La Terre tremblait. C’était comme si elle les rejetait, et les arbres penchèrent dangereusement, délogeant des oiseaux terrifiés. Chacun s’était réfugié sous les racines de la forêt et attendait que la colère de la Terre se calme. Cela sembla durer une éternité, et Yethop priait de toutes ses forces pour que personne ne soit resté à la surface. Un cri se fit entendre et il se dirigea précipitamment vers la source. Un des siens semblait enseveli sous une motte de terre, et d’autres cris se firent entendre. Leur abri s’effondrait sur eux.
— Nous ne sommes pas en sûreté sous Terre, réalisa-t-il.
— Mais où aller ? La surface est trop instable, s’écria un autre.
Et puis, aussi vite que cela avait commencé, la Terre cessa. Ne restait comme vestige de sa colère, que la forêt retournée, souillée. Des fissures apparaissaient là où autrefois le sol était plat, des racines barraient les chemins autrefois bien délimités et Yethop posa une main tremblante à l’entrée du tunnel.
— Par Làmhw, que s’est-il passé ?...
— Le dieu de la Terre cherche-t-il à nous chasser ? fit une voix incertaine derrière lui.
— Qu’avons-nous fait pour mériter son courroux ? s’écria une femme aux battements de cœur anarchiques.
Un deuxième battement de cœur proche indiquait qu’elle serrait son enfant contre elle avec force. Le silence se fit dans le souterrain, comme si le moindre souffle pouvait à nouveau réveiller la Terre. Non, en vérité, le silence s’étendait à la forêt. La forêt entière résonna du pas hésitant de Yethop lorsqu’il émergea à l’air libre. L’humus et l’herbe étaient retournés, embaumant les lieux de leur odeur si caractéristique. Sur sa droite, il trouva facilement un tronc couché, et il adressa une prière mentale à Furgij, la protectrice de la forêt, pour qu’elle veille sur l’âme du vieux chêne. Beaucoup de nids avaient été enlisés, détruits. Il alla patiemment de l’un à l’autre, priant pour le salut de la tribu de la Terre, consolant parfois un enfant ou une mère effrayée. Une présence vint à lui : celle des trois anciens, voûtés sur leurs bâtons,
— Yethop, toi qui es sage et vaillant. Il nous faut savoir pourquoi la Terre est en colère. Va au temple souterrain interroger le Cœur du Monde.
L’homme accepta et se mit aussitôt en route. S’il était long et ardu de se rendre jusqu’au temple, il était désormais difficile de repérer son chemin au milieu de la forêt décharnée. Les animaux et les oiseaux se taisaient, faisant résonner le craquement des branches sous les pas du mage. Tous les membres de la tribu de la Terre avaient une grande connexion à leur élément, faisant d’eux de formidables magiciens capable de déplacer des montagnes. Ainsi n’avait-il aucun mal à écarter les branches et les racines qui s’écartaient sur son passage et là où n’importe qui d’autre aurait mis une semaine à atteindre l’entrée du temple, il ne mit que quelques heures.
Ce n’était pas la première fois qu’il venait. Chaque enfant de la tribu devait à ses dix printemps, venir présenter ses hommages au Cœur du Monde, seul. Ce rituel permettait aux plus jeunes de s’imprégner de la Terre et d’encourager leurs pouvoirs. Yethop n’oublierait jamais cette odeur de fleurs sucrées mélangée à celle du lierre et du bois humide. Pourtant l’écorce était si douce qu’on ne résistait pas à poser son front contre le tronc pour partager un peu d’énergie. Aujourd’hui encore, il sentit les flux et reflux de la sève magique qui parcourait l’arbre sacré, entrée du tunnel menant au temple souterrain. Mais cette fois, aucunes racines ne s’écartèrent au contact de sa magie, nul gouffre froid ne venait l’engloutir et il resta un long moment contre le saule sans comprendre. Ou plutôt en refusant de comprendre l’inévitable : l’arbre sacré lui refusait le passage jusqu’au Cœur du Monde. Et cela ne présageait rien de bon.
Il n’avait pas d’autre choix que de rentrer bredouille tandis qu’il se questionnait. Pourquoi n’était-il plus digne de parler au Cœur du Monde ? Mais si son cœur ressentit un instant tristesse et jalousie, il eut tôt fait de les écarter. Il n’avait pas à décider de son destin déjà tout tracé. Si le jour tomba à son retour de son périple, il ne le remarqua pas. La lumière de l’Arbre-Soleil n’atteignait pas la forêt profonde, repère des ombres et des illusions. Quelques animaux frôlaient les troncs épais, mais il ne s’en inquiéta pas. La tribu de la Terre était amie des animaux. Ils ne mangeaient rien qui soit d’origine animale et vivaient de l’agriculture dont ils faisaient parfois commerce avec la tribu du Feu.
Lorsqu’il fut de retour, il trouva la tribu en pleine effervescence. Hommes et femmes s’activaient à l’aide de leur magie pour redresser les arbres, écarter les racines et créer de nouveaux nids, comme si rien n’était arrivé. Les trois anciens étaient en plein conciliabule sur une souche d’arbre. La légende racontait que le premier membre de la tribu de la Terre avait perdu la vue en décapitant cet arbre, puni par Làmhw et Furgij. Depuis, chaque habitant de la forêt naissait aveugle. Ses pas annoncèrent sa venue et il se stoppa devant la souche.
— L’entrée du temple souterrain est restée fermée. Je ne peux me l’expliquer. Le Cœur du Monde semble me refuser l’accès.
Il y eut un long silence teinté de déception et d’incompréhension Pourtant, Yethop n’était pas le meilleur mage de la tribu. Mais il avait toujours été investi auprès des siens et personne n’aurait songé à cette tournure.
— Bien, dit l’un des anciens de sa voix éraillée par le temps. Nous devons en discuter. Merci d’avoir fait le chemin, Yethop.
Là-dessus, il s’éloigna pour revenir au cœur du village. Aucun battement de cœur ne manquait et il en était soulagé. Réfugiée au fin fond des bois, il était rare que la tribu subisse des pertes. Un événement tel que ce tremblement de terre était tragique et venait bouleverser leur quotidien si tranquille. L’ajout d’une nouvelle âme au sein de la forêt était aussi rare, les membres de la tribu de la Terre vieillissaient très lentement, en harmonie avec la nature.
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On envoya Ohymtep, son frère, à la rencontre du Cœur du Monde. Le passage lui fut également refusé et Yethop en fut soulagé. Il n’était pas le seul indigne du temple souterrain. Néanmoins, l’inquiétude continuait de transparaitre dans les coeurs. Cela faisait des centaines d’années que la tribu dialoguait avec le Cœur du Monde. Pourquoi ce privilège leur était soudainement arraché ? Il était occupé à repiquer des plants de laitue quand les trois anciens revinrent à lui.
— Le Conseil a décidé. Yethop, tu partiras avec Ohymtep interroger les autres dieux.
Partir. Ce mot résonna en lui et fit battre son cœur plus fort. Il lui fallait partir, mener la mission du Conseil à bien, et quitter la forêt protectrice. Même s’il était accompagné, cette idée le terrifiait et l’enchantait tout à la fois. Mais il ne verbalisa pas ses craintes et se mit en quête de son frère afin de l’informer de la décision des anciens. Ohymtep était lui occupé à enraciner des arbustes déterrés par la secousse. Ses battements de cœur étaient calmes et purs, et cela rasséréna Yethop.
— Mon frère, nous devons partir. Nous devons interroger les autres dieux sur la colère de Làhmw.
— Accepteront-ils de nous parler ?
— Je n’en sais rien… Mais peut-être que cela nous éclairera sur ce tremblement…
Ils se mirent en route aussitôt. Tous, avant de partir, leur remirent des fruits et des légumes et leur donnèrent chacun un solide bâton pour les guider et marcher sans fatigue. Comme pour leur souhaiter force et courage, la forêt semblait leur ouvrir le chemin, écartant les branches et les souches sans qu’ils n’aient à le demander. Ils savaient où aller.
Ils marchèrent ainsi plusieurs heures sans parler, économisant leurs souffles. Puis, entendant non loin l’écoulement d’un ruisseau, ils décidèrent de le traverser avant qu’un grognement leur parvienne. Ohymtep n’eut pas l’air de s’en inquiéter mais Yethop, plus vieux et prudent, tendit l’oreille. Il n’avait jamais entendu un grognement de la sorte. Car en vérité, il ne s’agissait pas d’un grognement animal mais plutôt d’un grondement, comme celui d’une cascade. Mais le bruit de l’eau toute proche ne collait pas.
— Mon frère, dit-il pour l’avertir. Entends-tu ce bruit étrange ?
Le silence se fit, comme si la chose avait compris qu’elle avait été repérée. Puis le grondement reprit, et la peur tordit subitement le ventre de l’homme. La chose s’approchait, et elle n’appartenait pas à la forêt.
— Cours ! hurla-t-il.
Il tourna les talons, abandonnant l’idée de se guider grâce à son bâton, et pria pour que la forêt le prenne en pitié. Ce n’était que grâce à sa magie qu’il évitait de peu les troncs d’arbres alors qu’il fuyait à vive allure. La tribu de la Terre n’était pas féru d’activités physiques et misait tout sur sa magie. Il ne savait pas s’il distançait la créature. Son corps entier était en feu et il fut bientôt obligé de s’arrêter, faisant de son mieux pour haleter en silence pour guetter les sons ambiants. Mais seul un vide infini lui parvint. Ne résonnait que ses propres battements de cœurs effrayés et solitaires.
— Ohymtep ?
Personne ne lui répondit. Le grondement avait disparu et il sut qu’il était désespérément seul.
J'ai adoré ce chapitre ! ♥
Le peuple de la terre est vraiment différent des deux autres et il apporte des enjeux bien plus grands à ton histoire.
Les deux personnages précédents étaient des jeunes qui partaient pour des quêtes plus personnelles, même si l'un des départs était souhaité et l'autre subi. Ici, le lecteur découvre une toute nouvelle dimension, c'est peut-être leur monde entier qui est en danger alors ?
Que de mystères, l'histoire se lance véritablement ici.
De plus cette tribu apporte une belle diversité à l'ensemble, avec un peuple vraiment différent et un personnage non "ado". C'est encore plus riche ainsi, je suis fan : )
La fin de ce chapitre est très réussie, j'ai été complètement prise par surprise, je ne m'attendais pas à ce rebond si brutal. C'était glaçant, bravo !
J'attends la suite avec impatience, j'espère que son écriture se passe bien : ) ♥♥
Je n'avais pas tant réfléchi à l'effet de surprise, haha, mais manifestement il marche bien.
Je coince pas mal sur le chapitre 4 qui présente le dernier personnage. Mais vous aurez la suite un jour, promis ! Merci pour le commentaire !
Je vais pas souvent poster de chapitres. ^^" Je les travaille doucement, pour pas forcer. Désolée pour ça. ><