Tu es partie trop tôt.
Je ne détiens pas la vérité. Ce n'est pas une vérité que j'énonce. Juste pour moi, dans ma tête, tu n'es pas restée assez longtemps ici-bas. L'univers si vaste et si vide est bruyant, et il est difficile de se concentrer. Mon univers. Et tel cet univers, mon esprit divague et s'étend dans toutes les directions et se dilate. Le temps file, le temps file à une vitesse démesurée.
Je ne suis qu'une créature quelconque, de petite taille, robuste certes, mais presque inaperçu, un invisible, un imperceptible, un imbécile petit personnage inintéressant. Je suis barbu, je suis un simple artisan, qui a eu du mal à trouver sa vocation. Je bats le fer, je façonne, je martèle. J'ai hésité mais c'est bien à la forge qu'est ma place. J'ai longtemps trop aimé mon travail, trop, si bien que je ne suis pas marié. Mais peut-être serait-il temps d'évoluer. Je suis un invisible, un imperceptible, un imbécile petit personnage inintéressant. Je suis un Nain.
Je me suis observé, je me suis scruté discrètement, je me suis analysé, je me suis épluché, j'ai pénétré dans mes pensées. Et j'ai mis le naturel de côté.
Tu es partie trop tôt.
Et, cette nuit, j'ai erré à la recherche d'une lumière bienveillante, d'un peu de réconfort. J'ai marché sans but et sans satisfaction.
Plusieurs fois par le passé, j'avais observé la lune, les lunes, parfois rousse, ou fine et claire et éloignée, ou bien ronde et brillante, ou encore voilée par des étoffes de soie, de la dentelle ou une brume cotonneuse, ou, enfin, bleue, comme la toile des pantalons étroits que tu as portés de temps en temps.
Si divins soient-ils, les cieux n'étaient pas assez ouverts pour que j'aperçoive l'astre lunaire, même si j'aurais pu l’imaginer, le concevoir, l'appréhender derrière ces épais nuages électriques. Je ne l'ai pas fait, je n'ai pas fantasmé.
Le vent était tenace, ce n'était pas encore ces souffles réguliers, ces courants généreux, ces respirations tièdes, qui règnent sur les plus belles plaines, les majestueux plateaux et les océans. Je n'avais pas froid mais je n'étais pas vaillant, j'étais tout mou, amorphe. Quand soudain, au dessus de la rambarde d'un balcon, par dessus ces rues toujours en travaux, près de la gare, j'aperçus deux petites étoiles qui me regardèrent, me transpercèrent et disparurent aussitôt. Assez d'énergie, si éphémère soit-elle, pour me redresser et me soulever.
Tout était sombre et désert, la lune était cachée, le soleil pas encore perché là-haut, l'aurore, ses lueurs brillantes, absentes, l'air rare, tout était morne comme un mois de janvier et deux petites étoiles vives, espiègles, et inattendues, le temps d'un battement de cil, d'un regard, un simple regard, peut – être un sourire, ont chassé ma fatigue, m'ont sorti de ma torpeur. Je me suis endurci, prêt à affronter la fin de l'hiver.
Tu es partie trop tôt.
Je ne t'ai pas raconté le rêve. Un rossignol chantait, sans s'occuper du reste, juste pour la beauté du geste, et personne ne le conteste, ce fut une belle élégie, sublime, mineure, sans larme pour autant, mais qui parlait à mon âme mélancolique. La chanson conseillait de laisser de côté les rousses, trop flamboyantes, trop extraverties pour se rapprocher des brunes si sages. Mais ce n'est qu'un rêve.
Je ne t'ai pas raconté le rêve. Le ciel était bleu et la plage si vide et l'horizon si flou. De fines branches et leurs fleurs de cerisier, un parterre de roses trémières, des roses qui ne semblaient pas avoir d'épine, des roses épanouies et mystérieuses. Sans épine ? Mais, comment alors prévenir les mains inattentionnées qui menacent de les cueillir, de couper leur tige, d'arracher leurs pétales. Une tigresse pointa le bout de son nez. Je n'ai pas eu peur, moi qui respecte les fleurs. Je l'ai regardée droit dans les yeux et elle s'est approchée suffisamment pour se laisser caresser, sans animosité. Mais, ce n'est qu'un rêve.
Je ne t'ai pas raconté le rêve. Une feuille est tombée dans la rivière, une feuille en forme de langue, elle n'a pas coulé, elle est restée en surface. Je l'ai considérée, je l'ai contemplée, je l'ai dévisagée, mais inexorablement, je n'ai pu que constater qu'elle s'éloignait, qu'elle se détournait, qu'elle s'enfuyait. La rivière était courbée à cet endroit, deux magnifiques courbes, discrètes, qui auraient pu tenir au creux de chacune de mes mains. J'ai eu chaud, j'avais soif. Je me suis penché pour boire une gorgée ; c'était du miel, c'était épicé, j'ai savouré chaque goutte. Et j'ai tété toute la liqueur que contenait le lit de la rivière. Mais, ce n'est qu'un rêve.
Tu es partie trop tôt.
Moi, j'avais été trop occupé à semer les graines de l'anarchie et ne mettais plus mes quatre francs six sous dans un pot, pour que l’État ait du blé pour élever des volailles, pour que l’État puisse planter des centrales nucléaires, pour que l’État fasse des cadeaux aux riches, qui trichent, cachés dans leurs niches. On ne peut pas pour autant me reprocher de ne pas savoir à quel point le grain est utile. Le peuple a faim.
Ce monde n'est pas le meilleur possible. N'avais-je néanmoins pas trop ruminé sur des sujets incompréhensibles et insondables. Et si je limitais mes désirs à un bonheur relatif... j'ai décidé de cultiver mon jardin, sans pour autant renoncer à mes engagements, j'ai cultivé mon jardin à une échelle raisonnable.
J'aurais aimé que tu vois cela.
J'ai travaillé la terre patiemment, chaque portion, chaque morceau, chaque motte. J'ai planté avec mes doigts, mes mains, mon nez, j'ai planté avec tout outil que j'ai jugé nécessaire, j'ai planté ce qui deviendrait ma nourriture. Ce qui pourrait paraître inutile, voire ingrat, aux autres hommes, moi, j'en ai retiré un plaisir peu commun, une intense satisfaction, une euphorie extrême. Juste en touchant la terre.
Une terre qui avait l'air d'enfin vivre, d'enfin respirer, tout à fait à l'aise, un élément comparable au feu, une subtile essence de musique et de mouvement, une énergie inépuisable, cependant qu'elle participe de tout son être à la pure et immédiate violence de la félicité.
Tu es partie trop tôt.
Pile au moment où j'aurais été prêt à descendre dans une caverne.
Un de celles qui sont si rassurantes, l'air y est bon et doux, le temps agréable. Il y a cet écho si caractéristique. Les ah ! Les oh ! Les iih ! se répètent à l'infini. Pour peu qu'elle soit bien orientée, la caverne est toujours inondé par les rayons du soleil, qui s'étirent comme des dards élastiques.
Pile au moment où j'aurais arrêté de combattre l'Hydre de Lerne.
Je n'ai pas le talent d'Hercule, je n'ai pas le temps de tuer la bête avant que ses têtes repoussent. Jamais elle ne meure. Je saisis le monstre entre mes mains. Je secoue, mécaniquement. Je tranche. Elle grossit et ses yeux se gorgent de sang. Son corps se meut sans peine, il est léger et poreux. Je tranche. Son venin, un fluide blanc et visqueux, se répand au sol. Je tranche.
Pile au moment où je me suis senti oppressé, je vivais mal cette lutte solitaire, sans cesse recommencée. Ma passion était en berne.
Mais, comme tu n'es plus là, je me rends à l'évidence. Fréquemment, souvent, je continuerai.
Pile au moment où j'aurais été prêt à descendre dans une caverne, une caverne glorieuse, pas un obscur trou comme ceux barrés par les cerbères, le Diable et ses subalternes.
Comme tu n'es plus là, mes propos semblent si futiles, à ceux qui pourraient les lire, à ceux qui oseraient les entendre. Pile au moment où je voulais arrêter de déclarer des balivernes.
Tu es partie trop tôt.
Moi, je vis à la campagne. Je connais bien l'endroit. Perché sur mes sabots, armé d'une flûte dure et rigide, prélevée dans un roseau ou creusée et percée à partir d'une baguette de châtaignier, je parcours les environs, sans toutefois perturber les fleurs, les abeilles et les passereaux. Je suis discret. Personne n'éprouve de panique en devinant mon arrivée. La forêt est dense et les chemins nombreux pour la traverser. J'aurais pu te montrer un passage en particulier. D'autres ont pu t'en parler ou même essayer de t'y emmener. L'emprunter avec moi aurait été sans commune mesure.
Bien que ce sentier se trouve au mitan de l'hiver, la nature y est grise, il est fréquent qu'il soit arrosé par un timide rayon de février, un soleil lointain, mais hardi. Et dévoile une palette de nuances inavouable et nébuleuse, tantôt diaphane, tantôt mordorée. Il n'est pas facile d'accès, il est à l'abri des regards. Pour éviter les troncs morts mais encore durs, on se cambre, on s'étire, on se plie. On respire fort, profondément. Certains s'aident des branches sans sèves qui le bordent.
Beaucoup pense qu'il est trop compliqué, que c'est trop difficile, que le lendemain les courbatures rongent nos jambes, nos sièges, notre chair au plus profond, mais, ce n'est pas vrai ! Et si tu avais trouvé cela trop pénible, je t'aurais précisé que nous pouvions arrêter, revenir sur nos pas. Le but n'est pas de se faire mal, mais d'au contraire profiter de nos sens, de tous les récepteurs sensoriels que nous possédons et que stimule ce cadre si particulier.
Je t'aurai demandé si tout allait bien, tu n'aurais pas tourné la tête, tu m'aurais juste souffler de continuer. Tu marcherais devant et je devinerais ton visage. Dans une danse obscure, nous aurions effectué les derniers pas, toi courant pour t'allonger sur le dos dans une prairie fleurie, moi, ôtant mes bottes en caoutchouc, peut-être maculées.
Le printemps est souvent plus calme et plus classique, alors les gens préfèrent marcher le long des berges humides des ruisseaux, en évitant soigneusement la boue. Ah, les journées claires. On ramasse les glands, les pommes de pin, et pour décorer, on les dispose près des pêches achetées sur un petit marché.
Tu es partie trop tôt.
J'ai encore rêvé. J'ai encore rêvé.
J'ai rêvé d'une jeune femme qui jamais ne serait soumise, absente, passive. Une jeune femme sans peur, sans vertige, sans angoisse. Une jeune femme qui n'aurait pas à ressentir de douleur, une jeune femme consciente de son corps, et du monde qui l'entoure, une jeune femme lumineuse, sans que cette lumière ne provienne d'un incendie. Une jeune femme normale et équilibrée. Une femme avant tout, considérée, considérée comme telle, indépendamment d'ailleurs, qu'elle soit jeune ou pas.
Je ne supporte pas les hommes qui ont l'âge que j'ai désormais atteint, qui ressortent leurs chaussures de maquereaux, se coiffent les cheveux en arrière, enfilent sur leurs gros nez leurs larges lunettes de soleil, tout cela pour se faire mousser, pour essayer de séduire, pour se prouver je-ne-sais-quoi, qu'ils sont encore virils.
Parce que la société, encore et toujours, non seulement leur permet, mais encore, la société les incite. Parce qu'ils misent sur leur maîtrise et leur domination, et sur une prétendue inexpérience des jeunes femmes. Parce qu'ils les méprisent et les rabaissent. Parce que ne comptent que leurs détestables fantasmes à eux. Parce qu'ils se plaisent à donner du « Mademoiselle ! » par ci, du « Mademoiselle... » par là, comme si c'était une femme pas tout à fait finie, tant qu'elle n'est pas passée dans leur lit.
Moi, je n'ai pas de lit.
Je ne supporte pas ces hommes. Ils n'ont pas le trac. Le mauvais alcool les désinhibe suffisamment. Ils n'ont pas le trac, ils n'ont pas vraiment la trique non plus. Cela ne les arrête pas. Il faut aller vite, peu importe, pour un non ou pour un oui, ils croient toujours entendre un oui, il n'y a pas de mal à se faire du bien, il n'y a pas de mal à se faire du mal, ils croient que ça n'en sera que meilleur. La fin justifie leurs médiocres moyens, leur médiocre bâton, leurs médiocres fantasmes.
Moi, je n'ai pas fantasmé.
Il n'y a plus de mâles ; juste des machines.
Moi, je suis un homme.
Je ne suis pas Superman (d'ailleurs, Superman est mort). Je suis un homme. Des fois, j'ai envie, mais je ne peux pas, je suis fatigué, j'ai trop mangé, j'ai trop travaillé. Des fois, j'ai peur. J'ai peur de froisser, de blesser, d'être déplacé. Des fois, toujours, je me questionne, je prends mon temps, je pèse les indices. Et si je pénètre aucun sanctuaire, peut-être serai-je pénétré d'une douce satisfaction, au minimum, la douce satisfaction d'avoir bien agi.
Moi, je n'ai pas de couronne de laurier, d'auréole, d'ailes.
Si je crains d'être devenu ce qui m'insupporte, un de ces hommes dont je déplore l'existence, je me battrai pour rester fidèle à moi-même et à ma conception d'un monde meilleur, où toutes et tous les extraterrestres, les Vénusiennes comme les Martiens, et toutes les autres espèces seront sur le même pied d'égalité.
Tu es partie trop tôt.
Je sais parfaitement à qui je m'adresse, je sais parfaitement ce que je raconte. Je mesure, je dose mes propos. Je sais qui tu es, je sais ce que cela implique. Je sais parfaitement ce que je suis en train de faire, il n'y a pas la moindre ambiguïté. Rien n'est improvisé, tout est calculé. Je ne crois ni en la providence, ni dans la chance, ni au hasard. Tout cela j'aurais pu, j'aurais dû, certainement, te le dire de vive voix. Mais, voilà, tu es partie trop tôt, et dans une autre direction.
J'ai pris mon temps et je n'ai pas proposé d'aller boire un verre, je ne suis pas resté, je ne suis pas resté dans tes pas, sans que je puisse juger si cela eût été correct ou incorrect. Il y a bien des trains ensuite allant au même endroit. J'aurais pu, j'aurais dû, certainement, ne pas courir prendre mon train, un train bondé. Et, voilà, tu es partie trop tôt, et dans une autre direction.
Il faisait un temps splendide ? Ai-je trop réfléchi ? J'ai eu chaud, j'avais soif ; j'ai eu faim. Je suis resté dans mon coin. J'aurais pu, j'aurais dû, certainement, regardé le ciel. Or, voilà, tu es partie trop tôt, et dans une autre direction. Tu es rentrée chez toi.
En conclusion, tu es irréprochable. En conclusion, je rêve.''Il faut rêver longtemps pour agir avec grandeur et le rêve se cultive dans les ténèbres''
J'ai relevé une coquille : "La fin justifie leurs médiocre moyens" (médiocres au pluriel bien sûr).
j'ai corrigé le pluriel à médiocres. j'ai enlevé la classement humour et "-18ans"
Comme on peut s'en douter, ce texte est adressé à une personne en particulier (il y a plein d'indices pour qu'elle se reconnaisse, que bien entendu le lecteur ne peut déceler).
effectivement, il y a de nombreuses strates et certainement trop dissimulé, il y des parties avec un sous-texte ambigu.
je pense que j'avais mis ''humour'', au cas où le texte serait mal perçu, pouvoir me dissimuler derrière une humour feint.
Merci beaucoup en tout cas.