Transglaciale

Par Slyth

Transglaciale

 

Elle marche dans ces rues pavées remplies de souvenirs. Et elle exulte. Septante ans... voilà plus de septante ans qu'elle n'est pas revenue ici ! La ville de son enfance. C'est un tel bonheur de la retrouver !

Bien des choses ont changé, évidemment. Mais il reste malgré tout certaines traces de ce passé si cher à son cœur. Les noms des rues, certains commerces qui ont survécu au passage du temps... parfois, elle croit même reconnaître certains visages. C'est pourtant impossible, ceux qu'elle a pu croiser à l'époque sont sans doute tous déjà morts ou vivent ailleurs.

La vieille femme ne s'apitoie pas trop longtemps sur ces tristes pensées. Elle prend tellement de plaisir à regarder autour d'elle, à essayer d'emmagasiner le plus d'images possible.

 

Puis, soudain, le temps semble s'arrêter. Un son cristallin se fait entendre. Un son synonyme de jours ensoleillés, d'odeurs enivrantes et d'une sensation de fraîcheur bienvenue. La camionnette immaculée du glacier !

Aussitôt, la visiteuse s'arrête et tourne la tête en tous sens pour dénicher le véhicule. Mais, où que se porte son regard, nulle trace de ce trésor glacé. Pourtant, elle n'est pas sourde, elle est certaine d'avoir bien entendu. Son esprit ne peut pas lui jouer des tours.

Tout à coup, les revoici. Les petites notes entêtantes retentissent et leur écho résonne entre les vieux murs de brique. En cet instant, plus rien d'autre ne compte que cette délicieuse mélodie. Les odeurs, les bruits, les gens... tout s'efface, se dilue au contact de ce son si puissant. Cette fois, l'octogénaire est parvenue à en identifier la provenance. La camionnette demeure tristement invisible, mais peu importe : elle sait où chercher maintenant. Les oreilles aux aguets, elle avance prudemment dans la direction retenue. Ses pas sont hésitants, son instinct plus aussi acéré qu'autrefois... est-ce que la folie la guette ?

Comme pour la contredire, les notes familières résonnent à nouveau. La nervosité fait place à un intense soulagement tandis que le regard de la visiteuse se fait plus perçant. Le doute n'est plus permis désormais : le son s'extirpe d'une ruelle étroite. Le véhicule doit certainement se trouver de l'autre côté.

Pas un instant elle ne se demande pourquoi personne ne passe à proximité de cet endroit ni ne semble même entendre l'appel impérieux. Seule lui importe l'idée de trouver sa source et de se délecter des saveurs de son enfance. Maintenant qu'elles savent où se rendre, ses jambes la portent plus vigoureusement et se dirigent d'un pas rapide vers l'entrée du passage. La vieille femme s'y engouffre avec empressement, laissant sans regret le monde derrière elle.

 

Le passage se révèle sombre et oppressant. Mais la mélodie magique se charge de chasser toute trace d'hésitation : à l'autre bout de ce couloir, sa récompense l'attend. C'est donc avec une détermination renouvelée qu'elle reprend sa route, impatiente d'arriver à destination. Ses pieds avalent la distance toujours plus vite. Son souffle se fait plus saccadé. Sa vision, affaiblie par l'âge, ne lui est plus d'aucune utilité ici.

Puis, soudain, la lumière. Aveuglante, presque agressive. Elle plisse les paupières, déroutée durant une poignée de secondes. Enfin, petit à petit, ses yeux s'acclimatent à leur nouvel environnement. La déception l'envahit lorsqu'elle se rend compte qu'aucun véhicule immaculé ne l'attend. Elle croyait... Elle n'a pourtant pas rêvé. C'est impossible !

Bientôt, l'incompréhension se change en colère. Une frustration enfantine, venue tout droit de son passé. Elle veut cette glace, bon sang ! Nul ne peut lui refuser ce droit.

Elle ne veut pas se laisser abattre et regarde frénétiquement en tous sens, dans l'espoir de découvrir le trésor qu'elle convoite. Son regard avide parcourt la petite place et se pose sur un étrange tas de ferraille. A première vue, ça ne ressemble à rien mais, en s'approchant, elle distingue des appendices ressemblant à des bras ainsi qu'une forme arrondie assimilable à une tête. Mais surtout, surtout, il y a cette vapeur givrée qui sort tout droit de l'étrange appareil. Une fumée à l'odeur alléchante et... sucrée.

Fascinée, la vieille femme pose sa main tremblante contre le métal glacé. Presqu'aussitôt, une série de sifflements et de grincements se font entendre, la faisant sursauter. Malgré sa légère frayeur, elle ne recule pas car elle sent - sans vraiment savoir comment - qu'elle peut avoir confiance. Après tout, rien de mal ne peut lui arriver ici.

 

La machine vibre tout entière, de plus en plus fort. Puis s'arrête d'un coup. Les secondes s'égrènent et, au moment où la vieille femme déçue s'apprête à faire demi-tour, un claquement retentit. Retenant une exclamation de surprise, elle remarque qu'une cuillère est apparue au bout de l'un des appendices mécaniques. Et pas n'importe laquelle ! Une cuillère à glace. Profonde et, surtout, garnie d'une ravissante boule couleur sable. Se pourrait-il... ?

Sa main droite se tend d'un coup, rapide comme un serpent, pour venir agripper l'objet de sa convoitise. Il n'est plus temps de raisonner. La bouche s'ouvre, impatiente de goûter au dessert sucré.

Un éclair. Un feu d'artifice. Une explosion de saveurs !

Un pur délice : du caramel beurre salé, son parfum préféré. Un goût familier qui fait ressurgir de joyeux souvenirs d'enfance et apporte un sentiment de réconfort et de sécurité.

Le robot semble avoir choisi ce parfum spécialement pour elle. À moins qu'il ne s'agisse que d'une simple coïncidence ?

Mais, une nouvelle fois, l'octogénaire n'a pas le temps de s'interroger. A peine a-t-elle rendu le couvert à son étonnant propriétaire que celui-ci disparaît dans son "estomac" avant de réapparaître, garni d'une nouvelle boule de glace. Un sourire vient étirer les lèvres de la femme : c'est une véritable bénédiction !

Alors qu'elle s'apprête à tendre à nouveau le bras, un sifflement se fait entendre. Un appendice plus large que les autres émerge de la machine, à la hauteur parfaite pour s'y asseoir. Si ce n'est pas une invitation...

 

A présent pleinement confiante, la vieille s'installe. C'est alors qu'elle voit le "bras" tenant la cuillère s'avancer gentiment vers elle. D'abord étonnée, elle ouvre la bouche et laisse avec stupéfaction le robot la nourrir. Quel luxe ma parole ! Et, à peine la sucrerie délicieusement salée glisse-t-elle au fond de sa gorge qu'une nouvelle cuillerée apparaît dans son champ de vision. Toujours le même parfum, mais comment s'en lasser ? C'est ce qu'il lui faut. Ni plus, ni moins. La machine sait ce dont elle a réellement besoin. Tout le reste est obsolète.

Les bouchées s'enchaînent, toujours avec le même plaisir. Un tel cadeau, ça ne se refuse pas après tout. Pourtant, la femme finit par se sentir rassasiée. Elle s'est régalée et, déjà, se sent triste de devoir partir. Pourtant, il sera toujours possible de revenir demain.

Alors qu'elle tente de se lever, elle s'aperçoit que ses jambes sont comme soudées à la "chaise". Ses sourcils se froncent, tandis qu'elle tente de comprendre. Profitant de sa surprise, un énième échantillon de caramel beurre salé entre dans sa bouche. Prise au dépourvu, elle tousse avant de recracher la mélasse brune. Déjà, un nouveau morceau arrive. Elle détourne la tête et reçoit un baiser froid et collant sur la joue. On dirait que la machine est bloquée sur le même mode. Mais pourquoi n'arrive-t-elle pas à se lever, bon sang ?

Les sifflements et les grincements reprennent soudain. De multiples petits "bras" surgissent du corps du robot et viennent agripper la tête de la vieille avant de la tourner brusquement en direction de la cuillère pleine. La victime tente de se débattre, mais la machine possède une force surhumaine et ne cède pas d'un pouce. La glace s'avance d'un coup et perce la barrière des lèvres pour déverser son contenu au fond de la gorge. Puis elle fait marche arrière pour aller se remplir.

 

L'inquiétude fait place à la peur. La femme comprend qu'elle vient d'entrer dans un ballet infernal. Et son issue est incertaine. Elle veut se défendre, serre les dents. Mais des appendices aux extrémités recourbées apparaissent aussitôt pour lui ouvrir la bouche de force.

Et la danse reprend. Les cuillères se succèdent, les unes pleines, les autres vides. Le sel contenu dans la glace n'a plus le même goût agréable. Il est devenu irritant. Et le sucre finit par être écœurant à son tour. A présent, l'instinct de survie de la victime s'est réveillé. Elle s'affole et tente par tous les moyens de respirer. Le rythme est beaucoup trop rapide. Plus le temps de déglutir. Elle sent tout son corps se remplir de cette substance froide désormais honnie. Le doux rêve s'est brutalement transformé en effroyable cauchemar. Par réflexe, son corps émet des soubresauts, dans l'espoir de se libérer de l'emprise infernale. Mais rien n'y fait. La glace continue d'entrer. Elle s'engouffre dans le moindre interstice de son organisme. L'air n'a plus. De place. Pour passer.

Oxygène. Il lui faut. Absolument. De l'oxygène.

 

 

Sur la petite place ensoleillée, se tient une étrange machine. Appuyé contre elle, comme blotti dans ses bras mécaniques, le corps d'une vieille dame. Enfin repu.

Quelques notes sifflent une mélodie entêtante.

 

 

 

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SalynaCushing-P
Posté le 10/09/2019
Joli texte, émouvant et tristounet sur la vieillesse et les souvenir. Le style est fluide et très descriptif, on se plonge sans souci dans l'univers de la vieille dame.
Slyth
Posté le 13/09/2019
Coucou Salyna (je me permets d'abréger) ! ^_^
Un grand merci pour ton très gentil retour sur ce texte, cela me fait plaisir de savoir que tu as pu te plonger facilement dans l'histoire !
Merci pour ta lecture et pour avoir pris le temps de laisser une trace de ton passage !
Fannie
Posté le 07/05/2018
Coucou Slyth,
C’est décidé, je ne m’approcherai jamais d’un automate à glace ! ;-)
Les voies de l’inspiration sont mystérieuses : tu tombes sur un article insolite… et cette étonnante nouvelle naît sous ta plume. Toute production, aussi courte soit-elle, est une victoire sur le blocage scriptural ; surtout quand elle est aussi réussie.<br /> Cette pauvre vieille dame était toute contente de retrouver la ville de son enfance et voilà ce qui lui arrive. On dirait qu’elle est punie pour sa gourmandise et son obstination. C’est terrible ; elle ne méritait pas ça.<br /> En tout cas, le déroulement des événements, des ambiances et des émotions est bien mené.
Coquilles et remarques :
a essayer d'emmagasiner le plus d'images possibles [à essayer / possible (ça veut dire le plus d’images qu’il est possible d’emmagasiner)]
lorsqu'elle réalise qu'aucun véhicule immaculé ne l'attend [je propose « se rend compte » à la place de « réalise »]
Nul ne peut lui refuser ce droit. / Elle refuse de se laisser abattre [Pour éviter la répétition, je propose « lui dénier ce droit ».]
elle distingue des appendices ressemblants à des bras [ressemblant ; ici, c’est un participe présent]
la vieille femme déçue s'apprête à faire demi tour [demi-tour]
Un feu d'artifices [feu d’artifice]
A moins qu'il ne s'agisse que d'une simple coïcidence ? [À moins / coïncidence]
Puis, elle fait marche arrière [la virgule après « Puis » est de trop]
Les sifflement et les grincement reprennent soudain [sifflements / grincements]
Et le sucre finit par être écoeurant à son tour [écœurant]
L’Académie française et Grevisse recommandent de mettre les accents sur les majuscules (de même que le tréma et la cédille) parce qu’ils ont pleine valeur orthographique : À première vue / À moins qu’il / À peine / À présent.
Slyth
Posté le 07/05/2018
Coucou ! ^^
Oui, on ne sait jamais ce qui peut nous inspirer finalement. J'ai pu constater que ça pouvait vraiment venir de petites choses. Et c'est tant mieux quelque part : un "rien" peut réveiller notre inspiration et, du coup, cela rappelle comme il peut être important d'être attentif à ce qui se passe autour de soi. Car, en fait, ça peut nous tomber dessus n'importe quand. 
Même si je peux renvoyer la responsabilité au titre de l'article qui m'a inspirée, c'est vrai que cette histoire est assez triste et injuste au final. La nostalgie n'est pas vraiment encouragée, de même que la dégustation de glaces ! ^^''
Je suis contente que cela t'ait plu malgré tout, merci pour ton commentaire ainsi que tes remarques toujours justifiées ! Je remarque que j'avais quand même laissé pas mal de petites coquilles. Et. pour ce qui est des "caractères spéciaux" (le À et le œ), ce ne sont pas des éléments qui sont corrigés automatiquement par mon traitement de texte hélas : il faudra que je sois attentive les prochaines fois !
Rimeko
Posté le 04/05/2018
Coucou Slythette !
Je sentais bien qu'il y avait une entourloupe quelque part, avec ce mystérieux bruit qu'elle seule semblait entendre, son enthousiasme quasi-hypnotique, cette ruelle sombre... mais je ne m'attendais pas vraiment à ça !
J'adore le processif basculement du rêve (même si, personnellement, je n'y croyais donc pas trop) au cauchemar, ce dernier étant glaçant (haha) à souhait.
Juste une petite remarque : "Elle marche dans ces rues pavées qu'elle connaît par cœur." Euh... Je veux bien qu'elle se souvienne de ces rues vu qu'elle y a vécu, mais ça m'étonnerait qu'elle les connaisse par coeur au vu du temps écoulé...
J'aime bien aussi le fait que le personnage principal soit une vieille dame, et non une gamine, c'est un choix original et du coup plus intéressant !
Quoi qu'il en soit, ta plume est toujours aussi agréable à lire, c'était un vrai plaisir de découvrir une nouvelle histoire de toi ! <3
 
Slyth
Posté le 04/05/2018
Coucou Riri, c'est toujours un plaisir de te retrouver fidèle au rendez-vous !
Je suis heureuse que tu aies pu percevoir ce basculement progressif que j'ai essayé de créer. Et merci pour ta remarque très pertinente, je me suis empressée de corriger ça ! 
Le personnage principal a été défini par le titre de l'article sur lequel je me suis basée, mais c'est vrai que c'est un changement agréable  ^^
Un grand merci à toi de toujours prendre le temps de venir me lire et de me faire partager tes impressions ! <3
Tac
Posté le 02/05/2018
Salutations !<br />
Cette nouvelle est proprement... glaçante ! Je n'ai plus aucune envie de manger de glace xD Au début je pensais que la rue sombre, la musique à la réalité incertaine, je croyais que c'était une métaphore de la mort... Oupsi, pas de métaphore, la mort est bien là, mais sans angles arrondis !<br />
Félicitations ! Et le titre est super (c'est ce qui m'a accrochée)
Slyth
Posté le 02/05/2018
Salut Tac ! ^^
 
Ah mince, désolée d'avoir coupé ton envie de glaces : j'espère que ce sera passé assez vite quand même ! xD
Oui effectivement, tous ces petits signes mènent au même final funeste. Concernant la ruelle, je dois avouer que ce n'est pas du tout fait exprès mais, avec le recul, c'est vrai que ça correspond bien. L'inconscient a fait sa part du boulot ah ah !
Merci beaucoup pour ta lecture et ton retour ! 
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