Un bal de lumière et de secrets

Des voix s’élèvent. 
Du haut de sa tour, Ombre les entend. Elles chantent les louanges de Garance « l’intouchée », celle qui vainquit Kareha sans subir la moindre blessure. Installée sur son balcon, l’entité observe le ballet de voitures qui parade au pied du fanal. La peste a subjugué Kareha la veille et Harriott organise une soirée en son honneur. Dans la chambre de Roselynd l’attendent une tenue et trois caméristes, gracieusement envoyées par la demi-sœur. Elle anticipe un piège, une humiliation et malgré tout, elle hésite. Ici, elle se sent en sécurité. Elle resterait cachée si cette soirée n’était pas son seul moyen d’avoir un contact avec l’extérieur. 
Elle a une information à transmettre au maréchal après tout. 

Ombre retourne à l’intérieur et se laisse manipuler par les servantes. Elle ignore quelle valeur possède sa découverte ou plutôt : elle a entre les mains une grosse coupure d’une monnaie dont elle ne connait pas le taux de change. 
On l’habille d’une robe noire, longue et fluide, si riche que sa canne au vernis décrépit paraît encore plus pauvre en comparaison. On la maquille aussi et l’on cache le tatouage de ses lèvres, comme pour acter la spoliation de son héritage. 
Ensuite, les trois femmes conduisent Ombre aux portes du bal où elles l’abandonnent. 
Peut-être imagine-t-elle ce silence, ces petits rires à son entrée, mais les regards qui se posent sur elle sont sans équivoque. Elle glisse près d’une fenêtre et se dissimule derrière un rideau, attend. Le maréchal arrive bientôt, il doit de se rendre au bal de subjugation de créatures nommées.

 

Je crois que les subjugations récentes sont jugées instables, mais c’est inutile. Une créature subjuguée est par la même occasion pacifiée. 

 

L’entité pense à Rhaeka et ses tentatives de détruire Harriot à chacune de ses renaissances.
Elle s’imagine qu’il s’agit d’une excuse pour permettre aux hautes sphères du Lycoris pour participer aux festivités sans perdre l’image de fiers guerriers, une sorte de gaze jetée sur un secret de polichinelle. 

Les membres du Lycoris restent Eloris malgré tout…

Elle cherche des yeux le Duc et Clarisse et nage dans les vêtements bigarrés pour les garder à distance. Oro se promène entre les invités, Irelia doit être quelque part. Garance arrivera plus tard et l’entité espère que, ivre de victoire, elle l’oublie au moins ce soir. 
Elle croise le regard d’Augustin, son serpent à plumes lové autour de son cou, et elle le voit déferler sur elle. Ombre, incapable de fuir, accepte son sort et essaie de l’adoucir avec une coupe de dukat. 

— Oh ! Roselynd ! salue-t-il.

Elle hoche la tête et avale sa première gorgée. L’ébriété n’arrive pas assez vite à son goût. 

— Garance disait que tu bouderais dans ta chambre. Je savais qu’elle avait tort ! Tu es courageuse Roselynd ! À ta place, je me serais caché dans la mienne !

Mensonge, mon Lord ! La peste n’attend que de m’humilier en public, sinon, pourquoi m’a-t-elle fait chercher ? Ah ! Je vais avoir besoin de bien plus qu’un verre, se lamente Ombre. 
 

— Et ne t’inquiète pas, reprend Augustin, je suis certain qu’on trouvera une créature pour toi ! Garance dit avoir vu un chat des flammes. 

Il me faut une bouteille oui, pas pour boire, mais pour lui envoyer au visage. 

— Où est Irelia ? coupe Ombre alors qu’il s’apprête à lancer une autre ânerie. 

Augustin claque la langue. Ce schéma, l’entité le connaît. Augustin ne criait pas et ne frappait jamais. Cette pauvre Roselynd lui en était reconnaissante. Il se contentait d’afficher un air contrit et de l’ignorer pour qu’elle s’excuse.

— Pardonnez-moi Lord Augustin, dit Ombre en imitant son hôte. Voulez-vous que l’on aille bouder ensemble ? 

L’entité avale une gorgée de dukat pour cacher ses lèvres fendues par un rictus. Elle détourne les yeux, les joues rouges et l’expression pincées d’Augustin risquent de lui faire cracher sa boisson. 

— Roselynd ! réussi à articuler Augustin. Comment oses-tu !

C’est drôle, il se permet de me parler d’une certaine manière. Cependant dès que je réponds sur le même ton…

— Je vois Irelia ! s’exclame Ombre lorsque son regard croise son regard. Au revoir. 

Elle soulève un pan de sa robe de sa main libre et clopine jusqu’à la mère d’Augustin. Son interlocutrice, la duchesse de Lunavelle s’interrompt lorsqu’elle remarque Ombre puis prend congé avec un signe de la tête. L’entité sent deux petits yeux se poser sur elle. 

La créature de Doréa de Lunavelle, devine Ombre, Ihna aime rester discret. 

— Savez-vous quand le maréchal Aldring arrivera ? demande l’entité après les salutations de rigueur. 

Comme Irelia se contente de la regarder avec un drôle de sourire, Ombre ajoute : 

— J’ai l’impression d’avoir été terriblement impolie. Je souhaite m’excuser.

Elle envisage de lui parler de Kadara puis renonce. Elle ne réussit pas à expliquer cet étrange sentiment qui enferme son cœur lorsqu’elle essaie de se confier à Irelia. 

— Aussi discourtoise que tu penses avoir été, ne t’en fais pas. Glenn ne t’en tiendra pas rigueur. 

Ombre acquiesce. Du coin de l’œil, elle remarque le Duc se déplacer d’un pas vif. Elle recule lorsqu’il la frôle. Lui l’ignore, seul Rhaeka lui lance un regard en la dépassant. 
Le père de Roselynd se dirige vers l’entrée de la salle de bal pour y accueillir le maréchal Aldring accompagné de deux autres mages. Lady Lyse cache son visage sous son grand chapeau pointu. Dans sa tenue élimée et sa bandoulière où s’est installée Nasha, elle contraste avec Lord Glenn, élégant sans même y penser dans son bel uniforme. Mais même lui pali face à Lady Alexandra, dans sa robe à l’étoffe de ciel étoilé et Lumiel qui la couronne de sa propre auréole.
Le Duc, le dos droit, les salue et seule Lady Alexandra répond. Lady Lyse se renfrogne et le maréchal promène son regard autour de lui. Lorsqu’il les invite d’un geste à les suivre, Lady Lyse reste en arrière. C’est la générale qui entame la discussion avec le père de Roselynd, tandis que Lord Aldring marche d’abord à quelques pas de retard pour complètement les quitter sans même que le Duc ne le remarque. 
 

Il croise le regard d’Ombre et amorce un mouvement dans sa direction. 
Les lumières s’éteignent et avec elles, meurt la douce musique des cordes pour laisser place aux notes graves des percussions. Dans l’obscurité, l’entrée de Garance embrasse la salle de bal.
Elle se détache dans une toge blanche si légère qu’elle glisse sur ses formes. Ses cheveux lâchés flottent en auréole au reflet d’ocre. Ses pieds nus et sa robe simple cherchent à retranscrire une certaine apparence de modestie. Ombre n’en voit que l’imitation médiocre. 
De son bras levé, elle porte Kareha comme une torche d’espoir qui éclaire les ténèbres. 
L’oiseau étend ses ailes écarlates pour laisser voir les sillons de lave qui parcourent son plumage. Sa queue d’or se secoue et s’étire en une roue cristalline. Ses yeux s’illuminent comme de petits soleils avant de s’en détacher et de flotter, libres, comme une constellation à la dérive. 

Les paons chantent-ils ? Il semble à Ombre qu’ils poussent un cri étrange, rien qui ressemble aux sons que l’animal entonne. Des notes aussi pures, parfaites qui résonnent plus dans les veines que dans l’air ne peuvent pas être issues d’une créature de chair et de sang. 

Pendant un instant, Ombre entrevoit un homme, debout sur une scène. Dans une chemise sale, il célèbre la rébellion d’une voix de baryton. Cette image appelle chez elle deux larmes silencieuses. Irelia qui les remarque et se trompe sur la nature de cette tristesse pose une main rassurante sur son épaule. Ombre s’essuie les joues, avant que les invités qui l’encerclent ne le relèvent et s’efforcent d’afficher un air digne. 

— Je vous présente Kareha, l’Oiseau de feu, la fierté de Harriott, déclame Garance dans la quiétude laissée par les dernières notes du chant de la créature.

Les adeptes qui l’entourent acclament, tapent des mains et des pieds dans une liesse explosive. Lorsque les hurrahs retombent, les mages rejoignent la demi-sœur pour une seconde vague de louange. Le maréchal se détache du groupe et les rejoint. 

— Duchesse, salue-t-il en inclinant la tête. 

Puis il dévie son regard sur l’entité, le garde fixé sur elle quelques instants puis le ramène sur Irelia. 

— Glenn ! Parfait ! enchaîne-t -elle après s’être éclairci la gorge. Roselynd voulait te parler, je crois.

Elle se tourne vers Ombre, glisse un clin d’œil avant de disparaître sous un mauvais prétexte. 

— J’ai en effet quelque chose à vous dire, concernant les créatures de l’arbre de feu, commence Ombre. 

 

Lord Glenn l’interrompt lorsqu’il se retourne brusquement. Une jeune mage de lumière à l’hermine de cristal, Foriel, lové autour de son cou, avance vers eux. Elle salue Lord Aldring d’une voix douce et entame une conversation unilatérale. L’entité remarque le dos du Lord Glenn se tendre, bien que son expression reste impassible. D’autres femmes à peine plus vieilles se joignent à elle, entourent Lord Glenn et lui coupent toute voie de retrait. 

Lord Aldring est adepte célibataire, lié à une créature normée et maréchal d’un ordre majeur. C’est une pièce de choix pour ces Êloïris à qui l’on enseigne la vertu de sécuriser un partenaire puissant, concède Ombre. 

Et une à une, ces femmes s’agglutinent, passent devant Ombre, la bousculent même. 

— Lord Aldring s’exclame l’une d’elles. Comme il serait fascinant d’apercevoir le pilier de lumière ce soir !

— Ce serait un honneur, ajoute une seconde. 

Lord Glenn plisse les lèvres et regarde chacune de ses interlocutrices, comme s’il peinait à les comprendre. 

— Non, répond-il.

— Ce que le maréchal veut dire, intervient Lady Alexandra qu’Ombre n’avait pas vu approcher, c’est qu’il serait malvenu de se donner en spectacle lors d’un bal où nous ne sommes qu’invités. 

L’une d’elles se prépare à répliquer, mais Lady Alexandra l’arrête d’un sourire. 

— Nous ne sommes pas ici pour insulter la maison ducale, de plus…

Et alors que Lady Alenxandra capte l’attention et que de nouveaux adeptes arrivent, des jeunes hommes cette fois, la générale est elle-même célibataire, Lord Glenn recule, un pas après l’autre.

Tout ceci ressemble à une routine trop souvent exécutée, remarque Ombre. 

Elle bouge aussi, elle vérifie que personne ne la regarde puis plonge dans l’ombre de Lord Aldring et ne participe à sa retraite. Il avance avec soin, pas trop vite et avec un rythme régulier. 

— Restez près de moi, souffle Lord Aldring à Ombre.

L’entité, à quelques pas de l’homme, s’approche encore un peu. Mal à l’aise d’abord, l’odeur calme du maréchal, celle d’épices hivernales, la rassure quelque peu. 

Ils sortent de la salle de bal pour se perdre dans des couloirs, où des couples de mages s’éclipsent en gloussant. Certains s’attardent sur Lord Aldring et chuchotent à leurs partenaires. Ils pensent qu’il rejoint quelqu’un. Je sais pourquoi ils s’absentent des soirées, je me souviens des romances de Roselynd. Les Eloris valorisent les mariages, la mise au monde d’adeptes à la magie pure, mais ni la fidélité ni la virginité. Et ces escapades ne devenaient un problème que dans les rares fois où un enfant métis naissait.

L’entité ignore des commères. Qu’elles colportent des rumeurs ou non ne l’intéressait pas. Le souvenir de ce tabou d’enfants issues de deux magies contraires lui fait lever les yeux sur la chevelure du maréchal qui révèle sa mixité. Ombre, même à peine humaine, se trouve moins étrange qu’un adepte à la double hérédité à la tête d’un ordre. 

— Le dernier salon sur votre droite sera libre, chuchote l’entité.

Il acquiesce et se dirige vers la destination indiquée. Avant d’entrer, elle se tord au prix d’une douleur au genou gauche pour déposer sa coupe de dukat devant la porte. En marquant ainsi la pièce, personne ne les dérangera.

Un mouton de poussière, effarouché par leur venue, fuit vers un fauteuil aux couleurs fatiguées, renversé et terrassé par le temps. Pour une raison qu’Ombre ignore, les Harriott refusent d’utiliser ce salon. De cette raison, on en trouve pourtant quelques indices : une toile, un portrait de la famille ducale jetée dans l’âtre et lacérée, de l’ancienne famille ducale. Il y est un tout jeune Aiden de Harriott et sa sœur, Amaryllis, dont le fantôme hante encore la mémoire du palais. Du visage des deux parents, il ne reste plus rien. Des morceaux de vases dorment ici sous leurs couvertures de poussière, intouchés depuis des décennies. Une rapière, plantée au milieu du salon, refuse elle de s’allonger. 
Le maréchal relève un fauteuil renversé sur lequel il s’assoit. Ombre, elle, s’extirpe de son ombre et se place près de la sortie. Même si Lord Glenn affiche une posture innocente, lumineux dans cette pièce aux volets fermés, elle reste sur ses gardes. Elle connaît les risques de se retrouver seule face à quelque chose d’aussi versatile qu’un adepte.

— Vous vouliez me parler d’une créature magique, je crois ? demande-t-il. 

L’entité hésite, elle entame un pas en avant, s’arrête. Elle ramène un repose-pied de sa canne et s’y assoit. 

— Oui, répond-elle. Nous pouvons commencer les négociations. 

Tout est transactionnel chez les adeptes, même une information vitale comme l’apparition d’une créature nommée, remarque Ombre. Dans d’autres circonstances, je m’en plaindrais.  

Il se laisse tomber en arrière, joue avec les coutures lâches du meuble. 

— Je vous écoute. 

— Je souhaite avoir accès au soigneur du Lycoris, commence l’entité. Et bien entendu, je garde la primauté de la subjugation.

Il plante ses yeux sur elle et Ombre échoue à soutenir son regard. Elle ignore si elle en demande trop, mais si elle abandonnerait la subjugation, elle ne renoncera pas aux soins. 

— Tout dépend de vos informations, vous le comprenez n’est-ce pas ? 

L’entité acquiesce. Elle hésite un instant, peut-être aurait-elle dû parler à Irelia, ce genre de négociation se fait toujours en présence d’autres Eloris. 

— Peut-être souhaitez-vous chercher un témoin ?

Ombre secoue la tête, appeler Irelia serait prendre le risque d’être interrompu. 

— Kadara, dit-elle simplement. 

— La mère de l’empire ? s’étonne le maréchal. On ne l’a pas vu depuis trois décennies. Depuis la chute de l’Empereur fou à vrai dire. 

Il se mordille l’ongle du pouce, le regard au sol. Il se lève brusquement et il annonce : 

— Nous vérifions vos informations. Si elles s’avèrent correctes, je vous…

L’entité bondit sur ses jambes et la douleur lui arrache une grimace. 

— Comment puis-je être certaine que…

Elle n’ose pas continuer. Remettre en doute la parole d’un maréchal est inexcusable. Et rendu aphone par deux terreurs distinctes, celles d’être trahie et celle d’avoir insulté un adepte puissant. Ombre se sent happée par obscurité. Invisible et le souffle court, elle reste immobile. Il se gratte la tête, les lèvres pincées. 

— Je crois, répond le mage de lumière d’un ton mesuré, que vous allez devoir me faire confiance. 

— Bien entendu, répond-elle en s’extirpant des ténèbres, comment puis-je remettre en question la parole d’un maréchal ? 

Il se frotte la nuque, hésite. Lorsqu’il reprend la parole, c’est avec un sourire qu’il demande : 

— Vous ne m’avez pas répondu. Qu’êtes-vous ? 

Ombre force un rire. 

— Vous avez un drôle d’humour. 

— Je finirais par percer votre nature, déclare-t-il avec un haussement d’épaules. 

Il l’invite d’un geste de la main à sortir devant lui. Elle reste immobile suffisamment longtemps pour qu’un malaise s’installe. 

— Je ne suis rien de plus que ce que vous avez devant vous.

Elle sursaute lorsque, dehors, deux mages bras dessus bras dessous, s’arrêtent pour les regarder bouche bée. Ombre ferme les yeux. Une rumeur humiliante va naitre de cette rencontre et elle accepte son destin. Elle se tourne vers le maréchal et déclare : 

— Si vous voulez bien m’excuser, j’ai besoin de repos. 

Il hoche la tête et la laisse retrouver la sécurité du fanal.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez