Un mot et tout peut basculer

Jo se réveilla en sursaut, l'empreinte de ce visage troublant encore gravée dans son esprit. Le sang dans ses tempes battait au rythme de son coeur serré, ses yeux brillaient de douleur et d'impuissance, ses mains tremblaient d'épuisement... Ce rêve, toujours ce rêve qui le hantait et le dévorait. Plus déterminés que jamais, ses souvenirs refaisaient surface avec avidité depuis la découverte des victimes de l'Opéra. Tiendrait-il encore longtemps avec ces images qui s'accrochaient à son esprit ? Et cet ordre... Comment pardonner quand le remord s'immisce dans tout votre être, lacérant chaque recoin avec férocité ? 

La jambe parcourue de morsures incessantes, Jo prit sa canne et se força à se lever. Il regarda l'horloge ronde cachée dans la forêt de plantes en plastique : sept heures. Il avait dormi bien trop longtemps ! Même si le bureau devait être encore vide, il se sentirait pris en flagrant délit de passivité si quelqu'un le découvrait ainsi. Ses cernes noires, délatrices à la moindre occasion, finiraient de le certifier coupable d'inactivité. 

Les rayons du jour effaçaient doucement l'obscurité de la salle d'autopsie. Seule une petite lumière blanche troublait cette transition matinale. Une lumière clignotante. Jo s'en approcha et, dans le bac des scellés, trouva le téléphone d'Elysa Lebon. Cinq appels manqués depuis la veille au soir. Après quelques instants, le portable s'alluma de nouveau, affichant le nom d'un certain Samuel. Jo le maintint dans sa pochette de protection et décrocha sans dire un mot.

-  Elysa ? lança une voix masculine. Ça va ? Ça fait deux jours que t'as rien posté ! Je m'inquiète !

-  Ce n'est pas Elysa, répondit Jo après un temps de silence. Je travaille à la crimm' et...

-  Il... Il lui est arrivé quelque chose ?

Sans entrer dans les détails, Jo informa son interlocuteur du triste spectacle qu'il avait découvert le dimanche matin à l'Opéra. Le jeune homme à l'autre bout du fil resta muet. 

-  Je peux savoir qui vous êtes ? poursuivit Jo d'un ton prévenant.

-  Pardon, oui. Je suis Samuel Hammon. Je connaissais Elysa par les réseaux sociaux, je l'aidais à répondre aux commentaires de ses abonnés. 

Samuel Hammon parvint à terminer sa phrase non sans difficulté ; un sanglot trahit sa peine en se faufilant dans sa gorge nouée. 

- Excusez-moi, lacha-t-il d'une voix plus aigue. Une minute s'il-vous-plaît. 

Jo entendit son interlocuteur poser son téléphone sur une surface dure. Il semblait s'éloigner à l'opposé, sans doute pour aller chercher de quoi se réconforter. 

- Désolé, je ne m'y attendais pas, reprit Samuel Hammon après avoir reprit son portable. 

- Ne vous excusez pas, je comprends. Je peux vous rappeler plus tard ou vous rencontrer au commissariat si vous préférez.

- Non, non, ça va aller. Posez-moi toutes vos questions, accepta-t-il en inspirant difficilement.

Jo, ne voulant pas précipiter son interlocuteur, le rassura quant au déroulé de l'enquête et lui posa quelques questions de banalités. 

- Vous connaissiez bien Elysa Lebon ?

- Oui, on peut dire ça. 

- Elle se confiait à vous ? Vous vous parliez de vos vies ?

- Au début, quand on s'est rencontrés sur internet, oui. On parlait de tout ce qui nous arrivait, notre passion pour la mode et les spectacles, nos études... Tout. Mais on s'est un peu éloignés avec le temps... La distance ne nous a peut-être pas aidé aussi, on habite à plus de sept-cent kilomètres donc bon...

- Vous avez déjà eu l'occasion de vous rencontrer ?

- En vrai ? Deux ou trois fois seulement mais on échangeait toutes les semaines à propos de ses posts.

Samuel Hammon et Elysa Lebon semblaient avoir été proches à une certaine période. S'etait-elle confiée à lui ? Était-il au courant de son envie de fuir ? Fuir qui ?

- Vous avait-elle parlé de Pierre Lehias ?

- Le photographe ? Oui bien sûr ! Ils étaient sur la même longueur d'ondes tous les deux. Depuis qu'Elysa l'a rencontré, ses photos sont mille fois mieux ! Il a ce don de la mettre en valeur en permanence et des idées de fou pour les mise en scène. Bref, elle a gagné pas mal d'abonnés grâce à lui. 

- Qui prenait ses photos avant ?

- Elle-même, elle faisait tout toute seule au début. 

Comme se rappelant soudain le contexte de cet appel, le ton enjoué de Samuel Hammon se volatilisa derrière le réconfort du silence. Une pincée de désespoir dans la voix, le jeune homme finit par demander :  

- Vous avez une idée de qui a fait ça ?

- C'est ce que je m'efforce de trouver.

- Si je peux vous aider...

Jo réfléchit un instant, assemblant le peu de pièces du puzzle qu'il avait entre les mains et demanda : 

- Vous m'avez dit que vous aidiez Elysa Lebon dans la gestion de ses réseaux, c'est bien ça ?

- C'est ça.

- J'ai appris qu'elle avait eu des problèmes. Vous savez quelque chose ?

-  Malheureusement, oui. Je l'aidais quand ça s'est passé. C'était il y a cinq ou six ans. Elysa était sur Facebook à cette époque.

-  Vous pouvez m'en dire plus ?

- Ça a commencé par quelque chose de très bête : une abonnée a laissé son avis sous une photo d'Elysa. Elle trouvait sa tenue un peu trop "garçonne". Je ne me souviens pas des mots exacts mais c'est ce commentaire qui a tout fait basculer.

En peu de temps, une cinquantaine de personnes avaient répondu de façon violente à cet avis posté simplement là. Les harceleurs avaient ensuite traqué tous les commentaires écrits par cette abonnée sous les publications d'Elysa Lebon, entraînant un véritable déferlement d'insultes.

-  Vous n'avez rien fait ? demanda Jo, consterné par l'ampleur qu'avaient pris les événements.

-  Oh si ! Avec Elysa, on masquait les commentaires, on bloquait leurs auteurs... Mais ça a pris des proportions énormes. Les harceleurs ont fini par s'en prendre au profil perso de cette fille. Son mur a été recouvert d'insultes en quarante-huit heures. Tout le monde s'y mettait soi-disant pour protéger Elysa qui, en fait, ne cautionnait rien de tout ça !

Samuel Hammon s'était légèrement emporté en ranimant ces faits qu'il aurait préféré oublier. Il poursuivit avec lassitude et une impuissance regrettée : 

- Ça ne s'est pas arrêté là, ces cons ont prit une photo sur le profil de la fille et l'ont modifié pour la faire apparaître dans toutes les situations possibles et imaginables. C'était... 

Samuel Hammon se tut pendant quelques secondes, le souffle coupé par le partage de ses souvenirs. 

-  Elle n'avait pas beaucoup de photos sur son profil ni de données persos. Sinon, j'ose pas imaginer jusqu'où ça serait aller.

- Vous connaissez le prénom de la personne harcelée ? 

- Pas du tout. Elysa en avait gros sur la conscience et voulait se racheter en rencontrant cette fille. Elle ne m'a jamais rien dit sur elle... Je crois qu'elle voulait la protéger et surtout que cette histoire reste derrière nous.

Le cerveau en ébullition par l'idée d'une nouvelle piste, Jo voulait en savoir plus sur cette fille. Et si tout partait d'une histoire de culpabilité de la part d'Elysa ? En rencontrant cette personne, dont le harcèlement était en partie de sa faute, Elysa se serait-elle dangereusement rapprochée de son futur bourreau ? Un bourreau qui se serait vengé des années après ?

- Un pseudo peut-être ? reprit Jo, plein d'espoir.

- Oui, ça je sais ! repondit Samuel Hammon, ravi de se rendre utile. C'était Lilium. Ça m'a marqué ce nom !

-  Et est-ce qu'on peut toujours accéder à la page Facebook d'Elysa ? 

- On a finit par bloquer la page mais on l'a pas supprimée. Je vous envoie les identifiants par SMS si vous voulez. On a aussi fait des captures d'écran sur le profil de Lilium, au cas où on aurait une plainte.

- Bien vu ! Envoyez-moi tout ça ! Je vous tiens au courant dès qu'on en sait plus. Ah et pouvez-vous m'envoyer une photo de vous ? Non pas que je vous soupçonne mais j'ai besoin de visualiser les personnages de mon enquête, demanda Jo en souriant.

- Pas de soucis ! J'envoie tout ça ! Et prévenez-moi quand vous trouvez celui qui a fait ça, je vous fais confiance.