— Bizardine, pourquoi tu pleures ?
Je regarde ma copine Malia, soulagée de voir au moins un visage connu dans ce nouveau collège. L’école primaire est terminée, rien n'est plus pareil, je me perds dans cet espace immense. C’est difficile, c’est douloureux.
— C’est juste mes émotions qui débordent, tu sais bien que je déteste quand tout change !
Je lui offre un sourire tremblant, mais un sourire quand même. Malia rit :
— C’est sûr que c’est mieux que de donner des coups de pied à la nouvelle maîtresse, tu te souviens ?
Je ne me souviens pas, mais je hoche la tête, elle m’a raconté cette histoire si souvent ! En seconde année de maternelle, je n’avais pas compris que la maîtresse changeait, et en le réalisant, je me suis débattue bec et ongles paraît-il !
Malia m’attrape par le bras et nous faisons notre rentrée bras-dessus bras-dessous.
Je tourne la page, je grandis.
***
Aujourd’hui, c’est la rentrée au lycée, et je pleure encore, mais toute seule. Malia a déménagé à 200 kilomètres et même si on garde contact pour se revoir de temps en temps, ce n’est pas pareil. À quelques pas, je remarque un groupe de trois filles et deux garçons qui m’observent. Je me mouche et les ignore. Ils s’approchent et me parlent comme si de rien n’était.
— Tu viens de quel collège ? Nous, on se connaît depuis la maternelle !
Je suis jalouse, mais je souris à travers mes larmes. Je les sens bien, alors d’office j’explique que j’ai un peu de mal avec le changement et je leur raconte cette histoire de coup de pied à la maîtresse de maternelle ! Ça les fait bien rigoler.
Tout le reste de la journée, je n’arrête plus de discuter et le soir, on se dit « À demain ! ».
J’entame une nouvelle page, je me fais de nouveaux amis.
***
Quand j'arrive en FAC, mes anciens camarades se sont éparpillés, et Malia et moi, on se rencontre de moins en moins. C'est un peu normal, elle a un bébé, ça l’occupe beaucoup, et elle est loin, encore plus loin qu’avant.
Un jour, on se revoit, mais on ne se comprend pas, on ne se comprend plus. Elle a changé, je ne sais pas, ce n’est plus pareil. Elle repart de chez moi dans une explosion de colère, sur un quiproquo et des accusations.
— De toute façon, tu ne m’aimes pas et tu ne m’as jamais aimée, je ne sais pas pourquoi on se voit encore !
Ma colère à moi est glaciale. Elle me connaît depuis trop longtemps pour me juger si sévèrement. Je croyais qu’elle me comprenait telle que je suis, mais visiblement, ce n’est pas le cas.
Il me faut du temps, il me faut longtemps, pour l’oublier. Parfois, je pense encore à elle et je pleure. De frustration.
Je referme ce livre, un lien se coupe.
***
Mes premières années métro-boulot-dodo passent à toute allure. Ce n’est pas au café que je fonctionne — je déteste ça — c’est à l’adrénaline. Je suis épuisée, mais je ne le vois pas, je donne tout et plus encore.
Je rencontre mon futur mari, puis mes enfants. L’adrénaline s’amenuise avec mes nuits et un travail auquel je donne toujours autant.
— Bizardine, tu devrais aller consulter un médecin.
Moi ? Pourquoi ? Je vais bien non ? Il sèche mes larmes de sa main rêche et pourtant douce. Je n’avais pas remarqué que je pleurais. C’est vrai que je suis toujours fatiguée.
J’en vois un paquet de médecins. À force, ils finissent même par réussir à me faire parler… de la pluie et du beau temps ! Un exploit en soi – je déteste le small-talk autant que le café - mais pas vraiment ce dont j’ai besoin.
Je tourne d’innombrables pages, mais l’histoire n’avance pas. Je survis.
***
— Ils ne pourraient pas baisser la musique, c’est beaucoup trop fort !
Grand-mère a raison, la musique d’ambiance est forte et horripilante. C’est ça la maison de retraite, on n’est plus chez soi. Elle ne pleure pas, elle se met en colère et elle râle. Cela m’amuse à moitié, parce que je sais que c’est parfois pareil.
Moi, la colère, je ne sais plus l’utiliser correctement, je n’explose plus librement comme je le faisais enfant. Je suis adulte, quand ça ne va pas, je pleure au lieu de me mettre en colère. Même quand c’est injuste, même quand c’est trop dur à supporter.
Je vois peu ma grand-mère sur ses dernières années de vie. Je me sens coupable, mais je n’y arrive pas. Je fuis pour qu’on ne remarque pas mes pleurs, je fuis pour ne pas m’écrouler.
Je ne veux plus tourner les pages, mais ce livre se ferme malgré moi. Je suis en deuil.
***
Hier, j’ai perdu mon travail. Mon adrénaline s’est épuisée, je dois stopper tout, me reposer, me concentrer sur ma survie. J’ai trop donné, beaucoup trop longtemps.
Les médecins ne m’ont pas aidée, mais je finis par comprendre par moi-même que ma mère m’a bien nommée. Bizardine, elle est un peu bizarre, atypique même.
— Vous savez docteur, moi quand j’étais petite, je ne trouvais pas que j’étais bizarre, je trouvais juste tous les autres bizarres.
C’est officiel, je suis autiste.
Mes enfants sont désormais ma priorité, je change de vie, par la force des choses, involontairement au début, puis je m’y fais.
Je tourne cette page, je suis mère au foyer.
***
Nous sommes aujourd’hui, et la vie continue.
Les pages tournent et vont continuer à le faire. C’est ainsi, c’est la vie, je l’ai bien compris. Malgré tout, encore maintenant, il y a des livres que je laisse en suspens, dans l’attente douloureuse de cette fin que je souhaite repousser au maximum. Je profite des derniers instants joyeux — de loin — et je digère la fin future. Je ne veux pas voir les derniers mots du livre s’étaler devant mes yeux humides.
La vie est à la fois un livre et une suite de livres. Des pages tournent, des livres se ferment, d’autres s’ouvrent. Tourner la dernière page, ce n’est jamais facile. Et pourtant, même une fois le mot FIN lu et le livre refermé, on ne le jette pas. Il fait partie de nous et de notre vie à jamais, il reste présent dans notre mémoire et nous permet l’ouverture d’autres livres.
À chaque nouveau livre, je tourne les pages, je profite de chaque instant. Et lorsque la fin d’une histoire approche, j’essaye de dire au revoir avant de refermer le livre. Parfois les larmes sont présentes, mais elles sont désormais plus libératrices que subies. C’est un simple au revoir.
Un au revoir, et merci pour cette histoire !
Bonne continuation dans l'écriture :-)
Merci pour ce joli texte ; des pages qui se tournent, ce sont des choses qui se terminent et de nouvelles qui commencent.
Un bel hommage à PA en tout cas !