« Moi, William Herwy, prêtre attaché à la cathédrale Saint-Paul de Londres, sain d’esprit sinon de corps, jure sur le salut de mon âme éternelle que le témoignage qui suit est véridique. J’ai vu de mes yeux les terribles événements de la nuit du samedi 1er septembre au dimanche 2 septembre 1666 à l’origine de la catastrophe. J’ai bien conscience de leur caractère inconcevable. Néanmoins, je vous conjure de croire que tout s’est déroulé tel que je m’apprête à vous en faire le récit.
Les mâtines n’avaient point encore sonné lorsque je fus tiré du lit par John Nothyngam, le constable de ma paroisse. Après s’être excusé d’avoir troublé mon repos, il m’expliqua venir de la part de Thomas Farriner. Celui-ci serait venu en pleine nuit pour le supplier de l’aider et de chercher un prêtre.
Je confesse avoir été peu aimable avec le constable. Pourquoi n’avait-il point simplement renvoyé le visiteur avec la promesse de ma venue le lendemain ? Mais Farriner s’était obstiné. Il avait refusé de partir tant qu’un prêtre n’était point convoqué. D’après Nothyngam, ces propos étaient confus, mais il insistait avec la ferveur d’un homme en proie à une grande terreur.
Nothyngam arborait l’air renfrogné de qui a été arraché à un sommeil confortable et je lus dans ses yeux qu’il me suffirait d’un mot pour qu’il congédie l’importun. Mais je connaissais Farriner. C’était une de mes ouailles. Il tenait une boulangerie fort renommée dans la Cité, à Pudding Lane. Il était également marguillier pour ma paroisse. Je soupirai. Quelques minutes plus tard, j’étais habillé et nos pas résonnaient sur les pavés londoniens.
Malgré l’heure tardive, je me surpris à transpirer tandis que nous descendions Fleet Street. Londres n’avait point vu de pluie depuis des jours et une chaleur lourde pesait sur ses ruelles. Cela ne fut en rien arrangé après que nous passâmes Ludgate pour pénétrer dans la Cité. Malgré la grande peste de l’année précédente, la vieille ville était surpeuplée. Les maisons s’entassaient les unes contre les autres, atteignant pour certaines jusqu’à sept étages. Des encorbellements et balcons poussaient de toutes parts, ne laissant par endroit guère plus de quelques pouces entre chaque façade. L’ensemble me donnait l’impression de pénétrer dans une sombre forêt. Il n’y avait guère de lumière en dehors de la lanterne que portait mon compagnon, mais je distinguai la silhouette de la cathédrale Saint-Paul sur notre gauche. De jour, la beauté de cette noble maison de Dieu emplissait mon cœur de joie. Pourtant, dans l’obscurité, sa présence invisible m’écrasait. Je fus soulagé lorsque nous la laissâmes derrière nous. A une heure aussi avancée, les honnêtes gens étaient depuis longtemps rentrés chez eux. Seul le claquement de nos souliers sur le pavage et le bruit de nos respirations venaient troubler le silence nocturne.
Après quelques minutes, je demandai à Nothyngam de faire un détour par le fleuve. J’espérai y trouver de l’air pour soulager le sentiment d’étouffement qui m’envahissait peu à peu. Il accepta d’un hochement de tête. Nous bifurquâmes sur la droite pour déboucher sur les larges quais longeant la Tamise.
Hélas, mon espoir d’une brise fraîche fut déçu. L’air était chaud et l’humidité venant du fleuve ne faisait que le rendre plus lourd. Je distinguais les imposantes silhouettes des bateaux arrimés le long des quais. Je savais qu’il s’agissait pour la plupart de navires de guerre. La Royal Navy avait plusieurs contrats avec les marchands de la Cité : nourriture, poudre à canon, cordages… Nombreux étaient les vaisseaux qui venaient s’approvisionner ici avant de repartir combattre contre les Provinces-Unies. Dans l’obscurité, leurs mâts et leurs gréements donnaient à leurs contours un aspect fantastique qui ne fit qu’accroître mon malaise.
Je fus soulagé lorsque, après quelques minutes à cheminer à la lueur de notre unique lampe, j’aperçus l’ombre du London Bridge. Pudding Lane était proche. Mon soulagement fut tel que je remarquai à peine celle, bien moins rassurante, de la Tour de Londres à quelque distance au-delà du pont. « Nous y sommes presque », appuya Nothyngam.
De fait, quelques instants plus tard, nous tournâmes sur la gauche. Pudding Lane avait le même aspect suffocant que le reste de la Cité. Toutefois, j’eus la bonne surprise d’y voir de la lumière. Trois hommes nous attendaient devant une haute maison à colombages. L’un d’eux portait une lanterne et une hallebarde. Cela, ainsi que son long manteau et son chapeau, m’indiquèrent qu’il devait s’agir d’un membre du guet de nuit. Un autre, semblablement vêtu, tenait un mousquet. Ce détail m’alarma. Quel problème pouvait requérir à la fois un prêtre et une arme à feu ?
Je reconnus dans le troisième quidam les traits de Thomas Farriner. C’était un homme d’âge mûr, dont l’embonpoint et les avant-bras musclés à force de pétrir la pâte trahissaient la profession. Vêtu d’une chemise de nuit, il se tordait les mains, l’air hagard.
Lorsqu’il me vit, son visage s’éclaira : « Ah mon père, s’exclama-t-il, Dieu soit loué, vous êtes là ! Tout va enfin s’arranger. De mon côté, j’ai pris sur moi d’appeler du renfort… au cas où. » Il hocha la tête à l’intention des deux hommes armés. Ils lui retournèrent son salut. Dans leurs yeux, je lus un mélange de lassitude et d’excitation. Eux non plus n’avaient pas l’air de savoir pourquoi l’on avait fait appel à eux.
« Oui, mon fils, dis-je, je suis bien là devant vous plutôt que chez moi, dans mon lit. Et maintenant, pourriez-vous m’expliquer de quoi il retourne ?
—Mon père, bredouilla-t-il, c’est…ma femme de chambre, elle… c’est le Diable, Satan lui-même. Elle refuse de sortir de la chambre et… je vous en supplie. Je ne voulais pas… je ne savais pas… »
Il bégaya encore quelques mots sans queue ni tête. « Hé bien, dis-je non sans humeur, puisque vous pouvez pas me dire ce dont il s’agit, je suppose que je vais devoir constater les choses par moi-même. Mon fils, prenez une lampe et passez devant. Les autres, suivez-nous. »
Alors que je prenais les choses en main, j’entendis le soupir de soulagement du boulanger, de même que celui, agacé, de Nothyngam. Farriner ouvrit la porte de la maison. Je lui emboîtai le pas suivi de l’homme à la hallebarde et du porteur de mousquet, le constable fermant notre incongru cortège.
L’odeur de farine et de sucre me frappa à l’instant-même où je passai le chambranle de la porte. Sur le comptoir, vue l’heure tardive, il n’y avait guère de pâtisseries sur lesquelles poser l’œil. Un délicat fumet provenait cependant du four. Lorsque nous montâmes l’étroit escalier menant aux étages, je dois confesser que j’avais encore l’eau à la bouche.
Cette agréable sensation s’évanouit à mesure que je grimpai les marches à la suite de Thomas Farriner, remplacée par une inquiétude croissante. Je ne saurais expliquer cette tension qui s’empara subrepticement de mon corps ; l’air était plus chaud, les ténèbres plus épaisses, le silence presque tangible. Dans les craquements du plancher résonnait un indicible écho d’étrangeté.
« C’est ici. »
Les mots du boulanger me tirèrent de mes pensées. Nous étions parvenus au dernier étage. Situé sous les combles, l’espace était étroit et je dus me baisser pour éviter un large madrier. Nous nous tenions devant la porte menant sans doute à la chambre des domestiques. Les autres nous rejoignirent bientôt en haut des marches.
Il y eut un moment de flottement. Les yeux de Farriner alternaient entre ma personne et la poignée de la porte sans qu’il fasse aucun geste pour s’en saisir.
Je soupirai et, refoulant mon propre trouble, j’entrai dans la pièce.
L’endroit était minuscule. Une unique fenêtre donnait sur l’obscurité nocturne. Quelques bougies éclairaient la mansarde ; je vis une paillasse sur le plancher, un coffre grossier dans un coin, une cruche près du coffre. Au centre de la pièce se tenait la femme de chambre de Farriner. Elle portait les vêtements simples correspondant à son rôle dans la maison. Je fus frappé par sa beauté ; j’aurais pu la dire touchée par la grâce divine si, à ses côtés, ne se tenait… un être n'ayant rien de divin.
A première vue, il ressemblait à un homme. Il en avait les traits, une chevelure bouclée qui tombait sur ses épaules ainsi qu’un corps athlétique. Il était entièrement nu.
Son humanité s’arrêtait cependant là car, dans son dos, de grandes ailes jaillissaient, leurs plumes noires cascadant jusqu’au sol. De sous sa tignasse pointaient deux longues cornes d’obsidienne qui effleuraient les poutres du plafond. Enfin, dans ses yeux, je ne vis point de pupilles mais un brasier furieux. C’était…
« Un démon », murmurai-je, saisi par l’apparition. La créature dévisageait notre groupe sans que je pus lire les intentions de son regard ardent. A ses côtés, la jeune femme se tourna vers le boulanger : « Maître, s’écria-t-elle, qu’avez-vous fait ? Vous avez amené un prêtre ici ?
— Silence, s’emporta l’artisan, tais-toi, sorcière !
— Comment avez-vous pu ?
— Il le fallait, tu as abusé de ma confiance en pratiquant ta magie sous mon toit !
— Mais…
— Assez ! Maintenant dis à ton familier de partir, puis nous déciderons de ton sort. »
Je ne suis le familier de personne, boulanger.
Je sursautai. Le démon n’avait pas ouvert la bouche. Pourtant sa voix avait tonné, non pas dans la pièce, mais directement à l’intérieur de mon crâne. Un coup d’œil vers les mines horrifiées de mes compagnons m’indiqua qu’eux aussi l’avait entendue. Le boulanger balbutia :
« Ce… arrière monstre, retourne auprès de Satan ! »
J’irai où je le désire, mortel, au moment où je le désirerai.
« Silence ! Quitte ma maison ! »
Tu as beau jeu de prétendre découvrir ma présence aujourd’hui. Pourtant, quand tu m’as vu la première fois, tu ne t’es point pressé de me dénoncer. N’est-ce pas toi qui a exigé mes faveurs en échange de ton silence ? Ne me suis-je point montré généreux ? Tes affaires n’ont-elles point prospéré grâce à moi ? Et lorsque je t’ai dit ne plus pouvoir te donner ce que tu désirais, n’as-tu pas exigé encore plus ? Sont-ce là des remords sincères, boulanger, ou bien l’expression de ton avidité sans bornes ?
Je glissai un coup d’œil en direction de Farriner mais il ne me vit pas ; son regard examinait avec ferveur le plancher pour fuir celui de l’incube. Ses traits bouffis et sa bouche ouverte, muette, m’évoquèrent un poisson hors de l’eau.
Il finit par se ressaisir : « Mensonges ! Comme tous ceux de ton espèce, tu es prêt à proférer n’importe quel mensonge pour semer la discorde. Mais c’est terminé. La sorcière ira au bûcher et toi en Enfer !
— Je vous en supplie, gémit la servante, faites de moi ce que vous voulez mais laissez-le partir ! »
Si tu la touches, c’est toi qui finiras en Enfer.
Ces mots me tirèrent de ma torpeur. Saisissant mon chapelet, je le brandis en direction de la créature : « Vade retro Satanas ! »
J’avais usé de toute ma foi dans cette injonction. Hélas, rien ne se produisit. Tout au plus distinguai-je un froncement de sourcils sur les traits du démon.
Je n’ai point de querelle avec toi, prêtre.
« In nomine patri, et fili, et spiritu sancti… »
Surveille tes paroles ou tu rejoindras dès aujourd’hui ceux dont tu invoques le nom.
« Non ! »
L’exclamation venait de la femme de chambre. Elle s’interposa entre moi et la créature. Puis, elle saisit délicatement son poignet et planta ses yeux dans les siens.
J’avais déjà vu maintes fois la lueur qui brillaient dans le regard de la servante, lors des mariages que je célébrais. Ce n’était point là le regard d’un suppôt de Satan soumis à son maître. C’était celui d’une femme amoureuse contemplant son amant.
Je fus saisi de doute. Il fallait renvoyer ce monstre en Enfer. Je connaissais les mots à prononcer pour le révoquer. Pourtant, Dieu me pardonne, je ne pus m’y résoudre.
Alors que j’hésitais, le diable, leva la main pour effleurer le visage de la jeune femme.
Ce fut ce geste qui déclencha la catastrophe. Derrière moi, le garde au mousquet s’écria : «Lâche-la, démon ! »
Il y eut un éclair, une détonation. Une puissante odeur de poudre envahit mes sens. Je clignai des yeux et portai mes mains à mes oreilles. Lorsque je les rouvris, je ne pus que constater le désastre. La jeune femme reposait dans les bras de la créature, un trou noir au niveau du cœur. Dans un réflexe, elle s’était interposée entre le fusil et son amant. Son regard voilé le dévisagea encore un ultime instant. Puis elle rendit son dernier soupir dans les bras du démon.
Comme un ciel d’orage, celui-ci resta d’abord silencieux. Sa tête était penchée sur celle qu’il aimait, et je ne pouvais en distinguer les traits.
Puis il se redressa, révélant son visage. Par le Christ, ce visage ! Ses yeux grands ouverts pleuraient un torrent de flammes, ses traits tordus dans un masque de haine et de désespoir. Lorsqu’il parla, il ouvrit cette fois la bouche. Une tempête de feu en jaillit alors que sa voix faisait trembler les murs et éclatait simultanément sous nos crânes :
« Maudits, hurla-t-il, maudits lâches que vous êtes ! Maudits, vous qui prétendez valoir mieux que nous ! Contemplez le fruit de votre folie ! Si votre Dieu permet de tels péchés, alors qu’il soit maudit lui aussi ! »
Il s’avança vers nous, embrasant le plancher à chaque pas. Ses ailes noires parurent grandir, emplir toute la pièce, nous plongeant dans d’ardentes ténèbres. Il s’arrêta à quelques pouces de Farriner : « Quant à toi, boulanger, tu voulais un bûcher ? Tu en auras un. Tu connaîtras les ténèbres et les flammes. Ta ville brûlera. Ton église brûlera. Tu vivras pour voir les conséquences de tes péchés. Et à ta mort, nous nous retrouverons. »
Puis il disparut dans une explosion.
Ce qui arriva ensuite, vous le savez. Je vous conjure de me croire et vous prie de pardonner ma faiblesse. J’aurais dû arrêter ce monstre mais, pendant un instant, je me suis laissé prendre dans son mensonge.
Pendant un instant, j’ai cru qu’il était humain. »
Le secrétaire du roi, s’éclaircit la gorge, replia les feuillets de papier et se tut.
Dans la pièce, nul n’ouvrit la bouche. Ni les ministres assemblés en urgence, ni l’archevêque de Canterbury n’osèrent rompre le silence du cabinet royal du Palais de Whitehall. Tous avaient les yeux rivés vers le roi.
Sa Majesté Charles II d’Angleterre demeura lui aussi silencieux. Il continua de regarder par la fenêtre. Au loin, les flammes dévoraient encore la Cité. Un épais linceul de fumée noire s’élevait dans un ciel de sang. Sur la Tamise, des dizaines d’embarcations fuyaient l’incendie pour tenter de rejoindre l’autre rive.
Au bout d’un moment, le monarque parla : « Sheldon ? »
Gilbert Sheldon, archevêque de Canterbury, sursauta : « Oui, Votre Majesté ?
— Ce prêtre, Herwy, est-il digne de confiance ?
— Oui, Votre Majesté, c’est un homme intelligent et je ne puis douter de la sincérité de son témoignage.
— Pouvez-vous le faire venir ici ?
— Hélas non, Majesté. Il souffrait de graves brûlures lorsque nous l’avons récupéré. Nous avons dû lui donner les derniers sacrements juste après son témoignage.
— Je vois. Et Farriner ?
— Il a survécu, sire. Lui et ses enfants ont pu fuir la maison, de même que le constable et ses hommes. »
Le roi poussa un profond soupir. Il s’absorba dans la contemplation du sombre panache au-dehors. « Pepys ? » demanda-t-il enfin.
Samuel Pepys, membre du Bureau Naval, fit un pas en avant : « Oui, Votre Majesté ?
— Vous avez été témoin de l’incendie. Faites-moi un compte-rendu des dégâts.
— Bien sûr, sire. Après avoir détruit la boulangerie, le feu s’est propagé au reste du quartier. Les lois anti-incendie que Sa Majesté a promulguées sont malheureusement peu appliquées. Les dommages sont considérables et le seront encore plus si nous n’agissons pas. En quatre jours d’incendie, nous avons perdu de nombreux bâtiments dont la cathédrale Saint-Paul. Le peuple a peur. On parle du « Grand Incendie de Londres ». Nous devons détruire des maisons et organiser des coupe-feu ou nous courons à la catastrophe.»
Le silence retomba. Les dignitaires assemblés remuaient d’un pied sur l’autre. Le roi continuait de fixer les flammes par la fenêtre.
Soudain, il se retourna : « Fort bien, nous allons suivre vos recommandations, Pepys. Faites le nécessaire. Maîtrisez l’incendie. »
Le roi marqua une pause. Il prit le temps de dévisager chacun des nobles assemblés dans la pièce : « Pas un mot de ce que vous venez d’entendre ne devra sortir de cette pièce. Blâmez le lord-maire. Faites courir le bruit d’un complot des hollandais. Après la peste de l’an passé, la présence d’un démon à Londres aurait des conséquences… fâcheuses sur le moral de nos sujets. Me suis-je bien fait comprendre ? »
Nouveau silence. « Vous avez mes ordres, je souhaiterais me reposer désormais. »
Les ministres et l’archevêque s’inclinèrent et quittèrent la pièce les uns après les autres, laissant le roi seul.
Charles II regarda encore longtemps le funèbre voile qui s’élevait au-dessus de la cathédrale, alors que les larmes du démon réduisaient Londres en cendres.
FIN