Colère
Prudence sentit un filet de transpiration couler sur sa tempe. Elle l’essuya rageusement, trop accablée par la chaleur pour être patiente.
Le soleil l’écrasait, impitoyable.
Le brouhaha derrière elle était assourdissant. Il y avait de tout ici, selon l’heure : des chuchotements inquiets, des toux, des grognements de douleur, la télé pour s’empêcher de ruminer. Et l’éclat de rire d’un enfant, la joie d’un malade à qui on rend visite, si vite oubliés. Elle se détourna de la fenêtre de l’hôpital, évitant de regarder la silhouette à côté du lit, et sortit dans le couloir. Elle s’attendait à le voir bondé, à devoir éviter les soignants et les visiteurs mais tous étaient évanescents, presque translucides.
Étrange.
Était-elle en train de rêver ? Était-elle… déjà morte ?
À cette idée, sa colère s’enflamma. Pourquoi elle ? Pourquoi devait-elle être malade, fatiguée, émaciée alors que ses amies continuaient de rire, d’aimer, de faire des projets ?! Elle aussi avait besoin de vivre !
Elle serra les poings et, espérant évacuer une partie de sa frustration, frappa le mur. Il ne se passa rien. Sa main fut arrêtée par le béton mais elle ne ressentit pas le contact du papier peint, n’entendit pas le moindre bruit. D’ailleurs, depuis qu’elle était sortie de la chambre, elle ne ressentait ni le chaud, ni le carrelage sous ses pieds, ni le poids de ses vêtements, ni les odeurs de détergent si caractéristiques – seule une envie diffuse de rebrousser chemin. Elle eut envie de pleurer.
Était-elle un fantôme ? Hantait-elle désormais l’endroit où elle s’était éteinte ? Pour être sûre, elle retourna dans la chambre. La chaleur la prit à la gorge mais cette fois, elle en fut soulagée.
Elle respirait encore. La poitrine de la fille sur le lit – du futur cadavre, pensa-t-elle avec amertume – se soulevait difficilement mais régulièrement. La vue des objets autour du lit si impersonnel lui fit presque – presque ! – mal aux yeux.
Des fleurs violettes, mauves, lilas, ses teintes préférées, étaient posées sur la commode. La mère de son amie Fiona était fleuriste : elle savait que cette dernière avait aidé à la confection des bouquets. Une banderole imaginée par Tara, elle le voyait aux dessins de chats dans toutes les lettres, lui souhaitait un rétablissement rapide. La chaise qu’elle avait laissée vide pour quand on lui apporterait les leçons à la rentrée ; elle ne poserait jamais rien dessus. Toutes les cartes postales au mur. Tous ces pays que ses amies avaient visités pendant les vacances et qu’elle ne verrait jamais. Pourquoi n’avait-elle pas le droit d’aller bien ? Elle traversa la pièce sans un bruit et voulut les arracher du mur, d’avance soulagée de ne plus les avoir sous les yeux, mais ses traîtres de doigts glissèrent dessus sans les impacter.
Et son violon. Dont elle avait joué presque tous les jours depuis qu’elle était petite. Sauf depuis le début de l’été, depuis qu’elle était trop faible pour le soulever, même quand Alex lui avait demandé un morceau. Elle aurait voulu le briser mais n’en avait pas été capable. Peut-être sa mère le revendrait-elle ? Non, elle allait sans doute le garder.
Sa mère gardait tout un tas de trucs inutiles. Ses dessins d’enfant, ses cahiers de primaire, ses classeurs de collège. Au début, Prudence avait été ravie d’avoir une excuse pour ne pas faire ses devoirs. Juste le temps de guérir. Et puis elle n’avait pas guéri.
POURQUOI MOI ?
Elle ressortit, incapable de rester en place. Finalement, tout n’était pas qu’un bruit éthéré hors de la pièce étouffante. Elle entendait – non, ce n’était pas le bon terme – elle sentait – faute de mieux – plusieurs présences plus distinctes. Des voix qui pleuraient ou soupiraient. Un jeune garçon, une vieille f…
Quelque chose attira son regard. Quelque chose était là, au bout du couloir. Prudence frissonna, soudain irrationnellement inquiète. Elle plissa les yeux pour discerner la silhouette à travers l’encombrement du couloir.
C’était un cadavre. Grand, couvert de vers grouillants, un rictus ricanant sur son visage où pointaient à travers la peau en putréfaction un squelette pâle et des dents grisâtres ! Une horreur qui s’anima, pointant du doigt un endroit derrière elle !
Prudence poussa un cri et trébucha avant de partir en courant le plus loin possible de la chose. Elle avait toujours été effrayée par les vers et autres larves d’insectes, jusqu’à vomir un jour rien qu’en en voyant à la télé.
Elle passa deux portes, quatre, l’impression tenace que le cadavre était juste derrière elle, qu’il allait poser la main sur son épaule.
Quand elle s’arrêta brusquement et se retourna, il avait disparu. Elle était la seule à l’avoir vu. Qu’est-ce que c’était ?
La peur s’éloignant, Prudence se sentit bouillir.
D’abord la maladie, ensuite cette espèce d’état fantomatique, ces murmures qu’elle ne comprenait pas, et maintenant cette chose qui la hantait, qui se rajoutait aux cauchemars de l’hôpital, qui lui faisait aussi peur que… que la mort !
LAISSEZ-MOI VIVRE TRANQUILLE !
À nouveau attirée par son corps comme une balle au bout d’un élastique, elle revint vers sa chambre. Vers les cartes, vers les fleurs bientôt fanées, vers son instrument silencieux. Vers sa mère, prostrée à côté du lit et d’une demi tasse de café froid, qui pleurait encore.
Prudence ne supportait plus les pleurs. C’était elle qui mourait, pas sa mère, celle-ci ne pouvait-elle pas être plus forte ?! Alors pour couvrir les sanglots, elle se mit à hurler.
- Tais-toi ! Arrête ! T’as pas le droit ! Toi tu vas continuer à vivre, tu vas rentrer à la maison, tu vas revoir tout le monde. Moi pas ! MOI PAS ! J’en ai marre, j’en peux plus des médecins, des médicaments, des machines, des scanners ! JE VOUS DÉTESTE !
« C’est pas juste ! Pourquoi moi, hein ? Pourquoi j’ai pas le droit d’aller en Espagne avec Sophie ? Pourquoi je peux pas aller à l’anniversaire de Rayana ? Pourquoi j’ai ces tubes partout qui m’empêchent de faire l’amour avec Alex ? Je pourrai jamais me marier, je pourrai jamais aller vivre dans un autre pays, avoir mon propre appartement ! Pourquoi pas quelqu’un d’autre ?!
Elle hurla, encore et encore, contre tout et contre tout le monde. Plus elle hurlait, plus elle était en colère et plus elle se sentait lourde et vide.
Au bout d’un long, très long moment, quand elle ne trouva plus de cible contre laquelle se déchainer, quand cela faisait déjà presque deux heures que sa mère avait dû rentrer, elle se tut, la mort dans l’âme. Plus fatiguée que jamais.
Elle aurait pourtant dû se sentir mieux après avoir vidé son sac, non ? Mais cette chambre… cette chambre était malsaine, se dit-elle. Elle lutta contre le lien qui la rattachait à son corps et franchit – encore ! – la porte. Pourrait-elle rester dehors cette fois ?
Elle fit quelques pas, à l’affut de la chose. Derrière elle, dans une chambre blanche, aseptisée, déshumanisée comme celle où son corps mourant reposait, elle entendit à nouveau un soupir. Clair et franc, pas comme les paroles des vivants autour d’elle.
Elle entra.
- Ah ! Enfin vous m’entendez.
Une femme âgée, aux cheveux clairsemés blancs comme neige et aux yeux rieurs, était assise près de la fenêtre.
- Alors, comme ça marche ?
Prudence était tout à fait perdue. Son interlocutrice était joyeuse, presque sautillante.
- Comment… quoi ? interrogea la jeune femme en faisant un pas de plus dans la pièce.
- Eh bien, l’au-delà, tout ça, voyons. Ça fait des années que je suis prête, vous savez ! Depuis la mort de ma première compagne, d’ailleurs. J’ai aimé Guilhem, bien sûr, mais ça n’a jamais été pareil…
Son regard se perdit dans les souvenirs. L’au-delà ?
- Vous pensez que je suis là pour vous accompagner dans votre mort ?
Elle s’assit du bout des fesses sur le lit, prête à fuir à la vue du moindre asticot.
- Quoi, vous n’êtes pas la Faucheuse ? Pourtant vous lui ressemblez, j’en suis sûre !
« Mais qui êtes-vous, alors ?
- Prudence, je suis une patiente. Dans la chambre vers là-bas.
- Je vois. Moi c’est Léonie, mais mes petits-enfants m’appellent Tatie Léo. Ils viennent de moins en moins, souffla-t-elle.
Prudence la regarda sans savoir quoi répondre. Devait-elle d’ailleurs répondre quelque chose ?
- Enfin, ça veut dire qu’il est temps ! reprit Mamie Léo. Je ne voulais pas partir s’ils étaient encore là, vous savez ? Mais ils sont passés à autre chose. A mon âge, ça n’a rien d’étonnant après tout. Il n’y a plus qu’un seul mystère qui a de l’importance…
Elle se tourna vers Prudence et sourit, les rides autour de ses yeux se creusant comme des rivières.
- Merci, jeune fille. Une dernière conversation, c’est tout ce dont j’avais besoin.
« C’est bon, je crois que j’ai compris comment ça marche. J’aimerais être seule pour passer.
Intimidée, Prudence se leva pour partir.
- Bon voyage, dit-elle sur un ton un peu interrogatif.
- Oh oui, certainement.
Prudence ferma la porte. Elle sentit quelque chose, un souffle, un murmure, une odeur, et ce fut fini. Léonie était partie.
Prudence se sentait moins en colère sans trop savoir pourquoi. Elle avait aidé Léonie à mourir, ça n’aurait pas dû l’apaiser. Mais la vieille femme avait été si sereine, crier sa rage paraissait bien futile en comparaison.
Bien sûr, elle aurait voulu partir comme elle, vieille, ridée, avec des enfants, mais la vie n’était pas juste.
En revanche, elle aurait vraiment voulu partir plus tard.
Elle passa la soirée à parcourir les couloirs de l’hôpital, goutant presque la fraicheur de l’air et les odeurs du crépuscule. Elle entendait encore des murmures plus distincts mais n’était pas prête à les suivre.
Les fantômes avaient-ils besoin de dormir ? Elle décida que non et s’installa dans un des fauteuils de la cafétéria, un livre de la boutique de souvenirs sur les genoux.
Elle somnolait quand elle sentit une main froide se poser sur son épaule.
Marchandage
Prudence sursauta ; le livre tomba parterre avec un bruit mat.
L’inconnu qui se tenait à ses côtés était à peine plus âgée qu’elle. Ses cheveux, ses yeux… c’était un garçon mais il lui rappelait tellement Alex ! Mais celle-ci ne lui avait jamais parlé d’un frère et, de toute façon, qu’aurait fait son frère ici ? Pourtant, il était indéniable qu’ils se ressemblaient.
Le garçon sourit et Prudence sentit son cœur battre plus vite.
- C’est la première fois que je te vois ici, d’où tu viens ? demanda-t-il.
Même sa voix lui rappelait Alex !
- Troisième étage. C’est la première fois que je…
Elle s’interrompit, ne sachant comment continuer. Elle n’était même pas sûre de savoir ce qu’elle était. Et lui ? Peut-être était-il aussi dans le coma, mais comment poser la question ?
- Première fois que tu sors de ton corps, c’est ça ?
Elle hocha la tête. Il vint s’asseoir à côté d’elle et reprit la parole.
- Maladie ? Coma ? Oui, moi aussi.
Il n’avait pas l’air trop perturbé de parler de choses aussi personnelles. Peut-être était-il seul depuis longtemps ?
- Ça fait quelques semaines là. Je sors pas trop en journée, la nuit c’est plus calme.
- Tu es une espèce de… fantôme depuis des semaines ?!
Il rit devant son expression catastrophée.
- Oui, oh c’est pas si mal ! Bien sûr, je préfèrerais être vraiment vivant, lança-t-il en replaçant gracieusement une mèche derrière son oreille. Mais j’ai plus de responsabilités, j’ai plus mal… Je fais ce que je veux : il y a quelques jours, je suis parti une semaine en voyage, j’ai exploré le fond de l’océan !
Sans raison apparente, la température autour d’eux chuta de plusieurs degrés.
Exaltée une seconde auparavant, Prudence frissonna. Le garçon s’en aperçut : il se leva et lui tendit la main.
- Viens, je vais te montrer des trucs plus intéressants que la cafétéria.
La première chose qu’il lui apprit fut d’interagir avec les objets : moins ils lui étaient proches, plus c’était facile. Voilà pourquoi elle avait pu saisir le livre de la boutique mais n’aurait pas pu arracher les cartes du mur, réalisa-t-elle. Il lui montra comment respirer les bonnes odeurs de nourriture même si elle ne pouvait pas manger, comment changer les chaînes de la télé pour regarder ce qu’elle voulait, où trouver les patients avec des consoles de jeu à emprunter la nuit.
- Tu peux même dormir autant que tu veux ! Enfin, c’est plus de la méditation que du sommeil mais c’est sympa.
- C’est super d’avoir autant de temps ! Et tu peux communiquer avec ta famille aussi ? Leur laisser des indices, des…
Le visage du garçon se referma brusquement.
- Crois-moi, c’est pas une bonne idée. Ils vont espérer, vouloir te garder… Ça va juste leur rendre les choses plus difficiles si tu te réveilles pas. Il vaut mieux rester entre nous, Prudence.
- Il y en a d’autres que nous ? Ah, tu ne m’as pas dit comment tu t’appelais !
Il sourit à nouveau de toutes ses dents.
- Tu peux m’appeler Alex !
Prudence se figea. D’un coup, la ressemblance si flagrante avec la fille qu’elle connaissait était bizarre, sombre. Malsaine.
- Tu… Comment tu… bafouilla-t-elle, incapable de formuler ses questions.
- Je t’ai fait peur ? Désolé, répondit-il, contrit. Avec les années, j’ai simplement appris à changer et je… je pensais que cette apparence te rassurerait.
« Appelle-moi… appelle-moi comme tu veux, Tom, j’en sais rien.
A nouveau cette aura glaciale autour d’eux. D’où cela venait-il ? De lui ? D’elle ? Venait-il de parler d’être un fantôme depuis des années ?
- Mais ton prénom, insista-t-elle, c’est quoi ?
Il se détourna et rit, toute gêne oubliée.
- Peu importe, de toute façon on n’est pas nombreux ici, tu me confondras avec personne !
« Viens, j’ai autre chose de génial à te montrer.
Et il fila en direction des escaliers.
« Tom » l’entraîna tout en haut du bâtiment, sous le ciel nuageux.
- Je te préviens, annonça-t-il en ouvrant la dernière porte et en avançant vers le rebord en béton, tu risques d’être effrayée, surtout au début. Mais l’avantage d’être dans le coma, c’est qu’on peut presque pas faire pire !
Il lui fit signe de le rejoindre sur le rebord et lui prit la main pour la rassurer.
- Il n’y a aucun danger, promis. Mais c’est émotions garanties !
Et il sauta du toit.
Prudence poussa un cri bref et perçant. Il avait sauté, il allait s’écraser, il… Il atterrit sur ses pieds sans un bruit et lui fit coucou de la main, le sourire jusqu’aux oreilles. L’invita à l’imiter.
Un jour où elle avait plus mal que jamais, Prudence avait un instant caressé l’idée d’en finir en se jetant du toit. Elle avait toujours voulu faire du saut en parachute mais c’était si dangereux. Là, Tom lui offrait le saut sans les risques !
Elle se sentit trembler : de peur ou d’excitation ? Les deux étaient trop mêlées. Après plusieurs secondes à inspirer profondément pour s’armer de courage, elle se jeta dans le vide.
C’était extraordinaire, c’est exaltant, c’était… ! C’était…
Pas vraiment ce qu’elle avait imaginé. Elle vit le paysage défiler, le sol se rapprocher, ses pieds toucher le béton. Mais, comme les inspirations prises en haut du toit, c’est superficiel, creux.
Peut-être que c’était juste la première fois ? Peut-être que ça irait mieux après ?
Ça devait être ça, oui. Elle avait juste été prise par surprise.
Elle plaqua un sourire sur son visage et demanda à recommencer. Tom l’entraîna joyeusement à sa suite et, effectivement, les chutes suivantes furent meilleures : elle s’amusa à faire des saltos, sauter les pieds fermés pour s’imaginer en apesanteur, compter les lumières.
Quand ils arrêtèrent, elle s’imagina pleinement vivante, le souffle court et les cheveux emmêlés. Légèrement apaisée, elle demanda à Tom où il était allé pendant sa semaine en dehors de l’hôpital, comment c’était de découvrir le monde en étant immatériel.
- Oh, c’est génial ! Pas besoin de faire la queue devant les monuments, de se soucier de l’hôtel… Tu pourras aller à des endroits interdits comme l’intérieur des pyramides ou les archives des musées. C’est vraiment top, j’adore !
- On peut y aller ?
- Bien sûr !
Prudence avait décidé d’ignorer ce vent froid qui la traversait parfois. Qu’il aille au diable ! Elle voulait profiter de sa presque-vie avant de partir.
- Quand ? Demain ? Tout de suite ?!
Une succession d’émotions défila sur le visage de Tom, trop rapidement pour qu’elle les distingue avant qu’il tourne la tête.
- Tu es sûre ? Tu veux pas passer un peu plus de temps ici d’abord ?
- Si ça se trouve, il m’en reste plus beaucoup, du temps.
- Mmh. Et ta mère ? Et tes amies ? Elles vont peut-être revenir te voir.
Frustrée, Prudence mit un coup de pied dans un caillou. Celui-ci trembla mais ne roula pas.
- Je ne veux pas attendre, je veux partir.
- Je sais. Mais fais-moi confiance, il vaut mieux rester un peu.
- Combien, un jour ? Deux ?
- Deux ou trois, ça me parait bien.
- Ok…
Elle avait encore au moins trois jours. Enfin, plutôt dix. C’était certain.
- Le jour ne va pas tarder à se lever, dit-il en pointant l’est du menton.
Le temps passait étrangement ici, à la fois plus vite et plus lentement, comme dans un rêve.
- Je retourne dans ma chambre. À ce soir ?
- À ce soir, confirma-t-elle.
Oh, elle n’avait pas envie d’y retourner, pas après qu’il ait planté dans sa tête l’idée d’aller voir les pyramides d’Égypte et le fond des océans, ce qu’elle rêvait de faire depuis de nombreuses années ! Pourrait-elle partir seule ? Ne serait-ce pas trop dur d’être ignorée par absolument tout le monde, même si cela signifiait ne pas faire la queue aux toilettes ? Si elle avait besoin de réfléchir à la réponse, il valait effectivement mieux attendre quelques jours.
De retour dans sa chambre plus étouffante que jamais, elle s’aperçut que sa mère était revenue. Elle ne s’était pas changée depuis la veille. Elle pleurait abondamment sur le drap mais, cette fois, Prudence n’avait pas envie de hurler. Sa mère n’avait-elle pas encore épuisé son stock de larmes ? Elle eut envie de la serrer dans ses bras.
Ce n’était juste pour personne, ce n’était la faute de personne.
Elle eut l’impression qu’un filet de transpiration coulait sur sa tempe. Elle l’essuya lentement, trop accablée par la peine pour être vive.
Le bruit du chariot lui parvint à travers la porte. Bonne nouvelle ! Hier, Jonas, l’infirmier, avait dit à sa mère qu’il y aurait des biscuits. Déjà, elle pourrait peut-être en sentir l’odeur, ensuite sa mère en mangerait sans doute avec son café. Elle ne devait pas se laisser affamer.
Quand la porte s’ouvrit, sa mère s’essuya vivement les joues et saisit un mouchoir. Jonas, c’était lui à nouveau, fit semblant de ne rien remarquer : il savait qu’elle serait moins gênée.
- Bonjour ! lança-t-il en lui servant une tasse de café brûlant. Vous avez de la chance, demain on apporte des biscuits, vous mangerez plus facilement !
Comment ça demain ?! Non, c’était aujourd’hui normalement !
Mais sa mère qui pleurait, les paroles de l’infirmier… prise d’un horrible doute, elle appuya sur une touche du téléphone de sa mère, posé sur la table de chevet. L’écran s’alluma.
On était encore hier.
Comment était-ce possible ?
Était-elle coincée ? Condamnée à revivre le même jour ? Ou était-elle en train d’halluciner ?
Elle regarda sa mère boire la moitié de sa tasse puis la reposer dès que Jonas fut parti. Si elle avait vu juste, elle n’y toucherait plus. Elle sortit à son tour, parcourant le couloir l’oreille tendue. Ici : une télé allumée. La date affichée. On était bien « hier ».
Était-ce normal pour tous ceux qui étaient dans le coma ? Était-ce de sa faute parce qu’elle voulait avoir plus de temps avant de mourir ? Mais ce n’était pas ça qu’elle voulait !
C’est alors qu’elle l’aperçut à nouveau. Elle sentit ses jambes se raidir, elle allait s’enfuir quand elle s’en rendit compte. Il n’était pas comme hier. Les vers avaient disparu, le squelette n’était plus visible. Oh, il était toujours effrayant, avec sa peau étirée et ses orbites vides, mais ses mains étaient levées en signe de paix.
Il fit un pas vers elle et elle bondit en arrière. Où était Tom ? Pourrait-il lui expliquer ce que c’était ?
Il ne peut pas t’aider.
Elle… elle avait entendu sa voix dans sa tête. C’était impossible.
Ce n’est pas normal mais ce n’est pas de ta faute.
Pas plus impossible que d’être un fantôme, réalisa-t-elle avec ironie.
- Qui êtes-vous ?
Elle avait murmuré et il ne répondit pas, pourtant elle savait qu’il l’avait entendue. Il se contenta de lever un bras et de pointer à nouveau une chambre du doigt.
Elle distingua alors des pleurs, clairs au-dessus du bruit de fond et, en un battement de cils, elle était dans une autre chambre. Celle d’un enfant.
Un homme serrait la main d’un petit garçon ; celui-ci était branché à des machines, avait plusieurs membres dans le plâtre et une plaie fraîchement recousue au niveau du crâne. Le même enfant était prostré dans un coin de la chambre, le plus loin possible du lit, et poussait des sanglots à fendre l’âme que son père n’entendait pas.
Il était à côté de Prudence, immobile.
Lui non plus ne va pas se réveiller.
Lui non plus, hein ? Prudence avait compris mais ça n’en était pas plus facile.
- Je pourrais lui apprendre ce que j’ai appris, lui permettre de profiter de son temps !
Tu pourrais. Il s’amuserait bien, au début. Tu pourras aussi le protéger.
- De quoi ?
De qui.
- De qui parlez-vous ?
Tu l’as rencontré. Il te fait miroiter des merveilles mais c’est du vent. Et au fond de toi, tu le sais.
Elle se rebiqua. C’était faux. Il fallait que ce soit faux !
- Non ! Tom m’a montré de vraies choses !
Prudence, ne te mens pas à toi-même. Tu sais ce que tu as ressenti après ton premier saut du toit.
- Je… ça pourrait vouloir dire n’importe quoi.
En effet. Mais d’après toi, que signifie le fait qu’il n’ait parlé que d’endroits dont tu rêves et dont tu as des livres chez toi ? Qu’il ait choisi l’apparence et même le prénom d’une personne qui t’es chère ?
Prudence resta silencieuse.
Il t’a raconté ce que tu voulais entendre. Ça fait trop longtemps qu’il est là, alors il a oublié le monde, oublié son nom, oublié les choses qu’il a aimées. Il ne lui reste rien pour s’occuper que de parasiter les autres. Et si tu restes trop ici…
- Je ne veux pas mourir ! C’est trop tôt !
Tu n’es pas obligée. Tu peux rester là. Je veux simplement t’avertir, je l’ai vu trop de fois. Si tu tardes trop, si tu crois à ses histoires, tu finiras par t’ennuyer, tu finiras seule, tu oublieras ceux qui ont partagé ta vie. Tu seras coincée ici, comme lui est coincé, obligé de mentir et de tromper pour exister.
« Souhaiterais-tu ça à quelqu’un d’autre ?
Prudence ouvrit la bouche pour répondre la première chose qui lui passait par la tête mais il disparut. Elle entendit Tom l’appeler dans le couloir. Il allait sans doute lui montrer des jeux, lui faire visiter… l’occuper.
Mais elle ne répondit pas : elle devait réfléchir au calme. Elle ferma les yeux et les pleurs de l’enfant, les appels depuis le couloir s’assourdirent et disparurent.
Quand elle reprit contact avec la réalité, elle entendit le petit garçon, plus fort que jamais.
Oublierait-il son père, ses amis ? Lui aussi avait des cartes et des dessins, même des ballons autour de son lit. Il avait vécu encore moins de choses. Serait-il heureux dans ce demi-monde sans compagnie, sans jamais rien de nouveau, à refaire sans cesse les mêmes choses comme un hamster dans sa roue ?
Non. Et elle non plus.
Alors que le soleil se couchait déjà, elle s’approcha du petit garçon, s’assit à côté de lui et lui parla doucement. Elle le rassura, essuya ses larmes et l’accompagna jusqu’au bout. Jusqu’à ce qu’il soit parti.
Dépression
Il était passé de l’autre côté depuis quelques minutes seulement quand Tom entra en trombe dans la pièce, le visage déformé par la rage.
Pas que le visage d’ailleurs… Ses traits étaient flous, son corps décharné, la peau sèche et tendue à craquer sur ses os. Ses yeux étaient noirs et ses lèvres ensanglantées.
Il réapparut aussitôt et se plaça devant Prudence, comme pour la protéger. Lui aussi avait changé. Il était devenu plus humain, si vite que Prudence eut l’impression de voir ses cheveux pousser, sa peau passer du blanc de craie au beige puis au brun, sa tête se redresser.
En voyant Tom, elle se rendit qu’elle n’avait plus rien à part la perspective de devenir comme lui : aigri, seul, squelettique. Le deuil lui coupa les ailes, la cloua au sol.
Tom ricana.
- Exactement, t’as plus rien. Ton existence va partir en fumée. Bientôt tu seras un cadavre rongé par les vers sous une pierre tombale !
Prudence gémit. Elle aurait voulu fuir mais impossible de bouger.
- Ou alors tu peux refuser de passer, siffla-t-il sournoisement, choisir de te nourrir de ta colère et de celle des autres et vivre éternellement à mes côtés ! Qu’en penses-tu ?
Ça suffit !
Sa voix grondait comme le tonnerre.
Elle a renoncé à la colère, elle a renoncé à cette fausse vie que tu lui offres ! Elle est plus forte que toi.
- Oh vraiment ? Regarde-la ! C’est une petite chose fragile, une parodie de courage.
Si c’était le cas, elle n’aurait pas aidé deux personnes à passer. Pour chaque victime arrachée à tes griffes, elle a osé affronter la réalité, elle s’est libérée de toi.
- Elle s’est libérée de rien du tout ! Sa mère a signé ! Le dernier jour de l’été, aussi longtemps qu’il le faudra !
C’était donc lui qui la forçait à revivre le même jour ? A revoir sa mère pleurer ? A rester dans cet hôpital qu’elle détestait ?
Quant à ce qu’il racontait sur sa mère… Impossible ! Impossible, pas vrai ?
Sa mère a fait un souhait désespéré et tu l’as tordu pour ton bénéfice. Mais ça n’a pas marché, tu le vois bien !
- Bah, elle est restée parce qu’elle le voulait bien, parce qu’elle avait la trouille. Hein, Prudence ? Si tu veux qu’on te laisse tranquille, t’as qu’à partir, on te retient pas !
Elle n’eut pas besoin de sentir le vent glacé pour savoir qu’il mentait. Elle aurait voulu le lever, en effet, pour lui dire de se taire ! mais n’en avait pas la force. Elle pouvait juste pleurer.
Il – ses traits étaient maintenant rassurants, comme un mélange harmonieux de ceux de ses proches – tourna le dos à Tom comme s’il n’était personne et s’agenouilla auprès de Prudence.
Ne le laisse pas t’effrayer davantage. Ta mère n’a rien fait de mal. Elle a souhaité, comme beaucoup de parents, que tu ne partes pas tout de suite, que tu puisses profiter de la vie encore un peu… Mais les êtres comme lui tirent parti de ce qu’il prend pour une faiblesse et il t’a enfermée avec lui. Elle était guidée par sa tristesse, elle voulait simplement t’épargner…
Prudence imagina ce démon se pencher sur l’épaule de sa mère et prétendre pouvoir éviter la mort à sa fille ! Non, elle n’y était pour rien, elle avait souhaité qu’elle vive, pas qu’elle soit condamnée à cette demi-vie. Elle ne se laisserait pas piéger !
Je suis désolé que tu aies dû traverser tout ça toute seule. Je peux ôter le poids de tes épaules mais tu devras avancer de toi-même après.
Elle hocha simplement la tête et il posa la main sur sa joue. Aussitôt, la gangue qui la paralysait reflua, emportant avec elle le brouillard de peur et d’impotence. Il n’y avait qu’une seule issue, qu’un seul moyen de trouver la paix.
- NON, vociféra Tom. Pas encore un, pas elle ! C’est pas juste, ELLE EST A MOI !
Prudence ferma les yeux.
Était-elle prête ? Non, mais le serait-elle un jour ? En tout cas, en restant ici, elle s’éloignait du repos de minute en minute.
Elle ne pouvait pas rester dans les couloirs de l’hôpital à hanter les autres patients condamnés ou en voie de guérison ; sa tristesse était son fardeau, pas le leur.
Ceux qui guériraient ? Elle les enviait ! Certains iraient peut-être voir les pyramides, qui sait ? Elle leur souhaita un bon voyage.
Et soudain, elle eut la certitude que son rêve ne mourrait pas avec elle. Que ce soit sa famille ou ses amies, elle ne serait pas oubliée. Elle serait avec eux dans leur quotidien, dans leurs voyages, dans les grandes étapes de leur vie.
Et peut-être y avait-il des pyramides dans l’au-delà ?
Quand elle rouvrit les yeux, Tom avait disparu. Lui, le Faucheur, l’attendait en souriant, mélancolique.
- J’arrive, lui promit-elle en quittant la pièce.
Même si elle ne l’entendait pas, elle devait dire adieu à sa mère, lui…
Quand elle entra dans la chambre, le soleil illuminait timidement la scène depuis un ciel bleu et clair. Il faisait frais ! Il y avait une nouvelle peluche en plus au pied du lit : Alex était venue lui rendre visite. Et sa mère… Elle n’était pas seule. Son père était revenu. Elle n’était pas seule !
Prudence sut que c’était le moment, que partir plus tard ne rendrait que les choses plus difficiles. Les yeux fixés sur ses proches, sur ceux qu’elle aimait, elle passa de l’autre côté.
Dehors, les feuilles se paraient d’orange et d’or.
Ta nouvelle est touchante, avec sa thématique du deuil et du passage vers l'au-delà. Il s'y passe beaucoup de choses (changement de comportements, rencontres, etc.) en peu de temps. Je l'ai lue d'un coup, me laissant emporter par l'histoire.
Tu en es la moins satisfaite, tu dis. Tu as plein de bonnes idées, mais que peut-être ta nouvelle gagnerait en force en étant un brin plus concise.
Je m'explique:
Tu as envie d'aborder les différentes phases du deuil, ce que je comprends. Mais je pense que tu peux le faire de manière implicite, sans les nommer dans les titres. Car cela crée des attentes chez la lectrice, le lecteur (et peut-être aussi chez toi, autrice, car tu dois aborder cela sous le titre). Par ex, le marchandage, ce n'est pas directement évident sous le titre, mais on peut le ressentir au travers de l'entièreté de ton texte. Tu n'aurais pas besoin de toutes les noter, non plus. Mais les faire ressentir, ne fut-ce qu'en une phrase. Je crois que cela rendra ton texte encore plus fluide.
Côté durée: Je ne sais pas si tu as besoin de faire tenir cela en une journée. Peut-être que cela complexifie l'histoire un peu de trop, et que ce n'est pas nécessaire. Sa mère peut vouloir la retenir, et Prudence vouloir rester sans mourir, et cela peut durer quelques jours (même pas besoin de le noter, je crois). Mais ça ne change en rien la problématique que tu abordes, et qui est importante. Rester ou partir.
Sinon il y a plein de choses intéressantes dans ton récit:
On ressent bien la colère de Prudence, impressionnante au début. Tom rend mal à l'aise, on sent qu'il y a quelque chose de malsain à son propos, mais sans comprendre quoi tout de suite.
Etonnant la faucheuse qui change de visage. Qui lui fait peur au début, puis prend quasi visage humain. Ou, pour la personne âgée, qui ressemble à Prudence (peut-être parce qu'elle attend la mort avec joie, et qu'une jeune fille correspond à son état d'esprit?) C'est une bonne trouvaille - on a tellement l'habitude d'avoir "une image" de la mort dans les récits.
J'aime le fait qu'elle sert elle-même de passage pour les autres. C'est émouvant. Et je pense que tu peux mettre l'accent là-dessus. La fin aussi est joliment décrite.
Avec un peu de changement, ton texte aura beaucoup de force!
J'ai beaucoup aimé ta nouvelle et surtout la façon dont elle se déroule, en suivant les 5 étapes du deuil. D'habitude les gens passent à travers ces étapes en pensant à un proche disparu, là c'était intéressant de voir ce que ça donne sur la personne qui va bientôt mourir. Mais quitte à utiliser ces étapes-là, j'aurai trouvé ça cool que tu les mettes toutes en avant : déni, colère, marchandage, dépression, acceptation. Alors oui, on sent le déni et l'acceptation à la fin, mais peut-être que tu aurais dû les mettre façon sous-titres comme pour "colère" et "marchandage" ?
Enfin vraiment je chipote, sinon j'ai passé un très bon moment (malgré le thème hein)
J'ai bien apprécié ton histoire, elle est intrigante et prenante, elle se lit facilement. J'étais curieuse de savoir ce qui arrivait à Prudence.
Ce Tom je le sentais pas lool
J'avoue que j'aime bien ce genre de thème, un peu mystique.
Par contre je rejoins le commentaire précédent, je ne voyais pas trop le rapport avec le temps jusqu'à lire la partie "marchandage". Aussi, j'ai eu parfois du mal à distinguer qui parlait.
De plus, je me demandais qui était ce "Il" à la fin seulement j'ai compris qu'il était le faucheur. Mais pourquoi avait-il une si horrible apparence au départ ? Si son intention n’était pas mauvaise pourquoi lui faire peur ? Encore d'autres questions 😅, à savoir pourquoi elle a le droit à une discussion avec le faucheur mais pas la vielle dame et l'enfant. Pourquoi elle les aide à passer de l'autre côté et qu'elle bah n'a personne, est-ce dû au souhait de sa mère et cette âme perdue (Tom) ?
Je ne sais pas si ce sont des erreurs mais sur ces phrases, je me le suis demandée
Elle aurait voulu "le"lever. "se" ?
Elle se rendit ... Elle se rendit "compte" ? qu’elle n’avait plus rien à part
Plus rien à quoi ? à craindre ?
Voilà pour moi, j'espère ne pas t'avoir embêté..
Concernant l'apparence du faucheur, il a l'apparence qu'on lui donne : au début il fait peur car elle a peur de mourir, puis elle se rassure petit à petit. Elle doit aider la vieille femme et l'enfant à passer pour avoir moins peur, justement, le faucheur lui donne ici son rôle !
Tout d'abord, merci pour ce partage, j'ai bien apprécié lire ton histoire :)
Le personnage principal est cohérent, le scénario se tient, la lecture est fluide! Tu prends le temps de dépeindre les différents stades de réflexion de l'héroïne. Si tu me permets seulement d'exprimer quelques points qui m'ont paru étonnants, voici ce que je dirais : tout d'abord, quand je l'ai lu, pour moi, le thème de cette nouvelle est la mort/la maladie plutôt que le temps (même si la thématique du temps est présente, bien sûr, mais elle n'est pas principale). Ensuite, j'ai trouvé la fin "fermée" un peu étrange. Ce n'est que mon point de vue, cependant, il me semble que répondre dans un texte court à "qu'y a-t-il après la mort" est compliqué à amener. Généralement les gens laissent ouvert (par exemple le poème de Baudelaire "le rêve d'un curieux").
En espérant que ce retour te sera bénéfique, au plaisir de continuer à te lire!