Je crois que j’ai entendu du bruit sous le lit.
Est-ce une souris ? Ou peut-être le monstre qui attrape les pieds. J’ai peur. Je n’aime pas les bruits quand je ne sais pas d’où ils proviennent. Surtout si c’est le monstre. Je crains ses grandes dents et ses griffes poilues.
Ça recommence. Mais c’est plus net. Comme un grésillement, une amorce sur un vinyle.
Cela exclut la souris. Mais pas le monstre. Je me recroqueville sous ma couette. J’étouffe sous la chaleur de la peur, mais tant pis, il n’aura pas mes pieds.
J’entends désormais, à travers les bruits de mon souffle effrayé, comme une mélodie. Ou tout du moins, un son plus harmonieux, et plus cohérent. Le monstre semble jouer de la trompette.
Quelle drôle d’idée. Il n’est pas très discret. Je sors la tête avec prudence, et je tends l’oreille.
Oui, c’est bien de la musique. Mais il n’y a pas qu’une trompette. Cela signifie que le monstre est avec ses copains. Mon dieu. Ils vont m’attraper les bras, aussi ?
C’est qu’ils jouent sacrément bien, les bougres. La rythmique est joyeuse, cinglante, dansante. On dirait du jazz. Je ne m’y connais pas bien, mais cette musique a le don de faire bouger n’importe qui.
Il faut que je sache. Si des monstres sont capables de jouer ainsi, ils ne doivent pas manger les gens. Je tends le bras furtivement, pour appuyer sur l'interrupteur de ma lampe de chevet. La musique ne cesse pas. Ils n'ont pas peur de la lumière ? Je prends mon courage à 2 mains, et entame une lente descente pour regarder sous mon lit. Pas de monstre. Ni de souris. Juste une vieille radio à pile qui s'est réveillée là, comme ça. Par quel prodige ?
Je sors de mon lit et m'allonge au sol pour attraper la radio fantôme, en écartant les moutons de poussière. Je l'observe longuement, sous tous les angles. Je m'assois sur mon lit, en veillant à ne pas laisser traîner mes pieds au-dehors. On ne sait jamais. Non, vraiment, je ne comprends pas. Je ne me souviens pas avoir déjà vu cette radio jaunie de ma vie. Je vais finir par croire que les monstres prennent le dessous de mon lit pour une discothèque. Je ne sais quoi en penser, mais je ne veux pas faire le videur.
Elle chante encore. Mon corps se met à bouger, subtilement, au rythme de cette musique qui me fait penser à l'Amérique. Elle projette des images en noir et blanc, de groupes jouant dans des bars sombres mais joyeux, intimes mais chaleureux. Je sens les effluves des cigarettes, du vin, de la sueur des musiciens qui donnent tout ce qu'ils ont, chaque soir. La lumière de ma lampe se tamise. Les notes emplissent la pièce. J'en oublie la souris, les monstres, les moutons. Combien de minutes s'écoulent ainsi ? Je ne saurais le dire. Elles se sont étirées dans la nuit.
Le son s'éloigne, puis finit par mourir. Je me réveille, l'esprit entre deux mondes, la radio serrée contre le cœur. Les piles ont rendu l'âme. Les yeux embrumés, les doigts engourdis, j'ouvre le compartiment à pile. J'enlève la première, et je remarque que quelque chose se trouve en-dessous. Je retire la seconde, qui révèle un bout de papier plié en douze mille. Du moins, c'est l'impression que ça me donne. Serait-ce un message du destin ? C'est tellement cliché. J'en pouffe de rire. Le son résonne dans ma chambre dépouillée. Enfin, je suppose. Je ne peux m'empêcher de penser que ce sont peut-être les monstres qui se fichent de ma figure. Peu importe. Mon cœur s'emballe à mesure que je déplie cet étrange coup du sort. « 178, 7e avenue S, New York ». Une adresse mystérieuse. De plus en plus cliché. On se croirait dans un film, américain de préférence. On reste dans le thème, au moins.
Je prends mon téléphone posé sur la table de chevet. Je pianote l'adresse. « Village Vanguard », un club de… jazz. C’est une blague ? Je dois être encore endormie. Je me pince. Non, manifestement, je ne suis pas en train de rêver. Que suis-je censée faire avec ça ? Mon regard vogue aux quatre coins de ma chambre. Ils caressent les murs blancs, la porte en chêne, les traces des tableaux absents, les cartons entassés. Le silence devient vertigineux. Je reprends mon téléphone. Je pianote de nouveau. Il y a des vols tous les jours pour New York.
Je me lève brusquement. Où est mon passeport ? Je cherche dans un carton, puis un autre. Les vêtements soigneusement pliés volent dans la pièce. Je le retrouve enfin, tout au fond du dernier carton. Je retourne sur mon lit, en envoyant une paire de chaussettes rejoindre les moutons au passage. Je n'ai jamais fait une telle folie. Il est 3h du matin, et me voilà en train d'acheter un billet pour traverser un océan dans quelques heures à peine, à cause d'un bout de papelard déniché dans une vieille radio dont je n'avais même pas connaissance, avant que des monstres musiciens ne décident de faire la java sous mon lit. Je fourre des affaires dans ma valise. Je traverse la grande maison vide jusqu'à la salle de bain. Je prends ma brosse à dents. Il reste encore la sienne dans le gobelet. Je l'observe, esseulée, dans son réceptacle en céramique. Je ne peux pas me résoudre à la jeter à la poubelle, ni à l'emmener. Alors je la laisse là, le cœur serré.
Le voyage me semble durer une éternité. Les questions tournent en rond dans mon esprit, qui, je le crois, flirte avec la folie. Depuis que ce bruit s'est fait entendre sous mon lit, les événements se sont enchaînés sans logique rationnelle. La tristesse peut-elle produire les mêmes effets que la drogue ?
J'admire la Statue de la Liberté qui nous salue à travers le hublot. Je frissonne lorsque l'avion se pose au milieu des buildings que je connais par cœur. Tous les week-ends, nous regardions des films ou des séries américaines, avec très souvent cette ligne d'horizon comme décor. Cela me donne le sentiment d'être chez moi. « Home ».
Après m'être installée dans ma chambre d'hôtel, je m'écroule sur mon lit. Je ferme les yeux. Je me demande si le boys band a sauté dans ma valise.
Lorsque vient le soir, je me rends au « Village Vanguard » sur la 7e avenue. Les immeubles sont plutôt bas dans le coin, en brique pour certains, c'est charmant. Le portant d'une boutique de souvenirs accroche mon attention. Au milieu de tous les porte-clés suspendus, se trouve un modèle représentant un petit monstre rose et poilu avec un saxophone. Je n'hésite pas un instant, je l’achète, et le glisse dans ma poche. Je patiente sous l’auvent rouge, baignée dans l'accent chantant des Américains qui se racontent leur journée. D'ailleurs, quel jour sommes-nous ? Depuis quand ai-je perdu le fil du temps ?
La porte s'ouvre sur un escalier de métal qui descend dans un couloir rouge criard. Les notes résonnent déjà, ravivant le souvenir de cette étrange nuit. Je pénètre dans la salle minuscule. Tout est comme je l'avais imaginé. Ce n'est peut-être pas si cliché que ça, finalement. Mon regard est attiré par un mur vert, à gauche de la scène, sur lequel sont accrochés des photos, plus ou moins anciennes. J'adore les vieilles photos. Je m'approche pour les observer, sinuant entre les chaises serrées les unes contre les autres, dispensant des « sorry » maladroits avec mon accent français très identifiable. Je parcours des yeux ces visages anonymes, témoin d'un autre temps. Quelle classe, quelle élégance, dans ces portraits monochromes.
Soudain, une photo attire mon attention plus que les autres. Une impression de déjà-vu, de familiarité déconcertante. Un homme au regard noir, avec le menton en galoche, pourvu d'une fossette caractéristique. Je caresse le bas de ma mâchoire avec incompréhension. Il fait chaud. J'étouffe. Je me trouve mal. Je sens mes jambes se dérober, et ma tête heurter le mur avant que le noir ne m'envahisse.
J'entends encore du jazz. Décidément, moi qui n'avais jamais écouté cette musique de ma vie, je la trouve bien omniprésente depuis vingt-quatre heures. Enfin, c'est ma faute aussi, j'ai un nouveau membre du boys band dans ma poche. À mesure que je reprends mes esprits, le son s'éloigne. Il est étouffé par les murs du bureau dans lequel je me trouve, allongée sur un canapé de cuir brun. J'ai mal à la tête. Vraiment mal. Je pose ma main sur mon front. Je sens déjà pointer sous ma peau une bosse phénoménale. Génial. Je vais ressembler à une licorne pendant une semaine. C'est bien ma veine.
- Are you ok ?
- What ?
Entendez « ouate ». C'est étrange comme le cerveau humain peut être moqueur parfois. Le mien est capable de comprendre et de répondre en anglais, mais sans l'accent adéquat, juste comme ça, pour me faire passer pour la dernière des ploucs devant ce quadra aux yeux si clairs qu'ils pourraient transformer la lumière en arc-en-ciel. Ma réponse de bonne française semble le faire sourire, c'est déjà ça. Il réitère sa question.
- I’m okay, thank you.
- Vous êtes française ? me demande-t-il avec un accent des plus charmants.
Je hoche la tête avec un sourire maladroit, tentant également de me souvenir de la raison de ma présence ici. Ah oui. La photo. Je sors mon portable de mon sac pour chercher celle que je garde toujours avec moi. Je la lui montre. Certes, il est un peu plus vieux, mais on le reconnaît.
- C'est mon grand-père, lui dis-je. Pourquoi avez-vous une photo de lui ici ?
- Vous êtes la petite-fille du Dédé ? Incredible !
Il connaît même son surnom. Pour sûr que c’est incroyable.
- Dédé était un grand joueur de saxophone. Dans les années cinquante, c’était une célébrité dans le coin. Il est resté quatre ou cinq ans, pas plus, mais il a marqué les esprits.
J’en reste bouche bée. Mon grand-père, musicien à New-York ? Comment se fait-il que je ne le sache pas ?
- Pourquoi est-il parti ?
- Ah, l’amour, of course. Il a rencontré une autre frenchie, et ils se sont volatilisés. Du jour au lendemain, on n’a plus jamais entendu parler de Dédé.
Je lui montre une photo de ma grand-mère.
- Oui, c’est elle ! Ils se sont mariés alors, c’est bien. And there you are !
- Et me voilà…
Il n’ajoute rien, me laissant à mon trouble. Je sors le papier de mon sac. Je relis cette adresse. J’observe cette texture abîmée, jaunie par le temps, cette écriture cursive, à l’encre, élégante, comme on n’en fait plus aujourd’hui, avec nos stylos à billes en plastoc pourris, et nos typographies de gosses qui n’ont jamais grandis. Je me demande quelle est son histoire, à ce message. L’histoire d’un premier rendez-vous ? D’une fuite organisée ? Une note gribouillée, pour ne pas oublier, pour retrouver un coup de foudre ?
Je ne le saurais probablement jamais. Ma seule certitude, c’est que c’est une lettre d’amour. Une petite lettre sans fioriture, sans subtilité, qui pourtant raconte tout ce qu’il faut savoir. Et moi, je la retrouve, soixante-dix ans et des poussières plus tard, quelques jours avant de quitter notre foyer où il n’existe plus. Avant de prononcer encore un adieu douloureux, à déchirer mon cœur sous la tristesse du manque à venir. Je la découvre alors que mon âme est en miette, privée de sa sœur qui est partie trop tôt là où parfois, j’hésite à la rejoindre quand la souffrance est trop forte.
Que dois-je y voir ? Papi, mamie, vous m’avez laissé un magnifique héritage, mais avec le mode d’emploi la prochaine fois, ça serait parfait. Merci.
Alors que mes yeux s’embrument, le patron du club interrompt mon cerveau qui tourne à plein régime.
- Vous voulez boire quelque chose ? Beer ? Wine ?
Je lève sur lui mes yeux papillonnants et hébétés. J’articule non sans peine que je souhaite une bière. Il me sourit et s’éclipse dans la salle. Il revient quelques minutes plus tard avec deux verres pleins d’une bière rousse alléchante.
- Je ne sais pas ce qu’il vous arrive, mais ça va vous faire du bien, elle est excellente !
- Thanks.
Nous trinquons, je bois une gorgée bien fraîche de ce breuvage délicieux. Je ne sais pas s’il a le pouvoir d’arrêter les larmes, mais en effet, ça me soulage. Est-ce que je deviendrais alcoolique ? Il ne manquait plus que ça.
Il me demande alors pourquoi je suis ici. Je n’ai pas vraiment envie de lui expliquer, je suis fatiguée, je ne sais pas où commencer. Je sors alors le porte-clé de ma poche et le suspend à mon doigt, à hauteur de ses yeux. Il observe ce petit monstre musicien avec un regard perplexe mais curieux.
- Il a fait du bruit sous mon lit.