veut le garder à tout prix ; une femme qui veut un enfant, ça a plus de volonté que tous les peuples réunis, depuis les siècles des siècles.
Emma
Ma sœur a épousé un gros nul qui faisait passer des tests de compatibilité bidon à ses potentielles partenaires. Je le sais parce que j’y ai eu droit lors d’une soirée de « speed dating » organisée par Sarah pour son enterrement de vie de jeune fille ; ne cherchez pas le rapport. Je l’ai expédié à la table d’à côté en deux temps trois mouvements avant qu’il ne prenne mon empreinte dentaire. Parfois j’me dis qu’on fait pitié quand même à vouloir tout savoir à l’avance, à avoir peur de prendre des risques, et surtout de se tromper. Mais faut se connaître pour se tromper !
Hervé
Emma est la femme de ma vie, ma meilleure amie, la mère de mes enfants. Quand elle m’a dit qu’elle avait eu une liaison avec un collègue, le monde s’est brisé. Je ne lui ai toujours pas pardonné. D’avoir cédé si vite, sans m’en parler. Et que veut-elle que je fasse de l’information, maintenant ? Elle me l’a sans doute avoué parce qu’elle se sentait mal, coupable, et qu’elle voulait que je la comprenne. Mais ma compréhension a ses limites. Elle m’a dit qu’elle s’ennuyait ! Est-ce que je suis là en guise de spectacle, moi ? Pour lui donner des sensations fortes quand il n’y a rien d’intéressant à la télé ? Et puis, est-ce que c’est ce qu’on fait quand on s’ennuie ? Et moi ? S’inquiète-t-elle de savoir si mon agenda est bien rempli, pour éviter de sauter sur la première venue ? Je la trouve lâche, égoïste, et beaucoup moins belle qu’avant.
Pénélope
Je n’ai jamais dit à Antoine ce que je voulais vraiment. Il m’a fait passer un interrogatoire, oui, mais pour voir si ça pouvait coller avec lui, pas pour savoir qui j’étais vraiment.
Antoine
Je suis dans un garage. Il fait noir, mais je sais bien que c’est le jour au vu des lignes fines de lumière argentée qui courent tout autour de la porte. Je voudrais me lever mais j’ai les pieds liés à ceux de la chaise. Nous ne faisons plus qu’un. Un mec, au grand corps sec, est assis de l’autre côté de la table. Il est pâle et il a de petites lunettes carrées que j’ai déjà vues quelque part, mais je ne sais plus très bien où et quand. Il a un grand nez, immense même, et de grandes narines béantes et obscures vues de dessous. Je dis ça parce qu’il fait bien trois têtes de plus que moi, tout ratatiné que je suis sur ma chaise. Et quand il rit, sa tête bascule en arrière dans un vif soubresaut qui me permet de contempler des narines sans fin, comme deux mares noires et profondes dans lesquelles je ne veux pas tomber. Quand je dis rire, non, il ne rit pas, il ricane, d’un petit rire sec et nerveux comme le font certaines races de petits chiens. Ça détonne avec son physique immense et ça me glace le sang. Lui, ce n’est pas un chien, c’est un loup, un loup parmi les loups. Et il m’a attrapé et m’a emmené dans sa tanière. Là il me regarde et il m’ordonne, encore une fois, de mettre le pistolet contre ma tempe. Je m’aperçois que je suis mouillé. Tous mes vêtements baignent dans ma sueur et me collent à la peau. J’ai froid. Je tremble. Il ricane encore, ses petits yeux perçants, loin derrière les verres carrés, ses narines profondes. J’ai sûrement déjà vu ce type quelque part. Ou peut-être que je me suis habitué à lui. Ça fait combien de temps que je suis là ? Combien de temps que j’attends ? Je sens le bout du revolver contre ma tempe, dur et froid. Ses petits yeux sévères me fixent comme deux fléchettes prêtes à me crever l’iris : « Cette fois c’est la bonne Antoine ; tu pensais pas que ça allait finir comme ça, hein ? Allez, appuie, ou j’te coupe un doigt ! » me crie-t-il au visage. Perdre un doigt, ça pourrait me faire gagner du temps, mais je pense à la douleur, au sang ; j’ai jamais aimé le sang. Il le sait, c’est pour ça qu’il me dit ça. Et puis je sus comme un porc, je tremble, je pourrais me rater. Dans un moment de folie je ne pense plus à rien, je ferme les yeux et j’appuie sur la gâchette. Et là, dans une microseconde avant que le coup ne parte, je me souviens : le mec, en face, c’est moi !
…Après coup, je me suis dit, c’est normal. La roulette russe, c’est un peu une métaphore pour la vie. On y joue, on sait que la fin viendra, mais on y joue tant qu’on a du souffle. Est-ce que c’est comme ça que je vis ma vie ? Comme dans un jeu de roulette russe ? Mais personne n’y croirait, vu mes efforts de planification de la moindre tâche. Est-ce que je compense parce que j’ai peur de tout ?
— C’est important que les autres y croient ? me demande le psy. Mais quel est le rapport ?!
Mamie Linette
Moi j’vais vous dire, des sagouins comme le mari de ma petite fille ça d’vrait pas être permis. Mais vous m’ direz, les hommes ne changeront jamais. Tous des sagouins. Et qui c’est qui paye l’addition à la fin. Bah, c’est nous. Pas le choix. Remarquez, les minettes, de nos jours, elles peuvent choisir quand et avec qui. Elles peuvent aussi avorter si c’était pas prévu. Nous aussi à l’époque on pouvait avorter. Sauf qu’on risquait d’y rester dans le même temps. Souvent on était tellement désespérée que ça avait plus le goût du salut que d’une boucherie orchestrée. Mais moi, j’en connais qu’on a abandonnées sur une table de bricolage au fond d’un garage. Et ça m’fait toujours mal au ventre quand j’y pense. Tout ça pour dire, c’était sûr qu’il allait en mettre une enceinte, dans le dos d’ma petite fille ! Moi j’lui avais dit à la petiote : « Envoie le valser ma fille, il ne te mérite pas ce couard ! » Mais rien à faire, il fallait qu’elle gâche ses belles années pour un idiot pareil, jusqu’à ce qu’on lui mette le nez dans le pot aux roses ! Moi j’l’avais vu v’nir tout de suite avec ses histoires de compatibilité. Et j’avais déjà décidé qu’il était pas compatible avec cette famille. Et quand j’ai décidé, c’est décidé.
Pénélope
J’ai encore menti, à Antoine, pour le bébé. Je me suis dit que ça lui ferait du bien, d’avoir un enfant, pour qu’il fasse la paix avec l’imprévu.
Mamie Linette
— Je crois que je perds mes billes, docteur. Je ne comprends plus très bien ce qu’il se passe dans ma famille. Je ne reconnais plus ma fille, ni mes petites filles. Je ne sais plus bien qui est qui. J’essaie de garder ça pour moi, vous comprenez, mais c’est difficile à garder comme secret… Je devrais pas garder ça pour moi, ça finira bien par se savoir un jour. Et après, qui paiera l’addition ? Bah, Linette, bien sûr. Ça a toujours été. Remarquez, je l’aime, ma fille. Et Hubert, il l’a aimée comme si c’était la sienne. C’était le meilleur papa qui soit. On a eu de la chance.
— Vous en faites pas, madame Linette. Ce sera notre secret.
— Antoine ? Mais qu’est-ce que vous faites encore là, espèce de grand sagouin ! Laissez cette famille tranquille à la fin, elle a plus besoin de vous ma petite Emma, après ce que vous lui avez fait. Je vous interdis de lui parler !
— Vous en faites pas mamie Linette. J’ai rien à lui dire à Emma. C’est Hervé qui est parti, mamie, Hervé, le mari d’Emma. Moi je suis l’ami de Pénélope. Elle a jamais voulu se marier Péné, vous savez bien. Mais ça nous empêche pas d’attendre un enfant. Vous allez être grand-mamie, mamie Linette. C’est pas beau ça ?
— Grand-mamie… Tu es un bon garçon, mon bel Antoine.