Je suis de nulle part et de partout à la fois. Mais de nulle part surtout. Mon foyer c’est la route, aussi sombre et monotone soit-elle. Ombre sans racine, j’avance, recroquevillé sur moi-même. Je marche, incapable de penser. Je subis la nature et ses colères. La chaleur qui cogne et la pluie qui grince. Tous ces regards accusateurs, tous ces enfants qui me pointent du doigt, me courant après et me traitant affectueusement de “clodo”. Toutes ces brèches par lesquelles le vent s’enfile dans ma veste, dans mes godillots
usés par les chemins et la distance. Mais j’en suis détaché, comme insensible. Je me suis trop dénoué du monde...
J’erre sans but, sans autre objectif que de faire un pas, un second. Un troisième. Il y a longtemps que j’ai renié l’humain que j’étais, que je me suis vidé de ce qui me caractérisait. Je ne suis plus qu’un corps, qu’une machine aux rouages rouillés se mettant
en branle laborieusement. Ma vie colle, gluante, et je n’avance que par bribes hésitantes, boiteuses. Je vagabonde, ayant capitulé, résolu à mon sort. Fantomatique, je survis sans aimer vivre. Je m’efface, sans nom. Et ça ne dérange personne.
***
Je l’ai vu sortir du brouillard. On aurait dit qu’il n’avait pas mangé depuis une semaine et il me faisait de la peine. Sans énergie, il avançait. Il ne portait qu’un vieux blouson de cuir, un jean délavé, des chaussures éventrées. Il n’avait pas l’air d’avoir
froid, d’être blessé. Ne semblait pas heureux non plus. L’homme me faisait peur mais je n’arrivais pas à détacher mon regard de son visage hagard, absent. De ses joues mal rasées. De ses yeux se perdant dans le vide. Et il se rapprochait. Encore et encore...
***
Une minuscule fillette. Une tête d’ange endormi dans un nuage, des tresses faites avec amour dans le confort chaleureux d’un foyer. Et ces yeux innocents qui me fixent. Ils ont l’air de me juger, de me détailler de haut en bas et de bas en haut ; du regard
pénétrant des enfants. Je continue à avancer, lentement, quand elle m’interpelle :
— Monsieur ?
Je ralentis, sans m’arrêter cependant. J’ai trop l’habitude de traîner le poids de mes soucis derrière moi, de me laisser entraîner par l’inertie de mes idées noires...
— Monsieur ?!
Sa petite voix fluette avait pris de l’ampleur, de la puissance. Elle court vers moi, à toutes jambes. Elle m’agrippe les genoux, sautant presque. Et elle serre. De toutes ses forces. Et ma première douleur depuis mon Effondrement perce. Une douleur douce,
bienvenue, me réveillant brusquement. J’étais jusque-là prisonnier d’une grisaille insidieuse édulcorant le monde autour de moi. Et cette petite fille, qui pensait me casser en deux en serrant désespérément mes genoux, avait chassé au loin ces lourds nuages.
Comme ça, tout naturellement.
***
— Monsieur ?
Il était passé devant moi, me regardant sans me voir. Il fallait, il m’intriguait ce monsieur. Maman disait qu’il ne fallait pas parler aux inconnus. C’était vrai mais ce monsieur était si étrange, si surprenant dans ses habits de rien. Il était riche de cœur,
j’en suis sûre, mais il l’avait verrouillé sous une couche de crasse et de déni. Il ralentissait, il m’avait entendu, il allait s’arrêter ! Il continuait, il ne pouvait pas ne pas m’avoir entendu ! Alors je répétai, plus fort :
— Monsieur !
Il... comment dire ? Il marchait mais si lentement qu’il progressait à peine. Il avait l’air si fatigué, ses jambes auraient pu le lâcher à tout moment. Et je voulais qu’il s’arrête. Alors je courus vers lui et lui attrapais les jambes. Il fallait qu’il s’arrête
alors j’ai serré, fort. Mais il restait debout, un sourire se dessinait sur ses lèvres, il m’a regardé, je l’ai regardé, il m’a souri. Tristement.
— T’habites où ? je lui demande.
***
Milles réponses me traversent l’esprit : des vraies mais un peu crues (“Nulle part”, “Là où il ne fait pas trop froid”). Des beaux mensonges (“Dans un château, de l’autre côté de la mer”, “Dans une maison avec de grandes fenêtres lumineuses”). Des métaphoriques
(“Là-bas, dans mon pays premier”, “Là où sont les gens qui m’aiment”, “Dans une fontaine tarie”) ... C’est compliqué alors je réponds simplement :
— Je ne sais pas.
C’était vrai. Pas un mensonge, pas embelli d’ornementations inutiles. Efficace.
***
Il hésita, longtemps. Il me répondit finalement de sa voix éraflée par la vie, plus grave que celle de papa. “Je ne sais pas”. Et je n’avais pas compris. Il devait avoir une famille, des enfants ! Une maison, un petit jardin, un toboggan ! Un toboggan vert
pomme, plein de rires et de feuilles mortes ! Des balançoires...
***
Alors je lui raconte, lui déballe tout.
“J’étudiais, là-bas. Je me plongeais dans des livres, des gens qui me captaient, une vie bariolée. J’étais heureux, je crois. Et puis ils sont arrivés. Des bérets rouges, des pistolets mitrailleurs en travers du dos, des traits durs et inflexibles. Et ils ont
lancés mon pays dans l’Effondrement. Un petit sourire de satisfaction aux lèvres.
Et j’ai dû partir. Enfin je m’en suis senti obligé... Je ne pouvais pas les soutenir, pas après tout ça... Et leurs projets... “Expérimentaux” qu’ils les appelaient ; jamais je n’aurais pu faire ce qu’ils m’auraient demandé... Et, dès cet instant, je ne pouvais
être qu’un traître à la patrie ou qu’un couard qui n’avait pas eu la force de se battre, de résister. Au choix.
Ils m’ont tout retiré : ma maison, mon poste, mon pays. Il ne me reste plus que le souvenir aigre-doux d'un chez-moi saccagé par d’absurdes fanatiques. Je ne suis plus de là-bas. Ils viennent me hanter encore, me dévorer une bribe de mon âme. Des bérets rouges,
des sourires doucereux se transformant en grimaces distordues, des rafales de kalashnikovs... Tout vient danser devant mes yeux, tout se mélange, je ne sais plus...”
Ma voix se brise, je déraille...
***
— Viens chez moi, il y fait plus chaud que dans ton cœur.
C’est sorti comme ça, sans réfléchir. Je n’ai pas tout compris à son histoire mais j’ai compris qu’il avait besoin de moi. Alors j’ai mis ma petite main dans la sienne et l’ai guidé à travers les rues froides du village. Il tanguait à chaque pas, comme s’il
était sur un bateau secoué par les flots. Comme une balançoire hésitante, en déséquilibre constant. Un funambule unijambiste...
Et l’on est arrivé chez nous.
***
Une petite maison. Un petit royaume imaginaire. L’enfant perdu en moi avait envie de chasser les feuilles du toboggan vert pomme en riant, de courir dans le jardin, de jouer naïvement, de tomber, de me relever sans mal. Mais l’enfant ne s’était pas perdu tout
seul : je l’avais laissé filer entre mes doigts pour paraître plus "grand", plus adulte. Et il n’est pas facile de retrouver quelque chose dans le fouillis profond de l’esprit. Cette silhouette agile, sautillante, presque insolente de l’enfant que j’étais...
Quand je crois l’attraper elle fuit plus loin, m’adressant un pied de nez espiègle...
Elle remonte l’allée, ouvre la porte, m’adresse un “Tu viens ?” étonné. J’avance, mes pieds claquant doucement sur les dalles de pierre.
***
J’ouvre la porte et regarde en arrière. Il a réussi à se perdre dans notre petit jardin ! Il regarde mon toboggan, d’un air ahuri. Je l'appelle et il vient, un pas après l’autre. On entre, je lui montre où enlever ses chaussures, il enlève ses chaussures. On
avance. Il lorgne la théière fumante, je l’interroge du regard, je le sers. Du thé aux fruits. Le préféré de maman.
***
On entre. Un hall. Il fait chaud. Elle s’excuse : “Désolée, Papa ne veut pas que l’on chauffe le vestiaire. Ça coûte trop, qu'il dit.” Elle me dit : “Tu peux mettre tes chaussures là.” Je les enlève, délicatement, pour ne pas les déchirer. Et de mon pied une
chaleur irradie, remonte le long de mon dos, vient éclairer mes pensées. On pénètre dans une cuisine. De marbre blanc. Des petites veinules sombre le serpentant. J’ai envie de thé. Elle arrive bien vite avec la théière et me sert. Je goûte. Et c'est l'explosion
! Mille fourmillements, mille stimuli, mille arômes sur ma langue ! Je m’amuse à esquisser des ronds de fumée avec la théière. Elle a peur ; elle rit.
***
Elle passe près de moi, cette théière. Ça me fait rire, on dirait qu’il sait ce qu’il fait... Son visage s’est éclairé, tout à l’heure, quand il a trempé ses lèvres... La porte s’ouvre. Un courant d’air froid se faufile jusqu’à nous. Il frissonne. Des pas
se rapprochent. Déterminés. Maman.
***
La tasse de thé aux fruits refroidit sur la table. Lentement. Le vent battait la vitre, me rappelant à lui. Un toboggan vert pomme riait, seul.
Je ne suis pas sûr de cerner moi-même quel âge elle a… Je me suis retrouvé en cours d’écriture à essayer la naïveté pure, sans beaucoup de succès. On se retrouve vite avec une histoire qui colle un peu, qui peine à avancer… Je sais pas de quel côté pencher, parce qu’une petite fille c’est quand même plus touchant, non?
Des idées? Je suis preneur…