Un nouveau départ

La propriété de Rosamund Hayes s’étendait sur un hectare et demi de terrain au centre de Cherry Hills Village, le quartier le plus huppé de Denver. Elle y vivait en reine dans une réplique exacte du château de Madame du Barry à Louveciennes. Elle ne recourait cependant jamais à ce dernier mot, trop commun. Elle disait « Luciennes », comme au temps de l’Ancien Régime. Et afin qu’il n’y ait aucune confusion dans le chef de ses invités, elle avait fait apposer sur son portail d’entrée cette appellation oubliée, forgée dans un cuivre doré et calligraphiée selon le tracé des lettres de la comtesse. Elle mettait enfin un point d’honneur à le prononcer à la française. Son mari, Carter, l’estropiait de son accent du Colorado et la plaisantait sur les origines fangeuses de la favorite royale. Rosamund n’en avait cure. Elle aussi était issue d’un milieu modeste. Elle n’en éprouvait aucune honte. Ses parents possédaient peu, mais leur réputation était honorable. Elle avait débuté dans la vie comme serveuse du diner de son quartier. Elle y avait rencontré Carter, alors en permission. La Seconde Guerre Mondiale dévastait la planète, un impérieux besoin d’avenir les avait poussés dans les bras l’un de l’autre et ils s’étaient fiancés sur le champ. Elle l’avait attendu trois ans, il était revenu vivant de la bataille du Pacifique. Ils s’étaient mariés sans délai. La chance leur avait ensuite souri. Doué pour les affaires, Carter avait monté sa propre compagnie d’import-export. Il commerçait avec les nouveaux alliés asiatiques des États-Unis, le Japon, la Corée du Sud, les Philippines. La reconstruction fit prospérer son entreprise. Ils devinrent multimillionnaires en une décennie à peine. Au milieu des années soixante, de retour d’un voyage en Europe, ils firent édifier Luciennes, leur maison, leur paradis.

Ce beau tableau s’était brisé le mardi 27 septembre 1977 dans le ciel de Kuala Lumpur. Le pilote du DC-8 à bord duquel se trouvait Carter manqua son approche de l’aéroport Sultan Abdul Aziz Shah et l’appareil s’écrasa sur une colline proche de la capitale malaisienne. Carter, qui avait embarqué à Tokyo et se rendait à Singapour pour y décrocher de nouveaux contrats, figura au nombre des trente-quatre victimes de la catastrophe. Son corps, brûlé et mutilé, fut extrait de la carcasse fumante et rapatrié à Denver dans un cercueil fermé. Il eut droit à des obsèques dignes d’un chef d’État. Rosamund, quant à elle, crut mourir de douleur lorsque la dépouille de son mari fut mise en terre au cimetière de Fairmount. Elle fit ériger un mausolée de marbre blanc modelé sur le Temple de l’Amour du Petit Trianon, puis se retira dans son cher Luciennes, refusant de voir ses amis et ses proches. Elle s’enterra dans l’affliction et le chagrin, ordonnant de fermer les pièces occupées par Carter, son dressing, sa salle de bains, son bureau, sa bibliothèque. Elles demeureraient intouchées, plongées dans les ténèbres. Personne n’y pénétrerait plus, de sorte que le souvenir du défunt, que son esprit y perdurent intacts. Les domestiques reçurent comme consigne de se vêtir de noir, d’œuvrer en silence et de laisser Rosamund à sa douleur. Luciennes devint une tombe hantée par des ombres. Ses murs ne résonnèrent plus des bruits joyeux des réceptions, des conversations, des tintements de la vaisselle et des verres, des froissements de la soie et du satin. La propriété se figea dans les glaces du deuil.

Rosamund connut le désespoir. Jusque-là, Carter et elle avaient vécu côte à côte, parfois séparés par ses déplacements professionnels de chef d’entreprise. Il lui téléphonait tous les soirs, tandis qu’elle poursuivait avec assiduité ses mondanités. Elle n’avait jamais éprouvé la solitude, ni ce sentiment d’abandon qui lui creusait désormais la poitrine. Ses journées de veuve se déroulaient sur un canevas creux, répété au fil des mois, puis des années. Elle errait dans Luciennes, elle se perdait dans le décompte des heures, des saisons, elle contemplait l’avenir, n’y voyait qu’un vide sans but, ni perspective. Elle était trop croyante pour s’ôter la vie, elle vécut donc comme une demi-morte, comme la veuve de Naïm, éplorée, dans l’attente d’un signe, d’un Messie qui ressusciterait Carter, son bonheur et sa paix d’antan. Personne ne vint et les années quatre-vingt débutèrent. Rosamund avait alors perdu tout contact avec ses connaissances des jours heureux. Denver lui était devenue une ville étrange et étrangère. Les derniers visages familiers qui la liaient à l’existence étaient ceux du majordome, de la gouvernante, de la cuisinière et du jardinier. Un matin lumineux de printemps pourtant, elle se contempla dans le miroir de sa coiffeuse. Elle avait vieilli, terriblement vieilli. Sa peau était parcourue de sillons profonds qui s’étoilaient autour de sa bouche et des yeux, plissaient ses joues et son front, rendaient flous les contours de son menton et de ses pommettes. Elle ne se reconnut plus, dans cette face sans fard, ni apprêt, encadrée de cheveux gris et ternes. Elle ne se reconnut plus dans cette femme à l’entame de son troisième âge. Elle sonda son cœur, s’interrogea. Elle se souhaitait belle, gracieuse et élégante, comme autrefois. Elle prit conscience que le temps avait accompli son œuvre, ses plaies étaient pansées, son deuil était terminé. Elle était prête à renaître, à s’accorder un nouveau départ.

Elle sonna Joseph, le majordome, et lui demanda de préparer sa voiture. Il acquiesça sans laisser paraître la moindre émotion. Une lueur flotta néanmoins dans ses pupilles, il était heureux de retrouver sa maîtresse. Tony, le jardinier, tint à Rosamund la portière de son coupé Mercedes SLC couleur crème et lui adressa un sourire ravi. Elle y répondit avec un plaisir renouvelé, appuya sur l’accélérateur et sentit une excitation familière l'envahir. Elle s’engagea dans Sunset Drive, tourna et retourna dans les rues paisibles de Cherry Hills Village. Elle reconnut les portails qu’elle avait jadis franchis avec Carter à l’occasion de réceptions et de fêtes, les toits des propriétés dans lesquelles s’étaient déroulés tant d’événements heureux, où elle avait passé tant d’heures insouciantes. Le goût de vivre lui revint. Elle arrêta le véhicule dans une contre-allée du country club, en sortit, demeura là à contempler les immenses pelouses de golf. Elle aspira à renouer avec ses activités, à parcourir les greens, à retrouver ses amis au restaurant, à discuter des sujets triviaux du quotidien. Elle reprit le chemin de Luciennes, résolue. Elle donna l’ordre à Jeanette, la gouvernante, d’ouvrir les rideaux et les fenêtres, d’aérer toutes les pièces, de placer partout de gros bouquets, d’illuminer les recoins où s’accrochait l’obscurité. Aussitôt, Luciennes retentit d’un remue-ménage d’aspirateurs, de seaux, de tapis soulevés, de portes claquées et d’interpellations animées. Rosamund regagna sa chambre, apaisée.

Cette pièce avait été son refuge, sa cellule de veuve. Elle s’y était retirée jusqu’en elle-même. De là, elle lancerait sa reconquête. Elle se détailla dans sa psyché. Elle avait conservé intacte sa ligne. En revanche, son visage avait souffert de ses nuits sans sommeil, de ses journées de pleurs, de ses tourments intérieurs, il avait décati, il ne lui ressemblait plus. Elle voulut retrouver sa fraîcheur, son éclat. Elle le malaxa de ses doigts, le tendit, le déforma. Un habile chirurgien saurait ranimer cette chair fatiguée. L’idée s’ancra dans son esprit. Elle débuterait ce nouveau chapitre en remodelant ses traits, en les rajeunissant, en se redessinant. En ôtant les rides de son front, le praticien ôterait également celles de son cœur, il effacerait ses malheurs et gommerait ses peines. Elle aimerait à nouveau, elle aimerait un autre homme. Elle n’oublierait pas Carter, elle aimerait avec moins de fièvre, plus d’acuité. Cette relation serait différente, aussi belle, sereine. Au bras de son nouveau compagnon, elle retournerait en Europe, en France, à Louveciennes, elle se créerait des souvenirs neufs, qui s’ajouteraient aux anciens et en raviveraient les couleurs. Elle passa dans son petit salon et décrocha son téléphone privé. Elle écouta résonner la tonalité pendant de longues secondes, puis reposa le combiné. Elle n’avait personne à qui demander conseil.

Ses intimes la tenaient pour morte. Elle leur avait condamné sa porte, refusé de prendre leurs appels. Un vide s’était formé autour d’elle, au point qu’il serait absurde aujourd’hui de les surprendre en matinée pour s’enquérir de l’adresse d’un chirurgien esthétique. Elle s’empara du bottin téléphonique. Il datait de 1977, elle le parcourut malgré tout, y trouva les noms de nombreux praticiens. Elle ne sut lequel choisir. Elle appela l’office et demanda à Joseph le Denver Post. Le majordome lui apporta l’exemplaire du jour sur un plateau d’argent qu’il posa devant elle, avant de se retirer sans bruit. Elle négligea les grands titres, l’abdication de la reine Juliana, la mort du maréchal Tito, l’élection présidentielle à venir, et se saisit des petites annonces. Plusieurs professionnels y offraient leurs services. Un encart retint son attention. Un certain docteur Gruber, diplômé de l’université de médecine du Colorado, promettait des résultats dépassant les attentes, grâce à la technique révolutionnaire de l’hydroclastie. Rosamund ne comprit pas le mot, mais fut rassurée par les mentions de stricte confidentialité et de totale discrétion. Elle composa le numéro indiqué. Une voix masculine lui répondit. Rosamund demanda un rendez-vous, il lui fut accordé pour le lundi suivant. Elle l’inscrivit sur une feuille de son bloc-notes qu’elle dissimula dans son sac. Elle ne souhaitait pas mettre au courant ses domestiques, pas encore.

Le restant de la semaine s’écoula entre tris, redécoration, reconfiguration des pièces, déplacements de meubles et de tableaux, envies d’achats. Luciennes recouvra son charme d’autrefois. Rosamund s’activa également dans le jardin, accompagnée de Tony. Elle réalisa à quel point cela lui avait manqué et se promit de ne plus demeurer éloignée de la nature. Le lundi et l’heure du rendez-vous arrivèrent enfin. Elle partit seule dans sa Mercedes jusqu’au cabinet du docteur Gruber, prétextant une escapade. L’adresse indiquée, South Jason Street, se trouvait dans South Plate, un quartier qui lui était peu familier. Elle tourna en rond, n’osa s’arrêter pour demander son chemin, finit par aboutir dans la rue au hasard d’un croisement. Le numéro 2162 était un bâtiment terne et de plain-pied. Elle se gara sur le parking réservé à la clientèle. Une plaque confirmait qu’officiait là le docteur Eugene Gruber, hydroclastologue. Elle pénétra dans une salle d’attente anonyme. Elle s’assit, incertaine. À dix heures précises, un homme en blouse blanche entra et se présenta à elle comme le docteur Gruber. Il inspira aussitôt à Rosamund une confiance doublée d’une étrange attirance. Eugene Gruber était mince et élancé, les cheveux gris, l’allure dynamique. Il avait dû être très beau dans sa jeunesse. Rosamund lui attribua une cinquante d’années. Elle le suivit dans son cabinet, contempla les diplômes accrochés aux murs dans des cadres dorés, les étagères remplies de livres médicaux, les schémas et les coupes anatomiques, ce décor particulier dont s’entouraient les praticiens pour établir leur expérience et leur compétence. Elle se détendit, elle avait trouvé son rédempteur. Elle se confierait à lui entièrement, corps et âme. D’un coup de bistouri magique, il effacerait les marques du temps et la rendrait plus désirable. Le médecin l’invita à prendre place devant lui, parcourut son visage de ses yeux experts, s’enquit de ses attentes. Rosamund lui raconta son veuvage, son deuil, ses espoirs anéantis, puis ressuscités, le nouveau départ auquel elle aspirait, son besoin fantastique de se plonger dans une fontaine de jouvence et d’en ressortir à son avantage. Le docteur Gruber hocha la tête, compatit puis entreprit de lui détailler sa méthode révolutionnaire, garantissant des résultats spectaculaires sans causer le moindre dommage. Rosamund se perdit dans ses explications techniques, émaillées de mots scientifiques compliqués. Elle fut plus sensible aux photos qu’il lui présenta, des avant-après qui brisèrent ses dernières résistances. Les patientes marquées, vieillies, ramollies s’y métamorphosaient en grâces rajeunies, leurs rides comblées, leurs contours nets, leurs profils lisses et raffermis. Éteintes, ternes sur le premier cliché, elles resplendissaient sur le second. Rosamund voulut leur ressembler, devenir une femme nouvelle, ôter les outrages du temps.

Le docteur Gruber se livra alors à un examen approfondi. Il manipula son visage en expert, puis se rassit et repartit dans ses circonvolutions médicales. Elle comprit à demi-mot qu’il acceptait de l’opérer. Elle ressentit une gratitude immense envers lui. Il était son sauveur, il la sortirait du tombeau dans lequel elle s’était ensevelie. Sans même les détailler, elle signa les décharges et autres documents qu’il lui tendait. Il lui demanda, en conclusion, la totale confidentialité quant à son opération. Elle lui avoua qu’elle vivait seule avec ses domestiques. Il lui recommanda de leur prétexter un séjour chez une connaissance. L’intervention durerait plusieurs heures et il lui faudrait ensuite compter une semaine de soins postopératoires. Il la mena jusqu’à une chambre confortablement meublée et dotée d’équipements dernier cri. C’est là que se déroulerait sa convalescence. Lui-même logerait à côté et la surveillerait en permanence. Rosamund rentra à Luciennes euphorique et consacra les deux journées suivantes aux préparatifs nécessaires. Elle inventa à Joseph et à Jeanette avoir recroisé son ancienne amie, Laura-Louise McBirney, et avoir reçu de sa part une invitation à séjourner chez elle, afin de rattraper le temps perdu, de s’adonner à quelques séances de golf et de shopping et de reprendre le fil de leur relation. Le majordome et la gouvernante exprimèrent leur joie et lui souhaitèrent le meilleur séjour possible. Le jeudi venu, Joseph descendit sa valise et la plaça lui-même dans le coffre du coupé Mercedes. Il fut rejoint par Jeanette, Tony et Hilda, la cuisinière. Tous saluèrent longuement de la main le départ de Rosamund. Elle leur répondit avec affabilité, mais lorsqu’elle déboucha dans Sunset Drive, son esprit n’était plus préoccupé que par le docteur Gruber.

Elle arriva en avance à son cabinet. Il l’attendait et l’aida à s’installer dans sa chambre. Il lui fit avaler un premier calmant, de sorte qu’elle soit parfaitement détendue, puis sortit de la pièce. Rosamund se sentit bientôt flotter dans les airs. Elle ôta ses vêtements et enfila la blouse de coton préparée par le médecin. Il revint et l’amena à la table d’opération. Elle s’y allongea comme sur un lit de roses. Le docteur Gruber prit ses paramètres, les trouva excellents. Elle était prête. Il s’éclipsa à nouveau, puis reparut ganté, masqué et coiffé d’une protection stérile. Il s’approcha d’elle et piqua l’intraveineuse dans son bras droit. Elle sentit une infime douleur, puis s’enfonça dans la spirale noire et nébuleuse de l’inconscient. Elle y demeura un moment indéfini. Quand elle revint à elle, son corps lui sembla léger, cotonneux, sans doute l’effet de l’anesthésie qui se prolongeait. Elle ouvrit les yeux, mais ne put remuer ses lèvres. Sa tête était enveloppée dans des bandages. Après un effort prodigieux de volonté, elle se redressa et s'aperçut qu’elle était de retour dans sa chambre, allongée entre ses draps, sur son lit de repos. Elle se replaça dans le creux douillet de son oreiller et se rendormit. Lorsqu'elle se réveilla, la nuit était tombée. La pièce était plongée dans l’obscurité, seule une veilleuse à son chevet dispensait une lumière diffuse. Elle eut soif, mais ne vit aucun verre à sa portée, juste le bouton d’appel. Elle tendit la main en sa direction, sans effet. Il lui fallut un long, très long moment pour réaliser que la moitié de son bras manquait. Elle s’agita, tenta de se lever, en vain. Elle se tortilla encore, jusqu’à constater l’atroce évidence : elle avait été amputée des bras et des jambes. Les premiers s’arrêtaient désormais à ses coudes, les seconds à ses genoux. Elle voulut hurler, mais seul un son étranglé sortit de sa gorge. Elle chercha à formuler une explication rationnelle à cette mutilation, mais n’y parvint pas, ce qui accrut la terreur qui la dévorait. Le docteur Gruber surgit dans son champ de vision. Il se pencha sur elle et tout en lui caressant les cheveux, lui murmura à l’oreille des mots d’un ton lénifiant. Il avait éprouvé un désir intense pour elle, dès le premier regard. Il avait voulu la posséder totalement, ne la partager avec personne, tant elle était belle. Hélas, elle aurait été comme ses autres patientes, elle l’aurait quitté, abandonné et oublié une fois ses bandages enlevés. Il avait donc décidé, son visage remodelé, de lui ôter ses quatre extrémités. Ainsi, ils demeureraient unis à jamais. Il l’embrassa tendrement. Rosamund émit un hoquet et retomba inerte, chenille humaine désormais privée de toute force.

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axel
Posté le 17/03/2024
bonjour,
c'est une nouvelle ou le premier chapitre d'un roman ?
Le passage du deuil à son envie de revivre est un peu trop abrupte. J'ajouterais un élément déclencheur.
Je ferais peut-être des paragraphes plus courts.
JulienVillefort
Posté le 18/03/2024
Bonjour !

Il s'agit d'une nouvelle. Je vous remercie pour votre lecture et vos conseils, j'en tiendrai compte lors de mes corrections.

À très bientôt !
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