Théo était un garçon calme et discret, un peu rêveur, un enfant sans problème en somme. Pourtant, ses parents disaient de lui qu'il était trop solitaire et qu'il avait une trop grande imagination. « Cela te jouera des tours plus tard... Tu devrais te faire des amis un peu... » lui disaient-ils souvent. En réalité, il avait déjà quelques amis, mais il aimait surtout passer du temps tout seul, à s'amuser tranquillement, sans personne en train de crier ou de gesticuler constamment à ses côtés. Les autres enfants de son âge l'épuisaient. Les adultes aussi d'ailleurs.
Le ciel était gris ce jour-là, le temps venteux et humide annonçait l'arrivée prochaine de l'hiver. Théo jouait paisiblement dans sa chambre lorsqu'il entendit une voiture se garer dans la cour et jeta un regard inquiet par la fenêtre. « Oh non... Tante Yvette... » il fronça les sourcils en se demandant ce qu'elle pouvait bien venir faire là. La sonnerie de la porte d'entrée retentit bientôt dans toute la maison, et il s'immobilisa instantanément. « Si je ne fais pas de bruit peut-être croiront-ils que je dors, et je n'aurais pas besoin de descendre dire bonjour... » pensa-t-il en retenant sa respiration.
Mais, hélas, il entendit la voix de son père appeler, une fois, deux fois, puis trois...
– Théo, descends ! Viens dire bonjour à ta tante !
N'ayant guère le choix, il s’exécuta, et descendit saluer la nouvelle arrivante en espérant pouvoir retourner rapidement à ses occupations.
En bas, son père attendait les bras croisés, le visage grave.
– Tu as préparé ton sac ? lui demanda-t-il.
– Quoi ?... Quel sac ?...
– Tu n'as pas oublié tout de même ? Tu sais bien que ce soir nous allons rentrer très tard avec Maman... Nous te l'avions dit... Ce soir tu dors chez Tante Yvette !
Si, il avait oublié. Ou plutôt, il était certain que personne ne lui avait jamais rien dit. Il s'en souviendrait. Il aurait vivement protesté d'ailleurs, il détestait tant cette vieille femme horrible. Ce n'était même pas sa tante en plus, mais la tante de son père, sa grande-tante...
– Mais... tenta-t-il de protester.
Son père lui jeta un regard furieux et lui coupa aussitôt la parole.
– Allons, ne fait pas l'imbécile, nous en avions parlé ! Et puis tu sais que cela fera tellement plaisir à ta tante !
Alors ça, c'était le bouquet ! Il savait bien, au contraire, que cela ne lui faisait certainement pas plaisir du tout : elle était tout le temps en train de faire la tête, Tante Yvette, et ne parlait jamais à personne. Il ne l'avait jamais vue sourire, et se demanda même si elle avait déjà souri un jour. Sûrement pas, conclut-il en croisant son regard sévère et glacial.
*
Pas une seule parole ne fut échangée durant le trajet d'une demi-heure en voiture. Installé à l'arrière, Théo regardait machinalement défiler les paysages tristes et réguliers qui se succédaient. De temps en temps, il apercevait aussi le regard dur et inamical de sa tante qui semblait le surveiller dans le rétroviseur. Il aurait tout donné pour être loin d'ici, le plus loin possible, loin de cette femme, à l'autre bout du monde même.
La voiture s'arrêta dans une petite rue calme, juste avant l'entrée de la ville. C'était la première fois qu'il voyait la maison de sa tante. Il s'agissait d'un petit pavillon vieillot et délabré, les murs étaient gris et le toit couvert de tuiles sombres et de mousse.
La vieille s'affaira un long moment avant de parvenir à faire céder le verrou de la porte puis dut finalement donner un grand coup d'épaule afin de l'ouvrir entièrement, après quoi elle fit un vague signe de la tête en poussant un petit grognement. Théo pénétra à l'intérieur, sans rien dire. Une odeur terrible de renfermé et de moisissure vint aussitôt lui frapper les narines.
La pièce principale était très vaste mais très austère. Contre le mur du fond se dressait une immense horloge de bois sombre, très ancienne, dont le pendule balançait lourdement derrière une vitre crasseuse, en émettant de lugubres tic-tacs monotones. Toutes les heures, un écho morbide et déplaisant se faisait entendre, très grave, presque fantomatique, qui semblait venir du fond des âges. Il y avait également, devant chaque fenêtre, de vieux rideaux sales, jaunâtres et opaques, troués par endroits, qui dégageaient une puissante odeur de poussière. Enfin, une grande table en bois, massive, occupait le centre de la pièce. D'un geste autoritaire de la main Tante Yvette lui désigna une chaise.
– Assis-toi là, on va bientôt manger...
Sans répondre, il obtempéra. Passer toute une nuit dans cette demeure sinistre lui paraissait une véritable torture. « Vivement demain matin que Papa vienne me chercher... » se dit-il en jetant des regards peu assurés autour de lui. Puis, il se jura de ne plus jamais remettre les pieds dans cette horrible maison. Il en parlerait à ses parents demain, il était suffisamment grand pour se garder tout seul à présent, ce n'était plus un bébé au fond, il était sûr que ses parents comprendraient.
– Soupe aux poireaux et à l'ail. J'espère que tu aimes ça car il n'y a rien d'autre, lui dit sa tante en jetant négligemment devant lui un vieux récipient en ferraille qui ressemblait davantage à une écuelle qu'à une assiette.
Une fois le repas terminé, il rassembla tout son courage afin de demander, de sa voix la plus douce, s'il pouvait éventuellement regarder un petit peu la télé avant de se coucher, mais la vieille tante lui répondit sèchement :
– Il n'y a pas de télé ici ! Suis-moi, je vais te montrer ta chambre.
Ils grimpèrent un escalier en bois, très étroit, qui craquait sinistrement sous chacun de leurs pas. À l'étage, ils arrivèrent dans un long couloir sombre, presque pas éclairé, puis se dirigèrent vers une grande porte peinte en noir. Il y eut un affreux grincement lorsque Tante Yvette ouvrit la porte, elle fit un signe vers le lit, marmonna quelques rapides recommandations puis se retourna et referma la porte derrière elle. Même si l'endroit ne semblait pas des plus confortables, Théo était soulagé de se retrouver enfin seul.
La chambre où il allait passer la nuit ne donnait pas sur la rue, mais de l'autre côté. Sous la clarté lunaire il pouvait voir le jardin, immense mais pas du tout entretenu, véritablement envahi par les ronces et les mauvaises herbes. Théo observa l'extérieur en frissonnant. Sur un côté, planté au milieu de hautes herbes qu'il imaginait infestées de vipères, se dressait un épouvantail miteux qui semblait sourire de manière effrayante, tout en s'agitant mollement sous le vent et la pluie qui s'était mise à tomber. Il s'écarta de la fenêtre afin d'inspecter sa chambre plus en détail. Sur une petite étagère étaient posés quelques livres, qui semblaient extrêmement anciens, comme tout ce qu'il y avait dans cette maison. Il s'approcha pour jeter un coup d’œil, même s'il se doutait qu'il ne trouverait pas de bande-dessinées. En effet, les livres qu'il trouva ne lui inspirèrent guère confiance. Il y avait notamment Le Sortilège des sangsues, La Grande Histoire des sorcières et de la magie noire, ainsi que le Nécronomicon. La simple vue de ce dernier titre le fit à nouveau frissonner, bien qu'il ne comprit pas exactement pourquoi.
Finalement, ne trouvant rien de mieux à faire, il mit son pyjama puis s'installa dans le lit en espérant s'endormir rapidement. « Le temps passera plus vite si je dors, et lorsque je me réveillerai Papa sera déjà là, prêt à me ramener à la maison ! » se dit-il en guise de motivation. Le bruit de la pluie tombant sur la toiture et battant contre les carreaux ne l'aidait pas à trouver le sommeil, il s'imaginait d'effrayants rats en train de courir, juste au dessus de lui. Il tenta de penser à des choses plus rassurantes, mais sans toutefois y parvenir. Il se tournait et retournait sans cesse, s'agitant dans le lit, sursautant au moindre bruit provoqué par le vent, au moindre craquement – pourtant anodin, il le savait – de la charpente.
Depuis combien de temps s'était-il couché, il ne le savait pas. Sûrement des heures, se dit-il en soupirant. La pluie avait cessé maintenant, pourtant il n'arrivait toujours pas à dormir. Il faut dire que cette maison lui fichait vraiment la frousse. « Elle est sûrement hantée... » pensa-t-il en se blottissant profondément sous la couette. Il entendit alors d'étranges bruits provenant du jardin, comme un chien qui grattait le sol. « J'espère que ce n'est pas un sanglier ou je ne sais quel autre animal sauvage, un loup peut-être... » Ce n'était certainement rien du tout, mais afin d'en avoir le cœur net, et aussi pour être complètement rassuré, il se leva précautionneusement et se dirigea vers la fenêtre. Ce qu'il vit lui glaça le sang.
Dans le jardin, non loin de l'épouvantail, il aperçut sa tante qui se tenait à quatre-pattes, en train de faire un trou dans l'herbe, grattant la terre de ses propres mains. Il resta un long moment stupéfait, complètement immobile devant la fenêtre. Puis une foule de questions se bouscula dans sa tête. Pourquoi faisait-elle cela ? À une heure pareille qui plus est... Il n'en savait rien... Il restait là, comme hypnotisé par ce spectacle sinistre et déroutant, la vieille tourna alors lentement la tête vers lui et le vit debout derrière la fenêtre. Son visage, totalement inexpressif, semblait encore plus hideux que d'habitude, presque verdâtre et ses yeux étaient dégoûtants. Dans un réflexe, Théo repartit immédiatement se mettre au lit, horrifié par cette vision mais surtout terrifié à l'idée que l'horrible vieillarde l'avait vu. Il se terra sous les draps, transpirant et tremblant, les muscles contractés. « Il y a sûrement une explication à tout ça... » songeait-il confusément. Il s'attendait à tout moment à voir l'horrible femme débarquer dans sa chambre, mais rien ne se passa... À l'extérieur, les bruits avaient complètement cessé.
Au bout d'un long moment, il se glissa le plus discrètement possible jusqu'à la fenêtre : sa tante n'était plus dans le jardin, mais l'épouvantail non plus ! Il y avait seulement un piquet de bois pourri à l'endroit où il se tenait normalement. Théo écarquilla grands les yeux, autour du piquet l'on voyait distinctement des traces de pas imprimés dans l'herbe humide, recourbée par endroit. Il partit se remettre au lit, transi de peur.
Quelques longues minutes s'écoulèrent, la maison semblait complètement silencieuse. Ses mains étaient moites et tremblantes, de grosses gouttes de sueur s'écoulaient de son front. Peut-être avait-il rêvé, au fond ? Peut-être avait-il simplement imaginé tout ça ? Mais cette fois il avait bien trop peur pour retourner à la fenêtre. Peut-être qu'il n'y avait jamais eu d'épouvantail ? Les pas étaient sûrement ceux de sa tante. Oui, il était persuadé qu'il avait rêvé. Son cœur battait malgré tout à une vitesse folle, il tenta de se rassurer comme il pouvait. Il voulait simplement s'endormir à présent, et tout oublier, mais il ne parvenait pas à chasser ces terribles visions de son esprit.
Soudain, il entendit l'escalier craquer plusieurs fois, puis il y eut un bruit lourd et humide de pas qui approchaient, lentement, à travers le couloir. Une odeur acre de vase et de moisissure, absolument nauséabonde, commença à envahir la pièce tandis que le bruit de pas dans le couloir paraissait de plus en plus proche. Théo était complètement immobile, recroquevillé au plus profond de son lit, comme pétrifié par la peur. Un insupportable bruit rauque et régulier de respiration parvenait maintenant jusqu'à ses oreilles. Il en était à présent certain : c'était l'épouvantail qui avançait vers lui pour l'emporter. L'odeur était de plus en plus forte, c'était une odeur horrible de putréfaction infecte. Puis la porte grinça, il y eut un grand bruit humide et répugnant tandis que la porte s'ouvrait complètement. Théo ferma les yeux et hurla. Il hurla ainsi plusieurs fois, pris de panique, avant de se rendre compte que les bruits avaient cessé...
Lorsqu'il rouvrit les yeux, quelques instants après, il vit sa tante apparaître sur le pallier. Elle s'était précipitée, alertée par ses cris, et se tenait devant lui, en robe de chambre, le visage encore à moitié endormi. Elle s'approcha et tenta de le calmer, Théo était encore terrifié, de grosses larmes coulaient sur ses joues pâles.
– L'épouvantail... L'épouvantail... ne cessait-il de répéter.
– Tu as fait un cauchemar, ce n'est rien... c'est juste un mauvais rêve, lui répondit-elle calmement.
La pauvre tante essaya longuement de le rassurer du mieux qu'elle put, sa voix n'avait jamais été aussi douce et bienveillante. Théo finit par retrouver un peu son calme, mais il était encore secoué par ce mauvais rêve. La vieille tante se pencha finalement au dessus de son lit. Et, tandis qu'elle s'apprêtait à le border, les yeux de l'enfant se posèrent sur ses mains hideuses, sales et décharnées. Théo aperçut ses longs doigts couverts de terre.
Il ouvrit grand la bouche pour hurler à nouveau, mais il n'eut pas le temps. La dernière chose qu'il sentit, avant de mourir, fut les ongles horribles de la vieille s'enfoncer dans la chair tendre et rose de son petit cou.
La tension monte par cran, paragraphe après paragraphe, jusqu'à arriver à l'horrible confrontation... Et plus rien. Ce n'était donc qu'un cauchemar, et finalement cette vieille dame n'est pas si terrible qu'elle en a l'air...
Et puis bam, pile quand on relâche la garde, le souffle se coupe à nouveau. Eh bien si, finalement, Théo avait raison de se méfier de cette vieille peau... Franchement, je trouve tout cela rondement mené, et très efficace ! Bravo !
NB : Je ne sais pas si tu connais, mais cette vieille dame m'a énormément fait penser à celle de la série Marianne... Je ne sais pas si c'était intentionnel, ou si c'est juste moi qui assimile toutes les grand-mères diaboliques ensemble haha.
Sinon, je ne connaissais pas la série Marianne, c'est d'ailleurs la première fois que j'en entend parler (ce qui n'est pas étonnant, je ne connais quasiment aucune série ^^) Ça vaut le coup ? Tu la conseillerais ? si j'ai l'occasion, j'y jetterai un œil ! Merci encore pour ce retour.
Je viens de me rendre compte qu'il n'y aura pas de suite à cette histoire. Et pourtant, avec un tel final, elle le mériterait,. Du moins je crois ;-)
(bon, dis comme ça, c'est un peu sadique mais bon...)
La montée en tension est selon moi bien maîtrisée : ça commence par le dégoût du garçon, une manigance, quelque chose qui se trame... puis la méchanceté mise en exergue et enfin le basculement dans l'horreur avec non seulement les détails physiques à la fin mais aussi la maison qui est ancienne et présentée comme un manoir hanté... quels esprits coquins s'y cacheraient?? ;)
tout ce que j'ai à te dire maintenant c'est bravo, c'est bien ficelé, j'ai très bien suivi le fil de l'histoire. donc...bravo! :)
En ce qui concerne l'écriture, c'est plutôt bien écrit. J'ai cependant relevé quelques petites choses :
- il manque des virgules à certains endroits
- "à une heure pareille" et non "à une heure pareil"
- "Il n'y a pas de télé ici !...", dans cette phrase, les points de suspension sont en trop. Tu utilises très souvent le combo "!...", et si parfois ça fonctionne bien, trop le faire a l'effet inverse. Et ici, les points de suspension n'ont pas vraiment lieu d'être.
En dehors de ça, ton écriture est fluide et ton texte se lit très bien :)
Les vieux, c'est comme les bambins ou les petites filles : dès que c'est dans un contexte d'horreur, c'est terriblement efficace. Parce qu'on ne les vois pas si souvent que ça, nos vieux, et on ne les connaît pas forcément aussi bien qu'on le croit...
Côté critique : il y a quelques clichés, comme les bouquins de sorcellerie (à quoi ça sert de les mettre dans la chambre du gosse ?...). Sinon, ce sont certaines formulations ou tournures de phrases qui me déplaisent (a minima), comme "finit-il par conclure" (redondant).
Mais mon avis général reste très positif pour autant !! Comme dit plus haut, t'as réussi à me foutre les boules, et tant mieux parce que c'était le but recherché ! ;)
Au plaisir d'en lire plus de toi ^^