1979.
Dans la région de Battambang, au nord-ouest du Cambodge, le régime totalitaire imposé par les Khmers rouges battait son plein. Les stocks alimentaires étaient rationnés, les corps de métier liés au pouvoir et à l'intellect, estropiés. En effet, dans la vision entière du régime Khmer rouge, il n'y avait pas de place pour la réflexion, l'élaboration. Il fallait simplement produire, et notamment les denrées alimentaires. Les champs tournaient donc à plein régimes et tout le monde était réquisitionné. L'étendard était rouge, sur fond de communisme, mais la réalité n'en était rien. Non, rien de l'essence de l'idéologie communiste se retrouvait dans les faits. Le noyau constitué par soif du pouvoir, s'imposait par la force. Et quiconque tentait de se mettre sur la route du rouleau compresseur Khmer était tué, et souvent dans des conditions bien atroces, comme en témoigne encore aujourd'hui la triste prison de Sluol Sleng, au coeur de la capitale Pnomh Penh. Atroces fratricides. Les professeurs, les ingénieurs, les avocats, tous les éléments à fortiori perturbateurs pour un régime se mettant sciemment en place étaient déclarés dangereux et donc à décimer.
Ta Loan en faisait partie. Il était diplômé depuis deux ans seulement et exercait dans une petite école primaire des faubourgs de la petite ville, plutôt en zone rurale. Là au milieu des rizières qui s'étendaient à perte de vue, il partait chaque matin sur son petit vélo de fortune, parcourant trente minutes de route cabossée pour se rendre auprès des écoliers qui l'attendaient fiers et joyeux. Yeay Sly, sa tendre épouse, tenait la maison de tout son être. Elle cuisinait de copieux repas pour son mari, sa famille élargie et tout le voisinage. Elle avait la réputation d'être une femme nourricière et protectrice dans tout le quartier. Le salaire de Ta Loan, sans être exacerbant, suffisait à faire vivre le jeune couple et leur premier fiston qui venait de naître, Sako. Un matin alors qu'il ne travaillait pas, Ta Loan partit au marché cherché quelques mangues, des bananes bien mûres et du riz, ainsi que des gâteaux au soja que le petit Sako appréciait déjà.
Durant sa virée, la milice Khmère faisait ses rondes quotidiennes. Rondes funestes puisqu'il s'agissait pour ces derniers d'aller supprimer les dizaines de personnes qui figuraient sur leur liste chaque jour. Des compatriotes à décimer, les têtes pensantes, ceux qui pouvaient relancer les dés et rebattre le jeu de cartes. Ta Loan faisait partie de cette sombre liste ce samedi-là. Sur son chemin du retour du marché, il se prit la cheville dans un nid de poule le long de la route. Rien n'y faisait, la douleur était saisissante, et Ta Loan dut s'arrêter sur le bas-côté pour s'ausculter. Il posa le petit sac de vivres sur sa droite et retira sa chaussette. La cheville avait doublée de volume en quelques secondes. Il restait assis sur le bord de la route, sur un petit talus qui le mettait hors de danger dutrafic passant. Il y resta plusieurs minutes le temps pour un habitant d'en face, de venir lui porter assistance. Dans un pays comme le Cambodge, on ne laisse pas son prochain en difficulté sans s'enquérir de lui. L'adage local dit "si un de membres du corps est malade, la fièvre gagne tout l'organisme". Chacun a inscrit au fond de son être, la nécessité impérieuse de servir son prochain comme son frère, sa mère, son enfant.
Pendant ce temps-là, à quelques kilomètres de la scène, la milice Khmère rouge arriva au domicile de Ta Loan et Yei Sly.
Ils frappèrent durement à la porte:
" - Ouvrez! Ouvrez!
Yey Sly répondit: Qui est-ce?
− Ouvreeezzz, je vous dis!!!!"
Et l'un des soldats de fortune défonça la porte avec sa ranger..
Horrifiée Yei Sly prit spontanément sa poêle encore bien chaude, à moitié pleine d'huile à frire, pour se défendre. Mais rapidement elle fut maîtrisé par un milicien et poussée à terre.
"− On cherche votre mari, un dénommé Ta Loan, instituteur à l'école française de Batombang, quartiers sud-ouest.
− Il n'est pas là. Il est...euh..il est partit voir une tante dans la région voisine. Il ne reviendra pas avant quelques jours.
− ......Mmmmhhhh.. Peste de rat crevé...On ira le chercher dans son trou s'il le faut !!
Celui qui semblait quelque peu diriger la milice, calma son camarade:
− Bon, laisse... on va pas gaspiller notre énergie pour un rat...un de plus un de moins... Par contre comme on a des comptes à rendre au chef, on va aller descendre le voisin! »
Aussitôt dit, aussitôt fait, la milice se rendit à la porte de leurs voisins, c'était un brave couple également, que la famille Loan connaissait bien. Ils n’avaient jamais fait de mal à personnes. Le mari lui aussi était professeur des écoles et échangeait souvent avec Ta Loan sur leurs pratiques respectives. Le chef de la milice le fit sortir de force de sa maison, le prit par le col avant de l'envoyer au sol. Là, sur la route froide et goudronnée, il lui tira une balle dans la nuque, laissant derrière lui une femme et trois enfants orphelins de père. Yey Sly était abasourdi et tétanisée par ce qu'elle venait de voir; elle resta prostrée jusqu'au retour de son mari; cela dura plusieurs heures. Finalement, armé d'un garrot de fortune, Ta Loan réussit, bon gré, mal gré, à se hisser jusqu'au domicile familial. Quelle ne fut pas sa surprise de trouver sa femme, à moitié recroquevillée au sol, pleurant de toutes ses larmes. Aussitôt, il se mit à sa hauteur et l'enserra dans ses bras. Yey Sly expliqua à son mari ce qui venait de se dérouler sous ses yeux.
Il en avait trop entendu, il devait protéger sa famille. Il savait que son frère était déjà sur la côte avec des billets de bateau en partance pour l'Europe. Ta Loan savait que c'était leur seule chance de survivre à cette folie humaine.
Le lendemain, leurs affaires étaient déjà prêtes, il avait compris que sa vie n'avait tenue qu'à un fil. Le couple et leur fils se firent amener à la côte le jour suivant pour rejoindre le reste de la famille qui les attendait. Avant d'arrivée au lieu-dit, il y avaient des kilomètres de fourrages à traverser à la marche, pour le jeune couple et leur petit garçon, arrimés de leurs quelques affaires. Ils savaient que la zone était à risque et très surveillée par les milices du régime khmère. Ils parcouraient la zone de fond en comble à la recherche de "rats" comme ils les appelaient, de déserteurs. Yeay Sly devait se rappeler toute sa vie le goût amer des jacinthes d'eau qui pendant plusieurs jours devinrent une de leurs seules nourritures. Affamés, et fatigués de cette première traversée harassante, ils arrivèrent au port. Leur famille les attendait pour partir loin du pays. C'était la fameuse épopée des "Boat people". Celui-ci devait les amener au coeur de l'Europe, en France plus exactement. Ils n'en avaient que faire, ils voulaient juste vivre. Ils savaient que certains cousins partaient en direction de l'Australie, les autres de l'Amérique.. il se dit qu'ils se reverraient peut-être un jour, ou pas. Mais il fallait partir! Pas le choix. L'ancre était levée.
Ils arrivèrent quelques jours plus tard à Marseille, sur le Vieux-Port.
Là, une plateforme de fortune avait était mandatée par le gouvernement français en urgence, pour accueillir au mieux ces voyageurs de fortune. Leurs papiers étaient contrôlés, les douaniers français prenaient quelques informations et leur indiquait différents lieux de regroupement. En fait, ceux-ci correspondaient aux villes ou aux régions auxquelles chaque famille était affiliée, orientée.
" - Famille Ta Loan..... Mulhouse, en Alsace.
Le patriarche reprit: − Toulouse? Ah oui, je connais!
Amusé, le douanier le relança: − Non, mon cher monsieur, Mulhouse c'est au nord-est de la France, à la frontière de l'Allemagne.
− Ah, d'accord, répondit le père, autant pour moi. Vous savez monsieur, pour nous peu importe, on remercie déjà le Ciel d'être en vie et la France pour nous accueillir."
Cinq ans après, alors que la famille était déjà bien installé dans la cité mulhousienne, vint au monde leur deuxième enfant, une fille. Ils l'appelait Tara, "Pierre précieuse". Comme ressorti du fond de la glaise, leur pierre précieuse cristallisait en quelque sorte leurs espoirs de renouveau, leur merveilleux parcours de résilience. Le goût amer de la jacinthe d'eau n'était plus alors qu'un lointain souvenir, et celui du lilas nouveau, que Ta Loan avait planté dans leur nouveau jardin avait embaumé tout leur espace. Leurs deux enfants grandissaient dans un milieu calme, au coeur d'une cité minière, attenante à l'agglomération mulhousienne. En effet, en plus de s'être parfaitement accommodé aux mœurs et aux us de la société française, les Loan avaient mis peu de temps pour se mettre au travail, s'y investir pleinement et ainsi investir dans un projet immobilier digne de ce nom pour accueillir leur famille, et leurs amis. La jeune Tara, poussait telle une orchidée, et parvenait à s'ouvrir aux deux cultures qui s'offraient à elle. Celle de ses ancêtres, qui coulait dans son âme et transpirait dans l'encens qui embaumait la maison, dans les prières et mantras récités en boucle par la mère-grand dans la maison attenante, par l'autel aux anciens qui trônait à l'étage et recevait les offrandes quotidiennes de victuailles. Elle reçut le caractère de ses parents, leur ténacité, leur sens de l'abnégation et du don de soi, ainsi que la recherche de l'excellence au travail et le respect de son prochain. La jeune Tara s'investissait donc avec beaucoup d'entrain à l'école; elle était la fierté de ses parents. Son grand-frère finissait brillamment ses études du second cycle. Elle passait les étapes scolaires haut la main et décrocha le brevet des collèges puis le bac littéraire avec mention.
Après deux années à la faculté de sciences humaines et sociales de Strasbourg, elle eut rapidement envie de mettre son coeur à l'ouvrage ainsi que sa fibre sociale et solidaire. Aussi, elle entreprit quelques formation d'animatrice et pris ses premiers postes au sein de centres sociaux et culturels de la ville de Mulhouse. Elle aimait insuffler au sein des équipes où elle a pu évoluer, sa joie de vivre, son entrain, son esprit battant, et sa dynamique auprès des jeunes pousses des deux quartiers populaires de Mulhouse réputés parmi les plus "rudes". Malgré qu'elle était physiquement un petit bout de femme, elle ne s'en laissait pas moins marcher sur les pieds. Elle avait pris le caractère Thénardier de sa mère; femmes au caractère trempé. Et d'ailleurs, ce n'est pas Ta Loan qui démentirait cela : si son rôle d'homme, attitré au jardin et à toutes les tâches de réparation liés à l'extérieur et à la maison était bien marqué, il n'en est pas moins que Yey Sly a toujours été la patronne de l'intérieur. En vrai chef d'orchestre, elle dirigeait tout son petit monde au coeur de la maison comme du papier à musique. La cuisine? Son terrain de jeu. Sûrement qu'en y pétrissant la pâte chaque jour, elle y façonnait aussi son âme. Le ménage, les items, chaque objet avait sa place précise, et elle y veillait méticuleusement. En parallèle de son activité auprès des jeunes de la Cité, Tara était une aventurière. Elle aimait parcourir la région avec ses amis, en deux roues, ou à pied, férue de randonnée!
Avide de servir son prochain, elle entama une période de bénévolat aux restaurants du coeur. Là-bas, elle démarra par le service de colis alimentaires, puis rapidement elle souhaita distiller son amour pour la langue française dans les cours d'initiation aux personnes migrantes. Chose qu'elle se mit rapidement à faire, avec l'accord de la directrice locale. Un jour, alors qu'elle faisait cours à un groupe de voyageurs de l'exil, Tara vit apparaître un jeune bénévole qui venait de démarrer tout juste aux « restos ». Il distribuait des colis alimentaires comme elle quelques mois auparavant. Apparemment, chaque personne souhaitant s'investir au sein des « restos » devait passer par cette case. Et rien de plus surprenant d'ailleurs, car cette action, malheureusement diraient certains, et notamment Michel Colucci son fondateur, reste l'axe premier du mouvement. Axe autour duquel gravite ensuite d'autres actions qui se sont greffés autour, dans une dynamique d'accompagnement plus holistique, car "l'homme ne se nourrissant pas que de pain", mais aussi de littérature, de cours de langues, de relations sociales. Et c'est tout cela que l'on pouvait retrouver dans ce microcosme.
Et c'est au sein de ce dernier donc, que Tara fit la rencontre de Dan. Un brave garçon de 18 ans qui se cherchait au niveau professionnel. Il était aussi animateur de quartier depuis un an. Et comme elle, il avait souhaité s'investir davantage en direction d'autrui mais aussi pour approfondir sa connaissance du champ de l'action solidaire. Jusque-là, ils se croisaient peu. Déjà que Dan ne venait qu'une fois par semaine, tandis qu'elle, y venait trois demies-journées. Un jour, Dan eut envie de s'investir autrement au sein des « restos ». Il prit connaissance des différentes activités proposées en direction des publics fragilisés. Lui l'amoureux des lettres, des bouquins, de la langue de Molière et de Jamel Debbouze, eut aussi envie de transmettre cette passion. C'est assez naturellement qu'il demanda à Sylvie, la directrice, s'il pouvait également prendre de son temps pour initier les personnes désireuses d'apprendre, à la langue française. Il lui fut prié alors, de se rapprocher de Tara qui avait déjà été formée, et disposait de quelques outils pédagogiques à sa disposition. Ils apprenaient ainsi à faire connaissance dans la grande simplicité qu'offrait ce lieu. A travers leur travail en commun tout d'abord, puis une envie naissante d'apprendre à se connaître en dehors. Ils arpentaient les rues de la cité mulhousienne lorsque leur tâche aux « Restos » était finie. Ils parlaient de tout, de rien. De leurs espoirs, de leurs rêves, de leurs questionnements. Tara fit part à Dan de ses interrogations quant à son propre chemin spirituel. Dan lui fit part de sa démarche toute jeune, de cheminer en cœur et en esprit au sein d’une voie spirituelle qui donnait sens à sa jeune existence. Il lui fit par également de son grand désir de voyage. Peu à peu, leurs âmes se rapprochaient, leurs cœurs aussi, et un peu plus tard, leurs corps et leurs lèvres bien entendu. Là auprès de la fontaine jaillissant du Grand Bassin, ils échangèrent leurs premiers baisers, leurs premiers geste de tendresse et d’affection.
Tara avait 24 ans, et chose rare à cette époque, elle n’avait jamais connu, de cette manière-là en tout cas, de garçon auparavant. Un nouveau printemps s’ouvrait, et elle, comme une fleur à la vie. Assez rapidement elle s’attacha à Dan. Lui aussi mais il avait au fond de son âme, un secret qui le chatouillait. De plus en plus fortement d’ailleurs.
Lui qui avant de connaître Tara, s’était mis en quête d’un Amour absolu, nourrit par des ouvrages comme « L’Alchimiste » de Coelho, ou le « Candide » de Voltaire, ne pouvait se résoudre à ce moment-là, de prendre un emploi et de démarrer la construction d’un foyer là, en Alsace avec Tara. Ce n’était pas le moment pour lui ; son âme l’appelait à autre chose. Tout en poursuivant ses engagements professionnels et ses actions de bénévolat, Dan poursuivait sa quête intérieure et formula au cours de l’année 2008, une intention claire d’effectuer un grand voyage. Mais il ne connaissait pas encore sa destination. Tara était partagée entre son plaisir de voir son amoureux se projeter dans de belles réalisations, et la tristesse de le voir s’éloigner, non pas pour une autre, mais pour un Amour qui pour elle, n’était pas évident. Mais Dan était déjà bien tranché dans son esprit ; s’il ne le faisait pas ce voyage, il sentait qu’intérieurement il pouvait vivre une sorte de déchirure entre ses désirs profonds et ceux d’autrui.
A la fin de son premier mois de jeûne, fin d’été 2008, lors de la 27ème nuit, couramment appelée celle de la « Puissance » ou du « Décret » au sein de la Tradition primordiale, Dan eut un songe probant. Il vit avec clarté des pyramides, qui s’apparentaient à ce qu’il connaissait de celles de Gizeh en Egypte. Il les aperçut de manière lointaine dans son rêve. Plus proche de lui, un temple, peut-être une mosquée lui ouvrait ses portes. Une lumière verte jaillissait de celle-ci, et les enfants courraient et s’amusaient à l’intérieur. Le rêve prit fin. Le lendemain matin, Dan était déterminé : il voulait rejoindre l’Egypte. Les synchronicités de la vie avaient fait que quelques mois auparavant, avec Tara, ils avaient fait la connaissance d’une dame qui avait co-fondé une petite association d’entraide dans le sud-Egypte, à Assouan plus exactement. Dan se disait alors, qu’il pourrait la solliciter et voir comment il pourrait se rendre sur place, profiter de l’opportunité que pouvait offrir l’association sur place, pour s’installer et y travailler quelques temps. Tara, excitée et inquiète à la fois pour Dan, sentait bien qu’il était inutile de tenter quoique ce soit pour empêcher sa moitié d’alors, de s’envoler.
D’ailleurs, en septembre 2008, Dan s’envola pour le Caire. Il arriva dans une pétaudière sans nom. Lui, qui avait à peine fouler les rues de la capitale parisienne, se retrouvait au milieu d’une fourmilière sans pareil, dont le smog était visible et palpable à portée de vue, là face à soi. Le bruit ne prenait jamais fin, de minuit à minuit, les klaxons, bruits des moteurs vrombissants, venaient se mêler aux cris des marchands et des appels à la prière. Il avait comme principal objectif de rejoindre Assouan trois, quatre jours plus tard. Il profita tous de même de ces quelques jours dans la capitale cairote, pour aller visiter quelques sites parmi les plus célèbres : la citadelle de Saladin, la mosquée d’Al-Azhar, le marché de Khan al-Khalili. Après cela, il monta dans le train en gare du Caire, plus bondée que jamais, pour rejoindre Assouan. Huit cents kilomètres à parcourir l’Egypte, le long du Nil, du nord au sud donc. Tout était découverte et émerveillement pour le jeune voyageur esthète que Dan était. Il se rappelle des premiers mots en arabe qu’il a enregistré : « Chay, chrab chay… », entonnés par un marchand de fortune dans le wagon, qui signifie : « du thé, qui aimerait boire du thé… ». Il suivait de près le paysage de plus en plus rural qui défilait derrière les vitres de sa rame. Il vit des étendues immenses de champs, emplies notamment par des sortes d’herbes très hautes, légèrement battues par le vent. Ce n’est que bien plus tard, qu’il apprit que l’Egypte était un grand producteur de cannes à sucre, « Kasab », en langue arabe. Qu’il en découvrit la fauche, et le goût suave, décliné sous toutes ses formes : breuvage, friandises, pâte. Il arriva enfin en gare d’Assouan. Là, l’attendais Abderrahman, un guide touristique réputé dans la région, qui avait cofondé l’association d’entraide, avec la dame de Mulhouse rencontrée quelques mois auparavant par Dan.
Au fil des jours qui suivirent, Dan découvrait une ville extraordinaire. Beaucoup plus calme que la capitale cairote, Assouan était pour Dan une perle au milieu du désert. Ses palmiers, ses bougainvilliers à perte de vue, sa corniche et ses voiliers qui se perdaient au loin sur le Nil. Et puis, il y découvrit les joies du souk et de ses centaines d’épices colorées, les terrasses où se rassemblaient les anciens pour jouer au domino en sirotant un thé, ou bien les délicieuses autres boissons que l’on pouvait y trouver, à l’anis, au gingembre ou à la canne à sucre. Il arpenta la ville de long en large les deux premières semaines, se reposant de temps à autre au sein du petit appartement qu’Abderrahmane lui avait trouvé, lové, au cœur d’un quartier populaire au sud de la ville. Il découvrit la bibliothèque d’Assouan et son centre culturel de langue française, où il fit de belles rencontres par la suite et put même donner quelques cours de français à des égyptiens désireux de l’apprendre. Sa première rencontre marquante fut littéraire, avec Naguib Mahfouz, le célèbre auteur égyptien. C’est avec sa traduction du fameux conte des « Mille et une nuits » que Dan flânait ses premières heures, rêveur, au bord du Nil.
Un jour, il sortit dans le quartier où se trouvait l’appartement et marcha quelques centaines de mètres. C’était le début de la nuit, le soleil filait au loin à l’horizon en laissant quelques rayons parer le ciel clair, et déjà parsemé d’étoiles. Dan s’approcha d’une belle mosquée qui laissait à voir, des halos de lumière verte jaillissant de ses minarets. Telle une fulgurance, cette vision fit naitre un tressaillement dans son for intérieur. Comme une intuition qui se rappelait à lui depuis qu’il avait fait ce rêve, du fond de son lit, une nuit du mois de jeûne. Après avoir pris quelques photos, il entreprit de grimper les hautes marches amenant vers l’entrée du temple. Il se trouvait face à d’immenses portes de bois massif. Il décida de les ouvrir afin de pénétrer dans l’enceinte sacrée. Là, il vit une foule d’enfants jouer en courant dans le temple et une ambiance très cordiale et chaleureuse se dégageait de ce lieu. Un frisson parcouru son corps ; il reconnut en un instant le lieu même que ses songes lui avait indiqué quelques mois auparavant ! A ce moment-là, il comprit avec le cœur, qu’il était parfaitement à sa place, aligné avec les plans du Grand Œuvre ! La joie le remplit alors.
Dans les mois qui suivirent, Dan se lia d’amitiés avec plusieurs personnes qui fréquentait le temple. Mais aussi avec d’autres gens du quartier, et même plus loin dans la ville : avec des commerçants, un agent de la poste local, des propriétaires de felouques, les petits voiliers qui naviguaient sur le Nil. Dan prenait du temps pour apprendre les rudiments de la langue arabe classique également. Il se mit également au sport sur place, reprenant le football, la course à pied et le taï-chi. De temps à autre, il travaillait pour quelques commerçants locaux pour vendre parfums ou autres épices à d’autres voyageurs venus d’Europe, et de France notamment. Avec l’aide du guide Abderrahmane entre autre, mais aussi de ses autres amis, Dan eu le privilège de visiter les plus grands sites archéologiques de la région : des temples de Karnak à Louxor, en passant par le temple d’Isis et de Philae. Il restait en contact par mail avec Tara, qui était resté en France, notamment pour y poursuivre son travail et s’occuper de sa famille. Cependant, apprenant qu’elle aurait des congés au mois de décembre de l’année 2008, Tara décida de rejoindre Dan à Assouan pour deux semaines. Dan était fou de joie ! Il allait pouvoir présenter Tara à ses amis sur place, et de même lui faire découvrir tous les trésors qui s’étaient présentés à lui jusqu’alors. C’est ainsi que les deux jeunes amoureux passèrent quelques semaines ensemble à Assouan. Tara se rapprocha fortement de la tradition musulmane jusqu’à en embrasser le corps et le cœur. Etait-ce par amour de l’Un ou de l’autre ? Seule l’intéressé portait en son cœur le secret. Il n’en reste pas moins qu’au terme de pérégrinations magiques, au gré du désert et des temples antiques, Dan demanda sa main à Tara, au bord du Nil. Le jeune couple se dit oui à cet endroit béni, dont l’histoire regorge de tellement de perles. Puis, quelques jours plus tard, Tara reprit un vol vers la France, les yeux emplis d’étoiles. Dan quant à lui, resta encore trois mois.
Seul, et avec ses nouveaux amis, il poursuivait sa quête inextinguible de vérité et avait à cœur de finir quelques missions qu’il s’était donner : participer à une ou plusieurs actions de solidarité locales, poursuivre l’apprentissage de la langue arabe, parcourir le pays, ses temples, ses campagnes et les maisons de ses chaleureux habitants. Et surtout, clore ce magnifique périple par la visite des fameuses pyramides de Gizeh, appercues dans son rêve un an auparavant. Chose espérée, choses faites.
Puis, au mois de mars de l’an 2009, Dan décida de rentrer en France. Il avait hâte de retrouver sa famille, le cœur chargé d’amour et de souvenirs délicieux. Ainsi, que sa nouvelle future. D’ailleurs, le jeune couple ne perdit pas le nord. A peine débarqué d’Egypte, Dan apporta sa dynamique auprès de la jeune Tara, et dans un printemps renaissant, engageait une démarche de fiançailles auprès des familles respectives. Au mois d’août, au cœur d’un été caniculaire, nos deux hérauts furent unis par les liens sacrés du mariage. Ensemble, ils allèrent démarrer une aventure qui les emmèneraient d’Alsace à Fès, en passant par Marseille et Montpellier, Granada et Cordoue.
Après de nombreux voyages et péripéties, une graine d’amour fut semée dans le sein de Tara. Celle-ci vint à germer, puis à s’extraire de la terre fertile, un 21 décembre, nuit du solstice d’hiver, le Soleil Invincible, de l’an 2012. C’était une magnifique petite fille qui arrivait au monde. Elle s’appellerait Tévy Sarah. Tévy, son patronyme d’origine cambodgienne pour cultiver l’appartenance à cette lignée, et puis signifiant « Princesse ». Sarah, pour la matriarche, la femme du grand Abraham, qui donna vie à une brillante postérité.
Six mois après cette heureuse naissance, Dan obtint son diplôme d’éducateur spécialisé. La providence, par l’entremise des rencontres merveilleuses qu’elle permet, offrit à Dan la possibilité d’aller œuvrer dans l’écrin majestueux des Cévennes, au cœur du pays d’Oc. Après quelques mois de réflexion et de prévisions, Dan et Tara embarquèrent leurs affaires et leur petite fille dans cette nouvelle aventure. Direction le lieu de vie et d’accueil « Les Camboux », à 1000 mètres d’altitude dans ce parc national parmi les plus imposants d’Europe. Le jeune couple avait été embauché comme éducateurs permanents au sein de ce microcosme, où œuvrait un petit collectif de travail, autour de six mineurs non accompagnés, orientés par les services de l’aide à l’enfance. C’est ici, au milieux des grands chênes verts et des châtaigniers, des moutons et des chevaux, que la petite Tévy fit ses premiers pas.
Au nouvel an 2013, le jeune couple et leur petite s’envolèrent pour le Cambodge, trois semaines durant. Quel voyage extraordinaire ! Les temples d’Angkor, les fameuses rizières parcourues à vélo, les mantras réguliers qui rythmaient les journées, sortants des hauts-parleurs dans les rues, les pagodes, et la bonté des gens, marquèrent profondément Dan. Ils étaient vraiment ravis de pouvoir visiter la terre des ancêtres de Tévy et de Tara, chargée d’une histoire récente relativement lourde, qui a su délivrer à ce peuple un trésor de résilience sans pareil. De revenir ici, fut pour Ta Loan et Yey Slaï une expérience plus qu’émouvante. De fouler à ce moment-ci ce sol alors paisible, loin des heurts et des tumultes sanglants causés par les milices du régime khmère rouge, représentait pour eux une forme de catharsis puissante. Le prétexte de la venue en famille permit cette transmutation intérieur puisque le petit monde s’était déplacé pour célébrer le mariage de Sako, le grand-frère de Tara, avec une jeune femme du coin, une brillante commerçante. Le soleil faisait place aux mémoires sombres, et ainsi le couple aux noces d’or put retrouver le sourire au sein d’une terre où tous leurs premiers espoirs avaient faillis partir en lambeaux. Sako, et son mariage réussi, ainsi que la petite Tévy, représentaient les fruits de ce long chemin entamé une trentaine d’années auparavant. Quelle route !
Les deux années qui suivèrent, Tara, Dan et Tévy passèrent des périodes relativement agréables lovés au creux des vallons cévenols. Pris entre leurs activités professionnelles et la vie intense auprès de leurs amis, ils n’hésitaient pas à remonter de temps à autre en Alsace, pour revoir les grands parents de la petite, et pour revérifier que leurs racines étaient toujours bien vivantes. Avec leurs amis du sud de France, ils s’en allaient souvent en terre marocaine, là-bas sur l’autre rive de la méditerranée. En effet, au sein d’une petite bourgade que les marocains eux-mêmes ne situaient pas sur une carte, ils avaient eu la chance, le privilège de faire la connaissance d’un grand maître soufi marocain, niché au sein d’une oasis paradisiaque ; elle s’appelait Naïma. Naïma était une micro société au sein d’un vaste paysage semi-aride. Mais ici, rien ne reflétait la sécheresse : les rosiers s’ouvraient à profusion, les figuiers et oliviers s’en donnaient à cœur joie, les fontaines jaillissaient, les oiseaux ricanaient, et les cœurs des femmes et des hommes qui venaient visiter l’hôte de ces lieux, chantaient d’allégresse. C’est ici aussi, que la petite Tévy passa quelques séjours lors de sa tendre enfance. Et aux anciens de presque se chamailler pour savoir qui la servirait en premier ; ils étaient tous aux petits soins. De Tévy, des autres enfants également, et même de nous tous d’ailleurs. L’hospitalité est au Maroc ce que le football peut être au Brésil. Un enseignement de cœur à cœur, réellement. Tévy fut largement empreinte de toutes ses effluves de bonté, de sourires et de générosité durant les premières années de sa vie.
De retour en terre cévenole, elle fit ses premières classes à la maternelle d’un village de campagne, près d’Anduze. Dans des petites classes à taille humaine, elle prit le temps de grandir à son rythme. En parallèle, Dan, qui était fils et neveu de musiciens patentés, lui qui aimait également s’adonner au chant sous toutes ses formes, avait motivé Tara et Tévy pour que cette dernière démarre au plus prompt, l’école de musique locale. Tévy avait alors trois ans. Elle prit vite goût aux arts, aux premières notes entendues, aux chants repris avec ses camarades de chorale en fin d’année, et même aux premiers pas de danse esquissés. Tévy s’ouvrait ainsi à la vie telle une belle rose des champs s’offrant au soleil.
En 2015, elle eut la chance de voir s’ouvrir au monde, une nouvelle page de sa tendre histoire. Son petit frère, Aroun, « petit matin de bonheur » en khmer, vit le jour. Il devint son fidèle compagnon de jeu et d’apprentissage pour les années qui suivèrent. En attendant qu’il puisse lui aussi à son tour laisser trace sur une page, ou dans le sable du désert, la jeune Tévy a ajouté des cordes à son arc, où plutôt pinceaux et crayons à sa palette. Se rêvant ballerine, elle dessine aujourd’hui ses rêves, à l’aune d’un Nouveau monde, que d’aucun espèrent plus rayonnant, plus nourriciers, que tous les précédents. Les ronces jonchant les clairières faisant place aux nouvelles roses des champs.