Un Air de Rébellion (nouvelle)

Notes de l’auteur : cette nouvelle comporte des scènes susceptibles de choquer. Nous avons tenté d’en repérer les principales thématiques sensibles ci-dessous. Attention : la liste suivante peut bien entendu divulguer certaines surprises contenues dans l'intrigue.

Thèmes sensibles : cadavres, éclairs et tonnerre (astraphobie), emprisonnement, esclavage (sexuel et non-sexuel), gore (descriptions de blessures), gros mots (insultes genrées), meurtre, mort (mentions), sang, sexe consenti (mentions), strangulation, torture (mentions), transphobie, viol (mentions), violences physiques.

L’Aire-de-Rien se frayait un chemin à travers les nuages. Ceux-ci s’écartèrent alors que se révélait, au-devant de l’aérostat, la chaîne du Torque… Un territoire sauvage et inhospitalier, berceau d’innombrables légendes : les tribus autochtones abritées dans ses cavernes affirmaient que sa longue crête hérissée n’était que la colonne vertébrale d’un gigantesque dragon, endormi là depuis des siècles. Ceux qui s’y aventuraient n’en revenaient jamais. De beaux contes, qui dissuadaient les enfants de s’égarer dans la montagne… ou les parias de s’y échapper, pour contourner les frontières des contrées limitrophes.

Accoudés au bastingage, le capitaine Patrocle et son second dominaient les reliefs affutés du paysage blanc et brun qui s’offrait à eux. La trace ombreuse des nuées venait d’être remplacée par celle, plus sombre encore, du terrible vaisseau… qui semblait désormais engloutir une colonne de fourmis dérisoires. En réalité, c’était un convoi de véhicules armurés qui progressait par à-coups sur les arpents rocailleux.

« Quelle ingéniosité, s’ébaudit Patrocle dont les bourrasques et les turbines s’évertuaient à couvrir la voix. Voyez, Monsieur de Malappris ! Ces généraux de Pluvède ont apposé des sortes de… crampons sur les roues de leurs chars d’assauts ! Ah, que ne puis-je discuter avec un de leurs ingénieurs… Des dentitions pour progresser sur la neige, c’est d’un mordant !

— Ces chenilles ne leur serviront plus à grand-chose, se récria le vice-commandant sur le même volume. L’heure tourne, et nous sommes à portée… Vous comptez bayer aux corneilles encore longtemps, capitaine Jacasse ? Ou on procède comme convenu ?

— Bien sûr, où avais-je la tête ? Commencez le bombardement… Mais de grâce, ne tirez pas à tout va sur les fuyards ! Cette poudre à canon coûte une fortune. »

Malappris s’en repartit aussitôt vers les coursives. Patrocle ne l’avait pas nommé second-maître pour sa conversation… Toutes les richesses de la terre n’auraient pas suffi pour faire sourire cette brute.

D’un soupir, Patrocle voulut se gratter le front. Comme souvent, ses doigts gantés polirent à la place l’énorme saphir broché sur son tricorne. Puis ses yeux s’abaissèrent vers les énormes voitures chenillées qui grossissaient de seconde en seconde, à mesure que se rapprochait d’elles le dirigeable… Celles-ci s’étaient arrêtées dans la neige boueuse. Des hommes armés commençaient déjà à en sortir. L’Aire-de-Rien s’était fait repérer… Ce prototype unique au monde comptait une vingtaine de mécaniciens permanents, auquel s’ajoutait le même nombre de combattants aériens. Avec ses deux cent cinquante mètres de longueur, l’avantage d’une attaque-surprise ne durait jamais bien longtemps. Il n’était donc plus question de rebrousser chemin.

Tout en maniant l’imposant gouvernail de l’engin, Patrocle surveilla l’évolution des hostilités. D’abord quelques tirs de fusils inutiles, pour tromper l’adversaire… Les artilleurs de la Huitième Division d’Infanterie Pluve eurent à peine le temps d’installer leurs pétoires dans la poudreuse, pour viser l’aéronef en représailles ; cependant, celui-ci pivotait déjà dans les airs. Derrière Patrocle, les canonniers chantaient déjà à tue-tête son hymne :

« Je prends vos vies, je prends vos gars, je me ris des frontières !

Dans votre usine et votre armée, j’ai gâché ma vingtaine.

Je fleurirai votre tombeau d’un bouquet de bruyères…

Et votre crâne ainsi scalpé sera votre patène ! »

Leurs titanesques mortiers, disposés sur la longueur de l’aéronef, martelèrent de leurs boulets le flanc du Torque. Dans un fracas ahurissant, l’armature métallique de l’énorme véhicule trembla… puis terre et neige, en contrebas, se mirent à tomber. L’avalanche dévala la pente, rattrapa en moins d’une minute la ligne de front où s’étaient rangés les chars.

Les soldats pluves paniquèrent, oublièrent la méduse menaçante qui flottait toujours au-dessus d’eux et cherchèrent des abris. Certains s’engouffrèrent dans leurs blindés, d’autres se recroquevillèrent dans une congère. Pendant ce temps, sur le pont de l’Aire-de-Rien, une corne de brume tonnait le signal du départ. Dix deltaplanes motorisés se propulsèrent dans l’atmosphère ; sur chacun d’eux était posté un pirate armé jusqu’aux dents. Ce fut un massacre dans les rangs des militaires engourdis par le froid, enfoncés dans la neige pierreuse et gluante jusqu’aux cuisses… Les parapentes renforcés surgissaient en rase-mottes, canardaient tout sur leur passage de leurs mitraillettes légères… Cependant, Patrocle n’y avait que rarement recours. Ses Poissons-Pilotes, ainsi qu’ils les avaient baptisés, demeuraient vulnérables durant leurs approches de haut-vol. D’où la nécessité de ce genre de diversions spectaculaires.

Le reste de la matinée s’écoula ainsi qu’il l’avait prévu : dans un déluge de fer et de fumée.

Des dizaines de corps à demi enfouis parsemaient le versant ; aux blancheurs naturelles s’étaient barbouillées les traînées rouges d’un impressionniste dément. Les planeurs, à terre, avaient atterri. Leurs occupants aidaient désormais l’Aire-de-Rien, stationnaire, à redescendre en tirant sur les cordages qu’on leur lançait, et calaient ces grappins au sol avec des sardines. Lorsque l’Aire-de-Rien s’immobilisa, les prisonniers étaient déjà rassemblés en cercle autour du point d’atterrissage. Patrocle, concentré, remonta l’allée de la teugue jusqu’à l’autre bout du dirigeable puis s’engagea sur le monte-charge.

Malappris l’y attendait, avec d’autres officiers. L’assaut s’était parfaitement déroulé ; pourtant les lèvres épaisses du second-maître esquissaient sous sa longue moustache recourbée le « merci pour rien, petite pute » que sa lâcheté et son intelligence se refusaient à prononcer… Patrocle s’en moquait. Il n’avait pas à se justifier face à ce chef d’équipage glorifié, qu’il n’avait promu que pour s’assurer la loyauté des Aiglefins. Ces anciens pillards montagnards et tatoués constituaient, encore aujourd’hui, l’essentiel de sa bande de pirates. Des barbares sans foi ni loi… Vingt ans après son intégration au sein de leur clan, Patrocle y demeurait un étranger, une bête curieuse. Il soupçonnait même Malappris de s’être laissé pousser cette luxuriante barbichette pour se moquer de son commandant, qui en aurait été bien incapable… Consolation médiocre.

« Excellent travail, le nargua Patrocle d’un clin d’œil. Allons féliciter l’escadron qui a risqué sa vie pour nous, Monsieur ! »

Son subordonné resta coi durant toute la descente de la navette. Sans doute s’imaginait-il pousser son capitaine par-dessus bord, pour attribuer la responsabilité de son décès à un malencontreux courant d’air… Mais un tel coup n’aurait en rien garanti son élection au poste de commandant. Malappris avait certes la loyauté des combattants, mais il n’était pas fichu d’enfoncer un clou ni de déchiffrer le moindre plan… Quant aux techniciens de bord, on les imaginait mal voter pour l’assassin de leur illustre professeur, du génial inventeur auquel ils devaient tout. Lorsque Patrocle avait réorganisé les Aiglefins en bande organisée, recruté des artisans en tous lieux pour mettre en place un équipage d’aviation, il n’avait rien laissé au hasard : diviser pour mieux régner, telle était la politique du capitaine Jacasse.

Tout en poussant le portillon, il posa pied à terre. Les officiers le suivirent. Devant lui se tenaient une vingtaine de moussaillons : quelques-uns de ses féroces Poissons-Pilotes, qui tenaient en joue six soldats de leurs fusils à canons sciés. Désarmés, à genoux dans la neige, les grognards grelottaient de peur et de froid les mains sur la tête. Malappris partait déjà, pistolet à la main, examiner les ruines du convoi : un des chars, laissé grand ouvert dans la panique des soldats, était resté debout. Patrocle, qui passait devant ces survivants, les salua d’un bras cordial :

« Je suis à vous dans quelques minutes, messieurs de Pluvède… Foi de Jacasse, nous allons repartir très vite ! Peut-être même avec certains d’entre vous. »

Ensuite il fit claquer ses doigts ; les malfrats réagirent illico à ce signal. Sans lâcher leurs armes, ils scandèrent le second couplet de l’hymne :

« Montrez vos mains, ne luttez pas, et restez en arrière !

Soyez polis, n’affichez point ces expressions hautaines…

Mes compagnons font peur à voir mais ils sont forts et fiers.

Tous vos puissants et vos rupins périront par centaines ! »

Les Pluves en uniforme vert-brun-gris ne leur rendirent qu’une expression anxieuse. À bien y regarder, ils n’avaient pas trente ans ; excepté ce vieil énergumène à galons dorés, dont la perruque noire pendouillait sous le képi… À en croire ces gravures qui circulaient dans les grands quotidiens, ce devait être le fameux maréchal Noy. Le seul de ces militaires à oser fixer le non moins célèbre capitaine Jacasse dans le blanc des yeux, avec haine. Patrocle s’en réjouissait ; avec sa redingote chamarrée, son couvre-chef serti, il ne ménageait pas ses efforts pour monopoliser les regards. Mais ces mondanités attendraient. Pour l’instant, il devait jauger le champ de bataille…

Cela ne lui prit que quelques minutes : les autres membres de l’équipage s’étaient déjà regroupés. Seules trois pertes étaient à déplorer de leur côté. Des couvertures avaient été déposées à la va-vite, mais Patrocle en savait assez sur ses matelots pour augurer de leur identité. Çà et là dépassaient du drap ensanglanté des éperons reconnaissables, une main tatouée ou même cette prothèse d’avant-bras, terminée par une herminette étincelante…

« Le marquis de Raye-Plancher, songea Patrocle qui imprimait ces noms dans sa mémoire. Le baron Gribouille. L’abbé de Faux-derche. Qu’ils reposent en paix ! »

Quelques blessés légers pansaient leurs plaies non loin, entre les cadavres des soldats pluves et deux complaintes. Le chirurgien de bord était descendu les recoudre, silencieux et efficace. Alors que Patrocle les félicitait un à un, Malappris revint pour faire son rapport d’une voix ahanante :

« Pas de renforts dans le char. Mais… des taulards, capitaine. Plein.

— Alors emmenons-les ici », décréta Patrocle tout en marchant vers ce sinistre véhicule.

Les soldats y avaient entassé leur cargaison comme du bétail. La réverbération du soleil sur les pentes immaculées, que ces prisonniers entrevoyaient tout juste, les effrayait davantage que n’importe quel pirate. Entre chaque cou, une longue double-corde aux nœuds coulants et complexes transformait cette ligne humaine en un sinistre mille-pattes ; quand bien même l’un des otages aurait tenté de s’échapper, ses voisins se seraient étranglés aussitôt. Un châtiment cruel, qui exploitait la bonté des êtres humains pour mieux les faire marcher à la baguette.

« Malappris, s’interloqua le capitaine Jacasse qui sortait un coutelas et une pince à métaux de son baudrier. Qu’attendiez-vous pour les détacher ?

— C’est qu’ils pourraient être dangereux…

— Ne me traitez pas comme une poule mouillée, s’agaça Patrocle avant d’appeler les nouveaux venus. Allez, sortez, vous autres, et cessez vos prières ! Ma générosité est autrement plus probable que celle de vos fichus dieux… »

Débarrassés de cette corde, ainsi que des autres chaînes qui les retenaient aux talons et poignets, les dix prisonniers de guerre claudiquèrent dans la gadoue. Ils semblaient soulagés de se dégourdir enfin, de respirer l’air pur… mais la charpie qu’ils découvraient dans la poudreuse refroidissait quelque peu leur enthousiasme. Ils étaient d’ethnies diverses, leurs habits râpeux et grisâtres… On aurait pu s’attendre à des guérilleros, tout juste capturés lors d’un raid ; pourtant, la fatigue de ces êtres maigres suggérait qu’ils croupissaient en prison depuis déjà un moment. Il y avait même là une dame aux longs cheveux noirs, au nez aquilin, que Patrocle s’étonnait beaucoup de voir ici ; la plupart des captives de l’armée pluve devenaient généralement femmes de réconfort… et leurs petits métis, des démineurs. Patrocle leva son chapeau clinquant vers la femme et la salua :

« Madame, en voilà une surprise ! Je suis le capitaine Jacasse, et…

— Sceau, articula-t-elle aussitôt tout en réarrangeant ses cheveux sur ses épaules. Dorothée Sceau. Ne vous inquiétez pas, tout le monde lit les journaux, ici… On sait très bien qui vous êtes. »

Malgré les rigueurs de cette détention prolongée, elle avait encore une silhouette élancée, une belle allure sous sa robe rêche. Ses traits creusés, ses pommettes trop saillantes la desservaient ; mais elle gardait dans le regard une énergie, une unicité. Passer trop de temps à ses côtés, c’était courir le risque de tomber sous son charme.

« Ah. Pardonnez-moi si je me montre cavalier ou intrusif, Madame, mais… comment vous êtes-vous retrouvée dans cette galère ?

 — Ça ? C’est juste un transfert. Le maréchal Noy nous emmenait vers la Diamisse, pour nous changer de prison… Enfin, officiellement. Je le soupçonne surtout de vouloir nous torturer.

— C’est interdit en Pluvède, remarqua Patrocle d’un ton inquisiteur. Eh oui, les pirates aussi lisent les journaux… La Loi du 2 brumaire 789 est bel et bien passée, si je ne m’abuse ?

— D’où le transfert, avoue Dorothée d’un hochement de tête appréciatif. Cette partie du Torque n’appartient à aucun pays… C’est donc une zone de non-droit. Noy comptait en profiter pour exiger un arrêt, et nous passer à la question. Enfin… Tant est qu’il ait vraiment des questions. Il s’était violemment opposé à l’abolition des “interrogatoires avancés”… Je crois surtout qu’il y a pris goût, au fil du temps. Mais pourrions-nous remettre cette discussion à plus tard, s’il-vous-plaît ? Il gèle à pierre fendre, et mes compagnons d’infortune ne sont pas si bien vêtus que vous. Je vous en prie… finissez ce que vous avez à faire. »

Malappris, qui n’avait pipé mot de tout l’entretien, jeta au capitaine son regard le plus suspicieux. Celui-ci le lui rendit de bon cœur. Cette étrange Pluve dissimulait la crainte et l’imploration pathétiques que ses voisins de cellule affichaient ouvertement. C’était l’attitude d’une dilettante qui jouait les dures et feignait la familiarité, pour ne pas se laisser dominer. Il y avait des trous béants, dans son histoire. Pourtant, à tout le moins, ses révélations sur Noy avaient le mérite d’expliquer la présence de sa division d’infanterie dans ce trou perdu, loin de tout renfort…  L’équipage de l’Aire-de-Rien, qui l’avait repérée par hasard un jour plus tôt lors d’un vol de reconnaissance, avait d’ailleurs craint un piège élaboré. Patrocle avait dû taper du poing sur la table pour convaincre ses timorés subordonnés de saisir cette opportunité.

Maintenant, il devait guider ces anciens prisonniers vers la nacelle. Malappris, nerveux, le rejoignit en tête de file pour lui chuchoter :

« J’aurais préféré trouver des munitions… Qu’est-ce qu’on va faire de ces gueux ?

— De quoi vous plaignez-vous, Monsieur ? Nous avons perdu trois hommes, il faut bien recruter des remplaçants…

— Trois, pas dix ! Sans compter ces six soldats, rouspéta Malappris. Vous ne comptez tout de même tous pas les embarquer, capitaine ?

— Ils ne tiendraient pas deux heures dans la montagne, si on les laissait là. Une fois qu’on sera arrivé au port de Zouste, tu trieras ceux qui veulent toujours s’engager, expliqua Patrocle qui s’impatientait à vue d’œil. Les autres, on les laissera en ville. Ils y trouveront du travail, ou un passeur pour rentrer chez eux.

— Mais le poids d’autant de gens sur le vaisseau… Tout cela va nous ralentir ! Et si l’armée nous rattrape ? Il y a des lance-obus déplaçables, près de la frontière. Il suffirait que l’un deux tire juste, et…

— C’est le prix à payer.

— Vous êtes trop charitable, capitaine. Ça vous perdra.

— Je ne fais pas cela par gaieté de cœur, explosa enfin Patrocle qui agrippait son subordonné par le col. Abruti ! La seule chose qui retient mes… nos hommes à bord, c’est la conviction qu’ils ne trouveront rien de mieux ailleurs. »

Patrocle faisait une tête et demie de moins que son second-maître ; pourtant, leurs yeux bruns et bleus s’étaient croisés longtemps, sans ciller… Malappris, malgré sa lippe hargneuse, avait encaissé l’humiliation sans mot dire. Satisfait de ce rappel à l’ordre, le capitaine Jacasse fit mine de le relâcher comme un vieux mouchoir… Mais il n’avait pas la force nécessaire pour l’envoyer valdinguer, et Malappris resta droit comme un piquet. L’ordure ! Ce vieux soudard persistait à ne voir qu’en lui un intrus qui avait usurpé sa place naturelle de chef au sein du clan des Aiglefins. Peu lui importait, au fond, les sommes tonitruantes que l’expertise technologique de Patrocle avait rapporté à sa famille étendue… C’était LUI qui avait motorisé leurs deltaplanes, LUI qui avait dessiné les plans de l’Aire-de-Rien, LUI, encore, qui avait fait de ces pillards barbares une bande de pirates digne de ce nom…

« Si j’abandonne ces hommes aux loups, les Poissons-Pilotes se diront qu’un jour, eux aussi se retrouveront dans une situation difficile… Et ils sauront qu’eux aussi, je les sacrifierai à la moindre anicroche pour un petit profit. C’est comme ça que débutent les mutineries, Malappris. Avec ce genre de doutes pernicieux… Ces gouttes croupies, qui érodent, moisissent et s’infiltrent par les fissures. »

Le second-maître s’apprêtait à répondre lorsque retentit le premier coup de tonnerre. Tout le monde sursauta. Perplexe, Patrocle leva le menton et découvrit de gros moutons sombres qui couvraient désormais la majeure partie du ciel… Malmort ! Depuis combien de temps se trouvaient-ils à terre ? La météo lui avait pourtant paru si clémente, à l’atterrissage… Un éclair, fatidique, le nargua aussitôt.

« Vous vous disputerez plus tard, les héla Dorothée à quelques mètres de là. Il y a un vent mauvais… La tramontane ! Ça ne va pas s’arranger, croyez-moi.

— Foutus orages pluves, pesta Malappris. C’est ton pays qui nous ramène le mauvais temps, vieille morue !

— Les rafales du nord, jacta-t-elle en retour. À moins que le soleil ait changé d’habitudes durant ma captivité, il me semble que ma patrie est toujours à l’est…

— Nous ne devrions pas traîner, concéda Patrocle d’un ton sec. Venez donc, Monsieur de Malappris ! Procédons au recrutement, et vite. »

Aussi, ils revinrent avec leurs nouveaux compagnons vers les gardes pirates, qui n’avaient pas bougé d’un iota. Ceux-ci s’étaient même remis à chanter… faux :

« Du pain rassis, du rhum fissa… Je suis pas né d’hier !

Dans ce métier, j’ai peu d’espoirs de passer la trentaine…

Mais vivre libre et dans les airs vaut bien quelques ornières !

Je prendrai soin de mon vaisseau de la poupe à l’antenne ! »

Quant à leurs anciens adversaires, ils attendaient leur sentence sans moufter. Après quelques applaudissements polis, Patrocle reprit ses airs les plus débonnaires et théâtraux pour les enjôler :

« Daignez m’excuser, mes braves, pour ces manières de cachalot ! C’est votre trésor de guerre, vos fournitures médicales et votre sainte-barbe qui m’ont attiré ici. Pas l’odeur de votre sang… Alors, détendez-vous : dès que j’aurai fini mes emplettes, vous pourrez prendre congé de moi. Et bien que je puise dans le coffre-fort de votre belle armée, j’ose espérer, messieurs les prolétaires, que l’expérience s’avère tout aussi… “enrichissante” pour vous. Voyez ! »

Tout en retirant son couvre-chef, Patrocle en désigna du doigt la pierre luisante, grosse comme son poing. Celle-ci en ornait le rebord au sein d’un chaton doré, à la manière d’une véritable tiare :

« Voyez-vous ceci ? Cette broche, c’est l’Œil-de-l’Eau. Le plus gros saphir du monde… Je l’ai… disons, emprunté lorsque j’ai bombardé le temple de Pont-l’Ost, il y a quelques années… Le premier voyage officiel de l’Aire-de-Rien, le premier casse aérien de l’Histoire… il fallait bien marquer le coup !

— C’est un faux », retentit la voix de Dorothée Sceau derrière lui.

Comme un animal écorché, Patrocle s’était retourné aussitôt. La dame avait dû lâcher ces mots sans réfléchir, car son visage perdit son masque d’assurance lorsqu’elle vit l’expression sur la figure du capitaine… ainsi que le pistolet de Malappris, dirigé vers sa tempe. Ce dernier n’attendait qu’un signal de son supérieur pour tirer. Rabrouer le capitaine Jacasse, c’était une chose… remettre en cause les accomplissements de son équipage, c’en était une autre. Patrocle, souriant comme un squale, railla Dorothée qui restait muette comme une carpe :

« Je vous en conjure, madame, finissez donc votre phrase ! Vous nous faites tous… “mourir” de curiosité.

— Eh bien, déglutit-elle. Je… supposais juste que… que le bijou actuellement conservé dans la crypte de Pont-l’Ost est un faux, voilà. Forcément, vu que vous avez volé l’original. »

La petite maligne !

« Vous avez l’esprit vivace, ricana Patrocle tout en faisant signe à Malappris de baisser sa pétoire. Oui, une cave sombre, que seuls quelques rares élus peuvent visiter une fois l’an, pour des raisons religieuses… Comme par hasard ! Les prêtres ont dû se sentir humiliés, lorsque je leur ai arraché leur petit trésor. La pierre qui repose désormais dans leurs souterrains n’est qu’une verroterie sans valeur. Il est dit que les impies qui osent souiller de leur regard l’Œil-de-l’Eau sont aveuglés par un courroux divin… Bien entendu, ce sont les prêtres des Quatre Dieux qui se chargent eux-mêmes d’énucléer les resquilleurs ! Comme c’est aimable à eux. »

Sans plus prêter attention à cette insolente, Patrocle en profita cette fois-ci pour s’adresser aux soldats agenouillés :

« Mais rassurez-vous, messieurs : désormais, n’importe quel mortel peut toucher cette magnifique pierre… avec les yeux, bien entendu. Car oui, vous ne rêvez pas : l’Aire-de-Rien embauche ! Vous vous êtes bien battus. Je sais reconnaître la valeur d’un homme vaillant, et vous paierai bien mieux que vos généraux à col blanc… Alors ne manquez pas cette opportunité ! Qui parmi vous rejoindra…

— Des violeurs, le coupa d’un air sec le maréchal Noy à qui personne n’avait rien demandé. Des voleurs, des assassins d’enfants ! Voilà ce qu’il vous propose de devenir, pauvres fous ! Ne… AÏE ! »

Un garde venait de lui asséner un coup de crosse sur le haut du crâne. En dépit du sang qui dégoulinait sur son front, le gorille grisonnant redressa la tête et ravala son râle de douleur pour scruter Patrocle avec force mépris. C’était un dur, il fallait bien le reconnaître. Intrigué par cette proie un peu plus coriace que les autres, le capitaine replaça le splendide tricorne à joyau sur ses cheveux en brosse et se dandina vers le maréchal bardé de médailles…

« J’oublie tous mes égards, s’amusa-t-il tout en l’applaudissant lentement. Nous recevons un invité de marque, aujourd’hui. Tallard Noy, le grand héros de la Guerre du Phosphore… ou le “Boucher de Carat”, à en croire ces indigènes diamisses qui ont eu le bonheur de vous rencontrer. J’ai beaucoup d’admiration pour votre efficacité, maréchal, alors, par pitié… tâchez de rester professionnel. Nous sommes en affaires.

— J’ai servi mon pays, lui postillonna Noy à la figure. J’ai mis mon bras au service de grandes causes… Ma conscience est tranquille. Peux-tu en dire autant, chien galeux ? Qui sers-tu, à part toi-même ? »

Surpris par cette intensité soudaine et suicidaire, Patrocle gambergea quelques secondes. Et lorsqu’il renvoya un regard neutre et entendu vers ses hommes cagoulés… aucun d’eux ne sembla réagir. Puisque ce haut-gradé en faisait une affaire personnelle, sans doute attendait-on du capitaine qu’il réglât le problème par ses propres moyens. Celui-ci ressentit un frisson familier le long de son échine. S’il demandait à un de ses hommes de le débarrasser de Noy, il passerait pour un faible auprès de l’équipage… Mais s’il s’en chargeait lui-même, il effraierait sans doute ces potentielles recrues qui le trahiraient à la première occasion.

Le seul moyen de gagner, c’était de ne pas jouer.

D’un soupir dédaigneux, Patrocle décida de jouer son dernier atout. De son col, il sortit un sifflet attaché à un cordon… puis le montra à la foule.

« Enfants de Pluvède, entonna-t-il avec ferveur. Une magnifique opportunité s’offre à l’un de vous : une place d’officier au sein de mon équipage… ainsi qu’une prime de dix mille roseilles. Prélevée sur mon compte personnel, de suite. Mais ce privilège, il va falloir le mériter. Celui d’entre vous qui portera le coup fatal à son précédent chef… sera le gagnant du concours ! TROIS.

— Quoi, éructa Noy. Vous vous ridiculisez, mon pauvre…

— DEUX.

— Nous sommes patriotes ! L’honneur est notre seule ambition.

— UN.

— Aucun de mes sergents n’oserait me… »

Nul n’entendit le son strident de l’appeau car un des soldats pluves, dans un hurlement bestial, s’était déjà rué sur son supérieur. Noy tenta aussitôt de se débattre ; mais deux autres candidats rampaient vers les deux lutteurs… Ce fut un chaos de corps entrechoqués, superposés : tiraillé entre ses trois agresseurs, le maréchal fut jeté, plaqué, piétiné… Cette confusion furibonde lui offrit quelques secondes de répit, alors que se cognaient ses anciens soldats pour s’arroger l’honneur du coup-de-grâce. Pourtant, un gagnant plus costaud que les deux autres se détacha vite du lot. De ses deux bras puissants, il cogna les crânes de ses compétiteurs l’un contre l’autre. Puis, tandis que ceux-ci dégringolaient sur le côté, il attrapa in extremis le pied du maréchal qui tentait de s’échapper… En se plaçant à califourchon sur lui, l’homme enfonça ses paluches autour des cervicales. Noy, dont la langue avait doublé de volume, tentait de le griffer ; néanmoins, ses forces l’abandonnaient peu à peu tandis qu’il se faisait étrangler. Deux atroces minutes plus tard, il s’échoua pour de bon dans la boue gelée. Ses yeux exorbités regardaient le ciel gris, ainsi que son meurtrier.

Le capitaine Jacasse et ses hommes avaient contemplé le spectacle, appréciateurs. Quant à Dorothée et aux autres otages, ils avaient détourné la tête en silence… sans bouger. Malappris tendit un mouchoir brodé au vainqueur, et lui tapota le crâne en guise d’adoubement. Ses hommes, d’un commun accord, abaissèrent alors leurs armes et entonnèrent ce refrain qu’on destinait aux bleus :

« Ma bonne amie, j’en suis gaga : c’est une meurtrière !

Libératrice ou pochetée ? Une chose est certaine…

Filouterie, piraterie, voilà ma conseillère !

C’est ma chérie, mon égérie, ma jolie puritaine ! »

Comme pour juger leur performance musicale, le tonnerre retentit une fois de plus. Des trombes d’eau métamorphosèrent aussitôt les chevelures pluves en vieux tas d’algues mouillées. Quant aux tricornes des pirates, leurs rebords prirent des allures de gouttières. Patrocle se retint de pousser un juron. S’il avait senti tomber les premières gouttes, il aurait pu ordonner à chacun de se mettre au sec…

« Ce n’est pas le moment de vous enrhumer, hurla Malappris avant de se retourner vers son capitaine. Rentrons, et vite !

— Certes », maugréa Patrocle qui ne goûtait guère cet ordre implicite qu’on lui donnait.

Heureusement, ils n’avaient pas fait atterrir l’Aire-de-Rien. Quelques allers-retours en nacelle suffiraient à embarquer tout le monde et déguerpir. Ni les soldats nouvellement enrôlés ni les otages récemment libérés ne se firent prier pour monter dans l’incroyable engin : ils avaient froid, ils étaient trempés… Certains, à en juger leur air appréhensif et leur façon de se cramponner au bastingage, souffraient du vertige… ou d’une quelconque crainte sacrée qui leur donnait l’impression de commettre un sacrilège, en s’envolant ainsi pour les cieux. À en croire la propagande de leur pays, l’Aire-de-Rien n’était qu’un mythe…

Dorothée, les bras croisés, attendit néanmoins la dernière navette pour s’élever aux côtés de Malappris et Patrocle. Alors qu’ils s’apprêtaient à quitter le plancher des vaches, elle osa demander :

« Et eux, alors ? »

Elle désignait du doigt les cadavres à moitié découverts… dont celui du maréchal Noy, étendu la gueule ouverte. La pluie avait déjà recouvert sa silhouette en croix d’une pellicule luisante. On avait bien sûr remonté les trois pirates perdus au combat, mais pas leurs adversaires. Comme Patrocle ne comprenait point cette remarque lapidaire, elle expliqua avec condescendance :

« Il ne faut jamais laisser de corps abandonné aux rats et aux corbeaux… Votre mère-grand ne vous a jamais appris ça ? Les pires malédictions poursuivent ceux qui manquent ainsi de respect aux morts…

— L’armée pluve leur donnera une sépulture décente, supposa Patrocle sans passion. Ils ont l’éternité devant eux, ils peuvent bien attendre quelques jours qu’on les retrouve !

— Mais cela nous porterait malheur, souffla Malappris à l’oreille du commandant. Prenons au moins le temps de recouvrir ces gars avec un peu de terre… Sinon, ces nouvelles recrues pourraient nous le reprocher !

— Vous oubliez votre place, l’avertit Patrocle. Nous perdrions du temps à nous exposer ainsi, il faut fuir. Le salut des vivants avant celui des morts… toujours. »

Le capitaine Jacasse exécrait toutes ces bondieuseries … autant d’obstacles dans sa course vers le progrès. Il n’avait jamais reçu d’instruction religieuse, sinon cette vague sentence, assénée dans sa prime jeunesse par des gens mieux nés, moins contrefaits que lui ; à savoir qu’il n’était qu’un monstre répugnant, indigne de toute considération. Et ce, sans la moindre explication logique de leur part. Puisque Dieu n’avait rien d’utile à lui offrir… Patrocle avait décrété qu’il n’en avait point besoin.

« Cet étron décoré et ses larbins resteront là, annonça-t-il à Dorothée. Ceux qui voyagent sur l’Aire-de-Rien doivent laisser leurs superstitions à terre… Un homme qui tutoie les cieux n’a que faire des dieux ! J’ai forcé la bande des Aiglefins à abandonner ses anciennes croyances pour s’élever avec moi, Madame… ainsi que tous ceux qui m’ont rejoint. Je ne ferai aucune exception pour vous.

— C’est de la folie, s’horrifia-t-elle. Le Torque… Cette montagne est une terre sacrée ! Un refuge pour les dieux ! Vous la souillez en laissant dériver ces gens dans les Limbes.

— Vous vous souciez de ces pauvres garçons, sourit Patrocle en haussant les épaules. Eh bien, dans ce cas, vous n’avez qu’à rester là, Madame… Priez pour le salut de leurs âmes ! »

Dorothée grimaça. Le capitaine fit signe à son second et ses hommes de le suivre vers la nacelle. Malgré les scrupules de Dorothée, son instinct de survie prit le dessus ; au dernier moment, elle s’élança vers le portillon pour rejoindre les derniers membres d’équipage. Alors que s’élevait la passerelle, elle jeta un dernier regard inquiet vers l’immobile maréchal… mais posa aussitôt des questions à son sauveur quant à leur destination. La galanterie obligeait Patrocle à garder patience, et répondre :

« Zouste, évidemment. Le Plein-Sud est une terre sans loi, notre petite utopie. Le repaire sacré de tous les bandits… et des parias. De là, vous trouverez bien un convoi pour rentrer chez vous.

— Cela ne m’avance guère ! Je vous suis bien reconnaissante de m’avoir libérée, mais… je n’ai nulle part où aller, après cela.

— Allons ! Les brillantes jeunes femmes de votre genre rebondissent toujours.

— Pas celles de mon genre.

— C’est-à-dire ?

— Heu… les cartographes, lança-t-elle au bout d’un moment. Tous les instituts géographiques ont été réquisitionnés à des fins militaires… J’ai eu l’imprudence de refuser de travailler pour l’armée. Comment croyez-vous que je me suis retrouvée dans les pattes de Noy ? »

Au travers des grincements des treuils et du clapotis ambiant, un silence inconfortable s’installa. La moue étranglée du maréchal, en contrebas, narguait Patrocle d’un sourire hideux : « je t’ai refilé la patate chaude », semblait-elle lui dire. « Tu crois vraiment ces salades ? »

Mais Dorothée persistait :

« J’aimerais travailler pour vous. Comme navigatrice.

— Il n’y a pas de place pour vous ici, Madame.

— Je saurai m’adapter, je vous le jure !

— Plus un centimètre carré, insista-t-il d’un ton catégorique. Mon engin peine déjà à supporter le poids de tous ces passagers… je ne puis me permettre de prendre un membre d’équipage supplémentaire. Vraiment désolé, Dorothée.

— Je suis sûre que nous pourrions parvenir à un arrangement », insista-t-elle en se collant à lui.

Elle avait profité de l’exiguïté du monte-charge pour se faufiler jusqu’à son nouveau maître. Cependant qu’elle tentait de caresser sa nuque, Patrocle l’attrapa par le poignet et lui jeta :

« Pas de femmes sur mon vaisseau. Et certainement pas de votre genre… Si vous voulez vous livrer à ce type de commerce, vous devrez attendre la fin de la traversée. Il y a sûrement à Zouste des bordels qui apprécierait vos talents.

— Vous vous méprenez à mon sujet. J’ai des informations que vous pourriez mettre à profit. Ma famille a…

— Pas de donzelles dans les corps-armés des Aiglefins, lui cria Patrocle à la figure en lui broyant le poignet. C’est la règle. »

Dorothée, effarouchée, avait eu un mouvement de recul ; mais c’était le second-maître que le capitaine fusillait du regard, tandis qu’il ordonnait :

« Vous me mettrez cette petite roulure à la cale tout le temps de la traversée, Monsieur. Veillez à l’y garder pieds et poings liés. Quant à mon chapeau… Rangez-le dans ma cabine tout de suite. Sous bonne garde.

— Vous la surestimez un peu, le nargua Malappris. Elle ne me paraît pas si dangereuse.

— Ce ne sont pas ses coups que je crains, lui jeta Patrocle au visage. C’est une petite voleuse, vous n’avez pas encore compris ? J’ai bien vu comment elle reluquait l’Œil-de-l’Eau, moi ! Un peu plus et elle me dérobait le saphir… Bon sang, ce que vous pouvez vous montrer naïf avec les femmes ! Ne vous ai-je donc rien appris ? »

Le visage de Malappris se brisa quelques secondes, plus vexé que Patrocle ne l’aurait présagé. Celui-ci s’en voulut : il était dangereux de provoquer ainsi un être aussi sanguin… Il s’apprêtait à bégayer une excuse ; mais son second-maître, sans doute pour cacher sa honte, accepta son couvre-chef et lui tourna les talons. Lorsqu’ils parvinrent enfin à destination, cent mètres au-dessus du sol, un canonnier joufflu entraîna Dorothée par la taille. Celle-ci se laissa ainsi faire par le comte de Dé-Pipé, plus mécontente qu’humiliée…

Pendant ce temps, des marins remontaient les derniers câbles sur les coursives. L’énorme ballon d’air chaud, qui obscurcissait désormais le ciel, les abritait des pluies torrentielles. Quant aux nouveaux pirates, ils avaient déjà été mis à contribution. Le chef d’équipage leur beuglait des ordres pour enrouler les cordages qui traînaient et ranger la cargaison durement acquise. Autour d’eux, des officiers chantonnaient pour donner du cœur à l’ouvrage :

« Et patati, et patatras ! À la petite cuillère

je vous ramasse et je vous mets ensemble en quarantaine.

Poncez, ou je vous aplatis comme une serpillière !

Votre sang bleu et vigoureux coulera en fontaine ! »

Cet après-midi-là, un Patrocle trempé et transi rentra dans la salle des machines. Celle-ci était toujours fermée à clef : seuls ses mécaniciens les plus fidèles y avaient accès. Dans ce temple sacré, il s’imaginait en prêtre païen. Devant lui, le moteur à phlogiston de l’Aire-de-Rien dégageait une chaleur torride. C’était un véritable soleil de chrome et d’acier. Réconforté par la vue des subtils engrenages qu’il avait lui-même forgé, Patrocle s’offrit quelques instants de répit. Il aimait en caresser les rouages, coller son oreille à la paroi de la chaudière en fonte pour écouter ses soupapes… Lorsqu’il fermait les yeux, il lui semblait même entendre la respiration d’un poisson ou d’un oiseau démesuré, les battements d’un cœur mécanique. L’Aire-de-Rien était le seul être auquel Patrocle pouvait faire confiance… Le seul enfant qu’il n’aurait jamais.

« Capitaine Jacasse, l’appela une voix timide qui le tira de sa rêverie. Vous êtes sûr d’aller bien ? »

Un peu embarrassé de s’être ainsi oublié dans cette étreinte, Patrocle s’épousseta et observa le mousse qui se tenait devant lui. C’était un adolescent chétif. Ses yeux en amande dégageaient cette vivacité perceptrice de ceux qui ont souffert trop de fois, et trop tôt. L’équipage l’avait ramassé par hasard, lors d’un raid. Quant à son nom de naissance, le capitaine l’avait oublié. Comme l’enfant était toujours collé à ses basques, désireux d’apprendre l’ingénierie, on l’avait rebaptisé… Désormais, on ne le connaissait plus que sous son titre : le prince de Glue. Patrocle, qui s’étonnait de le trouver si contrit aujourd’hui, le rassura :

« Ça va bien, mon petit… Et le moteur, dis-moi ?

— Assez instable… C’est cet orage. Je crois que tous ces éclairs dérèglent le magnétisme du foyer central. En plus, les courroies sont trempées. Si l’alimentation phlogistique des moteurs…

— L’Aire-de-Rien en a vu d’autres, l’interrompit le capitaine. On restera vigilants, voilà tout. Et le temps finira bien par se lever ! »

Le mousse hocha la tête, d’un air fatigué. Pas la moindre joie dans son regard, et pas la peine non plus d’en deviner la cause… L’abbé de Faux-Derche faisait partie des corps tout juste remontés ; or celui-ci avait été comme un père pour le prince… d’autant que son vrai géniteur l’avait jadis revendu sur un marché d’esclaves, pour payer un emprunt. Face à lui, Patrocle inclina la tête avec respect et lui concéda quelques mots :

« Notre bon abbé est mort pour une cause en laquelle il croyait. Nul ici n’oubliera son sacrifice, sois-en sûr… Cette attaque nous a permis d’emporter de nombreuses richesses… Avec ce butin, on tiendra plus d’un an sans attaquer quiconque. Sans risquer nos vies. Et on aura le temps de mieux préparer le prochain assaut, pour limiter autant que possible les prochaines pertes. Tu comprends ? »

Comme l’adolescent commençait à renifler, Patrocle n’eut d’autre choix que de le prendre dans ses bras. Il aurait dû lui demander de ravaler ses sanglots ; après tout, le capitaine Jacasse le formait pour assurer, plus tard, de hautes responsabilités au sein de l’équipage. Mais il ne pouvait se résoudre à le sermonner… Pas aujourd’hui, du moins. Glue s’apprêtait à bredouiller quelque chose lorsqu’un importun tambourina contre la porte blindée. Patrocle essuya la morve sur les épaulettes de sa redingote criarde puis, irrité, ouvrit l’œil-de-bœuf. De l’autre côté, le comte de Dé-Pipé déblatérait des excuses frénétiques. Ses joues rougissaient alors qu’il s’alarmait :

« Capitaine, la prisonnière ! Elle s’est échappée !

— Quoi ! Imbécile…

— Les cordes autour de son torse se sont relâchées d’un seul coup ! Il y avait… un genre de corset qui s’est détaché, je ne sais pas. J’ai bien tenté d’agripper ses cheveux, mais… »

Le pirate lui montra ce que Dorothée lui avait laissé, dans sa fuite : une longue perruque noire… Transi d’horreur, Patrocle ouvrit puis reverrouilla l’ouverture juste à temps pour laisser passer le prince. Dehors, l’orage était arrivé à son paroxysme : des éclairs zébraient le ciel de part en part. Alors qu’ils se laissaient guider en courant vers le pont-batterie, Glue tentait de l’avertir :

« Capitaine… La foudre…

— On verra ça plus tard, fulmina Patrocle entre deux coups de tonnerre assourdissants. Attrapons ce… enfin, cette mégère. Peu importe ce qu’elle est.

— Elle a un otage, s’inquiétait le comte. Le second-maître… »

Ils les trouvèrent sur le gaillard avant, le seul que ne recouvrait pas l'immense ballon. Dorothée, la taille affinée et les cheveux coupés ras, s’était perchée sur la hune d’un mât d’antenne… Malappris, au creux de son coude, baissait la tête. Celui-ci la dépassait de loin en taille et en force ; mais le pistolet volé qu’elle pointait vers sa tempe le dissuadait de gigoter.

À leurs pieds, l’équipage réuni murmurait des imprécations. Rassemblés en demi-cercle autour du mât, ces Poissons-Pilotes semblaient figés dans une sorte de vénération. À leurs pieds, le chapeau à saphir du capitaine reposait sur le sol. Personne n’avait osé le ramasser, peut-être par peur. Furieux, Patrocle serra les poings et cria en direction du perchoir :

« Descendez de là, Dorothée. Vous rabaissez votre personne par de telles extrémités… sans parler du quotient intellectuel ambiant. Comment comptez-vous rentrer chez vous, avec cette altitude ? Relâchez mon adjoint immédiatement, et nous consentirons peut-être à ne pas vous jeter par-dessus bord.

— Ne perdez pas votre temps, lui cria Malappris. J’ai essayé de la raisonner, capitaine, mais… Elle est complètement cinglée, capitaine ! Une vraie fanatique !

— Vous n’avez pas encore compris, s’irrita la femme sans abaisser son arme. Ce vaisseau n’atteindra jamais sa destination… Nous allons tous mourir de toute manière, capitaine ! Par votre faute. Vous nous avez tous maudits, en laissant ces corps sur place… j’en suis sûre, maintenant. Les dieux font entendre leur colère tout autour de nous ! Donnez-moi l’Œil-de-l’Eau, si vous souhaitez survivre. »

Patrocle, décontenancé par tant d’arrogance, se retourna vers ses subordonnés pour leur renvoyer une moue méprisante. On ne la lui rendit pas : le prince se mordait la lèvre, le comte se triturait les doigts… et le capitaine surprit même un pirate qui se signait, en psalmodiant quelque chose.

« Bande de niquedouilles, les rabroua le capitaine. Ce ne sont tout de même pas le crachin et quelques légendes qui vous font peur ? Je vais vous montrer de ce que j’en fais, moi, des bien-pensants ! »

Alors Patrocle ramassa son tricorne et le recala sur sa tête.

Sans se soucier des réactions alentours, il dégaina son sabre de son fourreau puis s’approcha d’un ses Poissons-Pilotes pour emprunter le sien et caler sous son bras. Quelques-uns de ses subordonnées tentèrent de l’arrêter… Mais, d’un coup de lame, Patrocle avait déjà coupé la corde qui retenait un poids de lest sur la bâche du ballon. Le lourd sac de son tomba aussitôt dans un grand bruit ; ainsi l’autre bout de la corde, attaché à une poulie sur les gréements du gaillard avant, remonta aussitôt en sifflant. Le capitaine Jacasse, qui s’en était saisi juste à temps, s’éleva alors dans les airs… et atterrit une seconde plus tard, en la lâchant, sur la hune d’un autre mât. Dorothée, sans libérer sa proie, avait pivoté pour suivre du regard Patrocle. Malgré son air bravache, on devinait la tension sur les traits de son visage. Sa nature équivoque apparaissait désormais clairement : les cheveux coupés à ras ne laissaient aucun doute sur l’origine de ses traits taillés à la serpe… leur virilité.

« Vous voulez cette pierre, héla-t-il Dorothée. Eh bien ! Battez-vous pour elle. Je vous défie en duel, Madame… Enfin ! Si toutefois on peut vous appeler ainsi.

— Épargnez-moi ces provocations hypocrites, gloussa la folle avec dédain. Je ne vous demande pas votre nom de baptême, moi !

— Oh, chacun sur l’Aire-de-Rien sait que je punis ceux qui osent encore le mentionner… Malappris en sait quelque chose ! Mais en effet, puisque nous avons tous deux changé d’identité, j’ose croire que nous discutons en égaux… C’est un début. »

Patrocle, qui lui présentait les deux armes blanches, proposa alors :

« Vous lâchez mon second immédiatement… Et moi, je mets en jeu ce saphir. Parole d’honneur ! Vous pourrez même garder le chapeau… N’est-ce pas équitable ?

— Capitaine, s’insurgea l’enjeu de leur dispute. C’est de la folie ! Vous ne devriez pas…

— Je vous sauve la peau, Malappris. Cessez de geindre. »

L'appréhension passée, Dorothée consentit à relâcher sa prise. Son pied repoussa Malappris qui s’écrasa au sol dans un couinement. Patrocle poussa un soupir de soulagement : de cette hauteur, son second-maître n’écoperait sans doute que de quelques cotes cassées, et d’une fierté un peu abîmée… Ne restait plus qu’à remporter le duel qu’il avait engagé. Il ne pouvait lâcher cette petite traînée des yeux.

Dorothée, de son mât, ne se souciait plus de l’homme qu’elle avait relâché. D’un signe de la main, elle signala à Patrocle qu’il pouvait lui lancer son arme. Elle l’attrapa au vol sans difficulté. La position de ses mains sur la garde, qu’elle ajustait désormais en direction du capitaine, augurait d’une bonne connaissance de l’escrime. Patrocle frissonna : lui-même n’avait jamais été qu’un piètre sabreur… Mais il n’avait plus le choix. Sa réputation était en jeu. Il ne devait pas regarder en bas… Ce n’était pas tant ce vide qui l’effrayait, que les regards de ses subordonnés sur la surface inférieure. Il entendait déjà leurs exclamations effarouchées. Sans doute se réjouissait-on déjà à l’idée de voir le capitaine Jacasse embroché, défait… littéralement descendu de son piédestal.

D’un saut, Patrocle se jeta vers l’autre passerelle.

Sa lame rencontra aussitôt celle de Dorothée, qui l’avait appuyée juste à temps contre son avant-bras. Il attrapa au vol un cordage, en pivotant dans les airs jusqu’à rejoindre l’autre côté de la hune. Ils échangèrent ainsi plusieurs passes de part et d’autre du mât. L’espace ridiculement étroit ne leur laissait guère de choix pour poser leurs pieds respectifs ; aussi, ils en étaient réduits à frapper de droite puis de gauche. Plusieurs fois leurs sabres entamèrent le bois de la charpente.

« Je ne vous veux pas de mal, s’entêtait Dorothée en bravant une fois de plus ses proches. J’essaye juste de ramener cet artefact à sa juste place…

— C’est ma part de butin, répliqua son adversaire d’un coup vertical. Le prix du sang. Je l’ai prélevée après l’attaque de Pont-l’Ost, sur le cadavre du grand prêtre que j’avais moi-même défié en duel… En tout bien, tout honneur.

— Ce serait sans doute vrai. Si c’était un joyau… Les prêtres ont fait croire à la populace qu’il s’agissait d’une simple gemme… pour mieux cacher l’Œil-de-l’Eau dans les ténèbres de la Terre… Mais vous… Vous n’avez pas idée de ce que vous avez agrippé contre votre cervelle, n’est-ce pas ? »

Ils se couvraient déjà de sueur… L’atmosphère alourdie de la tempête n’arrangeait rien. Pour gagner en allonge, Patrocle tentait d’agripper les haubans sur le côté, de s’y maintenir pour gagner en hauteur ; mais Dorothée, prévoyante, lui coupait chaque fois l’herbe sous les pieds… ainsi que ces cordes. Il ne gagnait aucun terrain. Dorothée se fatiguait moins vite. Tout en cédant à la panique, il l’alpaguait… dans l’espoir de la déconcentrer :

« Qui es-tu vraiment ?

— Je te l’ai dit. Dorothée Sceau… du grand convent de Virgade.

— Je me fiche de quel clan de magiciens tu proviens !

— Tu as tort, déclara-t-elle d’un ton aussi tranchant que son sabre. Ma famille a résisté à tout : les bûchers, la guerre, la prison… Le sang d’un millier de sorcières coule dans mes veines.

— Cela pourrait m’impressionner, rigola Patrocle. Si toutefois tu étais enchanteresse. Tu n’as pas lancé le moindre sort depuis que nous nous sommes rencontrés ! Tu descends peut-être d’un grand clan de sorcières… mais elles ne t’ont jamais acceptée en leur sein, pas vrai ? »

Un rictus écorcha les lèvres de cette occultiste autoproclamée. Patrocle s’aperçut que les épaules de Dorothée, plus larges que les siennes, lui donnaient l’avantage de la force… Il s’était trompé de repères : mieux valait affronter cette adversaire comme ces gros lourdauds qu’il avait dû mater, lors de sa difficile intégration au sein des Aiglefins. Alors, au lieu de trancher vers la droite comme il l’avait prévu, Patrocle retourna son arme sur elle-même. Le plat de la garde partit d’un coup… droit vers le ventre de Dorothée. Celle-ci s’égosilla de douleur ; c’était l’ouverture que Patrocle attendait. Coup de pied au genou ; coup d’épée à l’épaule… Dorothée se reçut la tête de Patrocle en plein dans la gorge ; déséquilibrée, elle tomba à la renverse et s’écrasa au sol dans un bruit tonitruant… L’arme retomba à ses côtés dans un cliquetis.

À ce moment, les pirates se décidèrent enfin à agir : une dizaine d’entre eux se rua pour plaquer l’impertinente au sol. Le capitaine Jacasse, du haut de son mât, respirait à grandes goulées. Tous ses membres, tremblants et couverts d’ecchymoses, le faisaient souffrir.

Malappris, revanchard, infligea à Dorothée une véritable torgnole ; elle aurait pu valdinguer de l’autre côté du pont si deux matelots ne l’avaient pas retenue par les épaules. Anéantie, la fausse sorcière persistait pourtant à les supplier :

« Le saphir… Je vous en conjure… Il faut s’en débarrasser tout de suite…

— FAÎTES-LA-TAIRE, s’époumona Patrocle. JETEZ-LA DANS LE VIDE !

— Capitaine, s’écria alors le prince de Glue en le pointant du doigt. Votre chapeau… La pierre…

— N’écoute pas cette idiote, le gronda le comte de Dé-Pipé qui levait lui aussi les yeux vers Patrocle. Tu vois bien que… Oh, suffoqua-t-il soudain. Oh, bon sang. »

Le branle-bas-de-combat des pirates s’était arrêté d’un coup ; leurs yeux hagards dévisageaient Patrocle avec une crainte étrange, qu’il ne leur reconnaissait pas… Tudieu, mais qu’attendaient-ils ? Il avait pourtant donné des ordres ! Malappris, tout aussi anxieux, leva les bras pour bredouiller :

« Capitaine Jacasse, je… Je pense qu’on devrait l’écouter. Vous devriez ôter votre tricorne. L’Œil-de-l’Eau … Je crois qu’il… qu’il clignote.

— Non mais je rêve, se consternait Patrocle. Qui allez-vous croire, ici ? Moi, ou cette arriérée ?

— Le saphir brille très fort, capitaine. De plus en plus vite. Retirez-le ! Il faut…

— Il ne faut rien du tout. Les pierres précieuses brillent, nigaud ! C’est un effet de lumière… Une illusion d’optique ! Êtes-vous homme de science, oui ou non ?

— Patrocle, franchement… Sois pas ridicule ! Tu vois bien que…

— RIEN, hurla Patrocle à son équipage. Il n’y a RIEN, vous m’entendez ? Et si je vous dis qu’il n’y a RIEN, c’est qu’il n’y a RIEN ! »

Patrocle voyait pourtant ses obligés nimbés, désormais, d’une étrange lueur vive et colorée qui englobait désormais tout le pont… Une teinte bleutée qui semblait provenir de derrière lui… ou de lui ? Il n’en avait cure. Tout ce qui lui importait, c’étaient les visages apeurés de ces ignares. Il avait tiré ces gueux de la misère la plus noire, les avait élevés vers le soleil… Était-ce ainsi qu’on le remerciait, en le traitant comme un demeuré ? Le prince de Glue se couvrait les yeux, comme aveuglé par cette lumière trop vive… Autour d’eux grondait, une fois de plus, le tonnerre.

« Ma parole fait LOI, continuait Patrocle avec la même fureur. Il n’y a PAS d’autre dieu qu’un capitaine sur un navire ! C’est À MOI de vous dire ce qui EXISTE et… »

Il n’eut pas le temps de terminer sa diatribe ; un éclair venait de fendre le mât de part en part. Dans une explosion d’arcs blanchâtres, le pylône métallique s’illumina, s’enflamma… Patrocle, qui s’était agrippé au rebord de la hune, sentit aussitôt ses membres tressaillir. Son cœur manqua un battement ; mais la foudre avait frappé si fort que son estrade, éclatée en mille morceaux, le laissa choir au sol… et le sauva, en l’obligeant à lâcher la poutre.

Lorsqu’il reprit conscience, quelques secondes après le choc, ce fut avec une horrible migraine. Par un miracle incongru, son chapeau était resté enfoncé son crâne. Tous ses membres raidis, étalés sur le gaillard, hurlaient à la mort ; sa tête dodelinait, et d’étranges lueurs dansaient face à lui… Cependant le bruit des alarmes, l’odeur âcre alentours ne laissaient guère de doute : l’Aire-de-Rien avait pris feu. Partout des gens criaient, s’affairaient. Plus personne ne se souciait du capitaine.

Avec horreur, Patrocle vit le plancher s’incliner sous lui. Son vaisseau tanguait… à trois cents mètres d’altitude. D’ici quelques minutes, l’engin s’écraserait.

Il cligna des yeux et entraperçu l’incendie qui s’était déclaré à quelques dizaines de mètres, dans la salle des machines. D’inquiétantes nuées, plus ténébreuses encore que celles des cieux, s’en dégageaient. Des langues orangées et meurtrières grignotaient déjà la bâche noircie et fumante du ballon…

« Capitaine, s’affola une voix aiguë à ses côtés. Il faut que vous jetiez cette chose par-dessus bord, vite… Je vous en conjure, c’est la seule solution ! Vous nous mettez tous en danger… »

Interloqué, Patrocle vit accourir vers lui la silhouette ensanglantée de Dorothée. Elle tendait les mains en avant, comme pour s’incliner vers lui… Mais il n’était pas dupe. D’un coup de pied sur le poignet, il la repoussa juste à temps pour l’empêcher de s’emparer du couvre-chef. Dorothée poussa un juron, porta ses mains contre son cœur dans un réflexe… Pendant ce temps, Patrocle tentait de se relever. Les forces lui manquaient : il ne parvint qu’à ramper.

« Soyez raisonnable, s’insurgeait Dorothée qui revenait à la charge. Vous allez mourir ! Et moi aussi. Les Dieux du Torque…

— NE ME TOUCHE PAS, ORDURE ! »

Elle s’était jetée sur lui, pour l’immobiliser. Un coude envoyé dans sa figure permit à Patrocle de s’en débarrasser quelques secondes, de s’éloigner… Mais Dorothée réussit à lui attraper le pied, le déséquilibrer. Patrocle, cloué au sol, blottit son couvre-chef contre son cœur. Il en arracha le bijou serti, le cacha dans ses paumes repliées pour le protéger tandis que son attaquante l’injuriait :

« Mais lâchez-le, pauvre crétin !

— Je vois clair dans ton jeu, délirait-il. Tu veux me le voler… Prendre ma place !

— Mais ne voyez-vous pas que cette chose vous rend complètement cinglé ? Vous n’êtes pas dans votre état normal !

— NORMAL, gueula Patrocle au point d’en pleurer. Ne me parlez pas de NORMAL ! »

À ce moment, il entendit un bruit sec et cassant contre son corps.

L’Œil-de-l’Eau venait de se briser dans ses mains.

« Oh non, fit Patrocle d’une voix blanche. Oh, non, non, non… Par pitié… S’il-vous-plaît… Pas ça ! »

Il s’était figé sur place, recroquevillé. Il n’osait plus bouger ses mains gantées ; il sentait quelque chose de friable entre elles, qui remuait faiblement… Dorothée relâcha son pantalon et boîta à son tour pour le dévisager, à tâtons…

« Restez calme, ahanait-elle tout en massant son œil noir et poché. Il n’est peut-être pas trop tard… Mais il va falloir lui laisser la voie libre… Ça ne dépend plus de vous.

— Quoi ?

— Libérez-le, capitaine. Laissez-le faire. Il saura se débrouiller. »

Patrocle la regarda un moment, sans comprendre de qui elle parlait ; mais il n’y avait aucune haine sur ce visage, rien que de la peur… Pour lui, pour elle, pour tous. Alors, enfin, Patrocle déplia ses doigts.

Ce qu’il vit lui fit écarquiller les yeux.

L’Œil-de-l’Eau avait éclaté en mille morceaux, certes… mais également révélé un contenu insoupçonné. La créature, longiligne et lumineuse, était dotée de minuscules pattes écailleuses. Une tête indéfinissable et dentue gigotait à l’avant du corps, une queue s’agitait à l’autre bout. Ce n’était pourtant ni un ver, ni un insecte. Plutôt…

Dorothée déplaça le nouveau-né dans ses paumes, délicatement. Puis, après s’être redressée de toute sa hauteur, elle les dirigea vers le ciel et entonna une supplique :

« Mère-Montagne, Torque qui unit la Terre et les Cieux… Retrouve ce qui t’appartenait. »

Alors, le dragonneau s’envola.

Patrocle eut à peine le temps de voir ses ailes, qui se dépliaient dans les airs. Un rai de lumière perça aussitôt la couche ténébreuse du ciel… Le capitaine, aveuglé, protégea ses yeux de ce soleil brûlant qui l’irradiait de toutes ces forces… Un instant, il crut qu’il allait se faire carboniser sur place. Mais la chaleur disparut aussi vite qu’elles étaient apparues.

Lorsqu’il osa enfin rouvrir ses paupières, Patrocle découvrit une voûte azurée qui s’étendait à perte de vue. Il n’y avait plus un nuage au-dessus de la chaîne du Torque. La pluie avait cessé, l’atmosphère s’était réchauffée… Au loin, les pirates ahuris s’écriaient face à ce prodige… Mais les cris des officiers leur rappelèrent bientôt que la salle des machines brûlait encore. On se saisit de seaux d’eau dans la citerne, de couvertures pour étouffer les flammes. Des moussaillons rouvraient les fenêtres pour extirper la fumée. Dorothée, toujours debout, contemplait ce calme retrouvé. Personne ne faisait attention à elle. Patrocle, qui s’agenouillait pour se relever, l’interpella d’une voix interdite :

« Qu’est-ce… c’était que ce truc ?

— Je n’en suis pas certaine, avoua-t-elle. Quelque chose qui appartenait aux puissances de ce massif, et que ces prêtres de Pont-l’Ost avaient dérobé… C’est bête. Si vous aviez rapporté en ces lieux le dû des divinités qui règnent ici… vous et votre équipage auriez sûrement reçu leur bénédiction éternelle. Mais non ! Il a fallu que vous horrifiez les Dieux-Dragons du Torque, avec ces cadavres laissés aux charognards… Belle entrée en matière ! Estimez-vous heureux qu’ils ne vous aient pas foudroyé sur-le-champ. Peut-être craignaient-ils d’abîmer leur œuf… »

Honteux, Patrocle jeta un regard oblique à son chapeau. Les chatons arrachés sur sa broche lui rappelaient la vacuité de son existence. Et tout d’un coup l’énormité de ce qu’il venait d’entreprendre, les risques qu’il avait fait courir à tout son équipage lui apparurent, clairs et nets. Un voile se levait sur sa conscience. Dorothée avait raison ; il avait succombé à la démence.

« Vous avez intérêt à me donner une cabine, crânait Dorothée de dos tandis qu’il s’échappait. Eh ! Mais où êtes-vous passé ? Jacasse ! »

Patrocle ne l’écoutait pas ; il détachait déjà des câbles qui retenaient un deltaplane motorisé sur le pont-batterie. Il devait partir, tout de suite. Il avait exposé ses hommes au courroux des dieux, leur avait fait courir des risques inconsidérés… Cela, ni ses Poissons-Pilotes ni ses mécaniciens ne le lui pardonneraient jamais. Ils le puniraient avec délectation et lenteur. Ce n’était pas la perte de son poste qu’il craignait désormais… mais la peine capitale.

« Capitaine, se scandalisa une voix masculine sur sa gauche. Mais qu’est-ce que vous foutez ? »

Les larmes aux yeux, Patrocle découvrit devant lui la silhouette de Malappris. Sa chemise s’était noircie de sang sur le flanc gauche, et son épaule formait un angle inquiétant ; il se tenait les cotes, en ignorant la douleur… Mais c’étaient ses yeux haineux qui effrayèrent Patrocle, et lui firent balbutier :

« Je disparaîtrai, je changerai de nom. Tu ne me reverras jamais… N’est-ce pas ce que tu voulais ? Tu as un boulevard pour te faire élire commandant, maintenant. Laisse-moi la vie sauve… c’est tout ce que je demande.

— Hein ? De quoi tu parles, Patrocle ? Arrête tes sottises, il y a plus urgent. On a perdu de l’air… Il faut surveiller la salle des machines, stabiliser le ballon ! Les mécaniciens ont besoin de toi.

— Non, s’esclaffa d’un rire jaune Patrocle qui continuait à dénouer le deltaplane. Je les ai bien formés, ils me remplaceront. Me tueront…

— Arrête ta parano deux secondes ! Tu es presque un dieu pour eux.

— Un dieu, oui. Jamais un homme, l’invectiva soudain Patrocle. C’est bien pour ça que tu m’as quitté. »

Les mots avaient quitté sa gorge avec la rapidité d’un poignard. Mais Malappris, au lieu d’encaisser le coup, perdit enfin son légendaire sang-froid. Sa gifle déforma le visage de Patrocle, le projeta contre une bouche d’aération… Alors que le capitaine se massait la joue, son second-maître agitait vers lui un doigt excédé.

« Tu n’as pas le droit de dire ça, lui postillonnait-il. Je ne te baise plus, d’accord… Mais je ne t’ai pas abandonné aux chiens. Pas une seconde. Alors ne viens pas me dire que je t’ai abandonné, Patrocle. Jamais, tu m’entends ? Jamais je ne te quitterai. »

L’intéressé, tout en laissant s’échapper la corde du deltaplane, se laissa faire lorsque Malappris le prit dans ses bras. Ses bras sursautèrent face à cette intimité retrouvée… le temps de lâcher prise. Le capitaine Jacasse, pour la première fois de sa longue carrière, s’autorisa quelques instants de répit. Réfugié dans les bras de son second, il se surprit à pleurer un moment.

Il s’était acharné à imposer sa vérité au reste de l’Humanité, en vain… pour finalement découvrir la futilité de sa quête. Car il fallait se rendre à l’évidence : le monde n’était pas un œuf. C’était une aire, un nid qu’on se construisait petit à petit avec les moyens du bord… avec des Aiglefins de passage, de précieux amis qu’on avait la chance de rencontrer en chemin.

Au loin, les matelots venaient d’éteindre les dernières braises. Patrocle les entendait déjà qui chantonnaient, triomphants, leur couplet de victoire :

« Fuyez par-ci, fuyez par-là, mais faites vos prières !

Quand je mourrai, je toucherai les étoiles lointaines…

Tous vos papiers ne pourront rien contre mon cœur de pierre !

Je n’aurai plus ni dieu ni maître… à part mon capitaine ! »

FIN

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