Si nous devions expliquer le désamour, nous commencerions par décrire notre village, coincé dans les collines arides, à la lisière du désert. Les rares voyageurs de passage s’extasient de la blancheur de nos murs, la grâce de nos plantes et de nos femmes, qu’ils qualifient de beautés sauvages, sans considérer leurs épines. Ils s’arrêtent à la bara, dans l’ombre fraîche de l'église, mangent un plat de fèves et de mouton et complimentent la simplicité de notre vie, rassurés qu’ils sont de savoir que le soir-même, ils seront à la ville, que leur lit sera tendu de draps qui ne crisseront pas de sable, et que s’il commandent une cerveza, elle leur sera servie fraîche.
Nous descendons d’un peuple de fermiers, pétris de terre et de sable, oubliés là au détour d’une guerre sans nom, si tant est qu’elle a eu lieu. Les gens d’ici restent par peur du là-bas. Ils se contentent des pierres sèches et de la terre avare en se passant, de génération en génération, la promesse des orages à venir et la mémoire de ceux passés. Arrêtez-vous chez nous plus d’une heure, et l’on ne manquera pas de vous montrer une discrète cicatrice, sur le flanc de l’église, souvenir d’un jour où il avait tant plu que la moitié de la colline nous a dégringolé dessus. À entendre les anciens en parler, alors même qu’ils n’étaient pas encore sortis du ventre de leurs mères quand cela est arrivé, des torrents de boue se sont jetés à l’assaut de nos maisons basses, et tout aurait été emporté, si l’église n’avait pas bloqué le flot. “Un miracle”, disent-ils en levant les bras au ciel. Un miracle qui a noyé la moitié du village, mais cela n’a pas tant d’importance, comparé à la beauté de l’histoire.
Nous savons, nous, ce qu’il en est des miracles. Nous en avons vu de près. Notre tante, par exemple, ne pouvait pas avoir d’enfant. Elle a prié à en avoir les genoux bleus. Elle a demandé à genoux, puis les mains jointes au-dessus de sa tête de permettre à son ventre de s’arrondir. Elle a promis qu’elle ne lui demanderait jamais rien de plus, s' il acceptait de répondre à sa requête.
Le ventre de notre tante resta toujours aussi plat et infécond qu’une pierre du désert. À la place, son beau-frère et sa sœur, qui venait de donner naissance à un enfant, durent prendre le lit, terrassés par un mal mystérieux. La fièvre les emporta en trois jours, sans qu’aucun remède n’ait fait effet, Craignant de voir le nourrisson périr avant d’avoir connu le salut, le prêtre insista pour le baptiser immédiatement, malgré les auspices du jour. C’est ainsi que nous reçûmes le nom de Maria della Candelaria, portée au-dessus des fonds le jour des ombres, enrobées dans la culpabilité de notre tante comme dans une couverture. Dieu avait répondu à sa prière, il lui avait donné un enfant, et du même geste, il s’était assuré qu’elle ne pourrait jamais l’aimer.
Nous étions la preuve de son égoïsme. Pire, elle avait perdu sa soeur, sa Maria del Sol, troquée contre un enfant vouée aux ténèbres, aussi changeante et multiple que les ombres jetées sur les murs par la flamme d’une bougie.
Bien vite, nous comprîmes qu’elle n’aimait de nous que le souvenir de sa soeur. Elle faisait l’éloge de nos sourires lumineux, lavait nos cheveux et nos yeux à l’urine pour les éclaircir, écartait sans cesse nos cheveux de notre visage, de peur d’y voir une ombre, et refusait de reconnaître que nous étions tant en une. Elle ne voulait voir que notre clarté, refusant de voir qu’elle n’était qu’une pâle copie de celle de notre mère. Lorsque nous sortions un bras ou une jambe en trop, lorsque nous révélions devant elle un visage sombre, elle se détournait, ses lèvres serrées.
Longtemps, nous nous sommes efforcées de lui plaire, de répondre aux attentes de tous. Nous sourions, nous claironions, lorsque nous aurions voulu murmurer. Nous brulions notre joie et notre chair à notre flamme intérieur pour la faire briller plus haut, plus clair. En vain. Ceux qui aimaient tant la Maria del Sol, sa force vive qui expose et répare, s’enflamme mais pardonne aussi vite qu’elle condamne, durent apprendre à vivre avec nous, avec la déception constante de converser avec la lune alors qu’on a espère le soleil. Nous grandîmes ainsi, à cacher nos ombres derrière un masque pâle, à étirer notre clarté plus loin que nous ne le pouvions pour épouser une forme qui n'était pas la nôtre. Nous n'avions pas de repos, honteuses de désirer le crépuscule et la nuit quand nous aurions dû nous pâmer devant l’aube, harassée de sans cesse endurer les rayons de l’astre diurne, même derrière les volets clos du confessionnal.
Très vite, nous nous découvrîmes amères, aigres comme du lait tourné. Sortir de la maison de notre tante nous était davantage insupportable avec chaque lever de soleil et chaque échappée vers l'ombre nous laissait encore affamée de repos. Nous vaquions à nos responsabilités comme un animal pris au piège, rageant, nous déchirant de l’intérieur pour ne pas décevoir tous ceux qui nous répétaient, encore et encore, combien nous leur rappelions notre mère.
Notre salut survint lorsque notre oncle, faisant contre manque de fils bon coeur, nous emmena avec lui à la ville afin de l’aider durant la grande foire annuelle. Pour la première fois, nous quittâmes le village, et nous nous retrouvâmes projetés dans un maelstrom inattendu. Puant. Enorme. Et surtout : indifférent. Là, personne ne nous regardait. Personne ne s’attendait à ce que nous nous comportions d’une manière plutôt qu’une autre. Les passants se croisaient sans se connaître, sans prêter attention à qui portrait en lui le souffle du vent ou le tourment de la mer. Nul ne s’inquiétait de notre pâle lueur ou de notre multiplicité. À la fin de la journée, nos bras et nos jambes s’activaient sans que nous ne prenions la peine de les cacher. Cela ne nous était pas arrivé depuis tant de temps. Devoir remonter sur la charrette pour retourner au village nous demanda plus de courage que nous en avions. L’idée de devoir retourner à nos sournoiseries et nos mensonges nous était si insupportable qu’elle nous épinglait au sol comme un papillon sous l’aiguille du collectionneur. Nous parvînmes néanmoins, à force de cajoleries et de culpabilité, à convaincre la majorité de notre corps de bien vouloir grimper. Les plus acharnées d’entre-nous, elles, n’acceptèrent de lâcher les murs auxquels elles s’agrippaient que lorsqu’une voix plus raisonnée que les autres leur fit remarqué que nous n’avions rien, sinon les vêtements sur notre dos. Que ferions-nous, dans cette grande ville ? Seule, certes, mais démunie. Où habiter ? Quelle maison, quel bâteau nous accepterait ? Ce grain de bon sens scella notre décision. Nous revînmes, et comme avant, nous nous efforçâmes. Mais pendant que nous présentions à chacun celui de nos visage qui lui convenait le mieux, nous commençâmes à préparer notre fuite.
J'avoue que cette première personne du pluriel m'a tout d'abord un peu bloquée, mais au final, la richesse de ta plume m'a convaincue d'insister et je ne le regrette pas.
J'aime beaucoup cette ambiance de village pétri de croyances (parfois païennes) et de soleil, gouverné par les ancêtres, le devoir et la culpabilité. Je comprends pourquoi Maria veut partir.
Je file lire la suite.
PS : pendant que j'y pense, ton prologue m'a rappelé par certains côtés le texte de C.Kean : Le chœur des oiseaux. Malheureusement l'autrice s'est éloignée de PA en laissant son histoire inachevée mais je te conseille le début, c'est un univers ciselé (fantasy inspirée du second empire) et une plume que je trouve superbe.
Waw !!
Je viens découvrir ton histoire dans le cadre des Ho et c'est une sacré découverte ! J'ai adoré ce premier chapitre et j'ai un gros coup de coeur pour ta plume !
J'adore la narration en "nous", qui est aussi originale qu'intrigante : qui décrit-elle, une personne qui se croit multiple, une fratrie, un concept ? Tout est imaginable, j'ai beaucoup aimé me questionner à ce sujet au fil du texte.
J'aime beaucoup le ton de ta narration, mordant et parfois cynique (le passage de l'église par exemple). Il y a beaucoup de personnalité et je ne me suis pas ennuyé un instant.
Ta plume est également très imagée et j'ai réussi à bien me figurer les différents décors. J'aime bien ce petit village à la difficile comme cadre de ton intrigue.
Le titre de chapitre est excellent, il colle bien à l'ambiance de ce chapitre.
Mes remarques :
"“Un miracle”, disent-ils en levant les bras au ciel. Un miracle qui a noyé la moitié du village, mais cela n’a pas tant d’importance, comparé à la beauté de l’histoire." j'adore !!
"Notre salut survint lorsque notre oncle, faisant contre manque de fils bon coeur," belle tournure, jolie trouvaille !
"voix plus raisonnée que les autres leur fit remarqué" -> remarquer
Je continue avec grand plaisir !!
Il me semble que je ne t'ai jamais lu - et les Histoires d'Or me permettent de rattraper ça ! Tu as une très jolie plume, qui nous immerge avec douceur dans ce village, son atmosphère - avec un ton qui a quelque chose d'un récit légendaire. On dirait de ces souvenirs que les anciens se racontent aux veillées, sur le passé de tel ou tel lieu, les "on dit" locaux, les miracles (ou du moins les phénomènes curieux considérés comme tels).
Je poursuis avec plaisir cette lecture au style poétique <3
Et ce sont les HO qui m’ont amenée sur cette histoire et je ne suis pas du tout déçue ! Pour commencer J’ADORE le concept “fais donc un vœux… et regrette le ahahahah”. Techniquement elle a eu ce qu’elle voulait ^^’
Ce “nous” est très, très intriguant! Hâte de découvrir la suite!
Je découvre ton introduction avec délice, j'ai trouvé ce texte vraiment prenant et très bien écrit, je n'ai pas grand chose de plus à dire ^^"
L'ambiance m'a fait pensé un peu au film "Piccolo corpo", je ne sais pas si tu l'as vu ? Enfin c'est très différent, il n'y a pas vraiment de rapport en fait (déjà c'est en Italie, pas en Espagne), mais je n'ai pu m'empêcher de faire un lien je ne sais pas trop pourquoi, une question juste d'ambiance vraiment je pense, et un peu de thématique aussi ^^"
En tout cas j'ai beaucoup aimé cette intro, j'irai lire la suite ! : D
Merci de ta lecture. Au passage, est-ce que la découverte de la narratrice plurielle t'a dérangée ?
et bien non ça ne m'a pas dérangée du tout, je me suis laissée porter par ce "nous" sans trop me poser de questions, j'ai trouvé cela intriguant mais pas gênant du tout : )
J'aime bien la tension dans ce texte. Je suis une grande adepte des récits gothiques, je vais en lire un tout bientôt dans une lecture commune, j'ai hâte.
L'ambiance de ton récit est prenante, et j'en voudrais plus, on arrive trop vite à l'accouchement. On ne pleure pas les parents disparus, on ne ressent pas bien le lien entre les deux sœurs. Ou alors si cela arrive plus tard dans le récit, on a été spoilé!
Le "Nous" est entraînant, comme si c'était le village entier qui parlait, comme un chœur antique. On comprend plus tard qu'il s'agit d'un pronom pour Maria et ses doubles. Pour moi cela a fait une coupure dans mon élan de lecture, je me suis sentie trompée !
Merci pour ce texte et bravo d'avoir osé te lancer.
J'ai la dent dure concernant mes retours( tu penses bien que je le suis mille fois plus envers mes propres écrits, c'est pour ça que n'ose pas montrer mes textes...) mais j'essaie d'être toujours juste, et jamais méchante. Je sais trop le travail qu'il y a derrière :)
La bises à ta petite crevette qui dort de mieux en mieux, j'en suis certaine !
Plus va arriver, c'est juste un début pour placer un peu l'ambiance et présenter un de mes personnages principal... mais comme tu as pu voir, je suis tributaire d'un petit tyran qui... non, ne dort toujours pas, mais merci de ton soutien XD. Ca va venir.
Je t'avoue qu'effectivement, les parents disparus ne sont pas censés être pleurés donc je ne veux pas y perdre plus de temps que ça XD. Ils ont un rôle très périphérique dans cette histoire. Le cœur de ce récit est la question de la transmission : comment l'on se mesure à son ascendant, comment l'on évalue ce qui nous a été, ou non, légué, comment l'on approche sa propre maternité et ce que l'on veut passer, ce qui devient notre légende. C'est vaste et prenant, et je crois que je n'en ai encore effleuré que la surface.
Je suis intéressée de savoir pourquoi tu t'es sentie trahie par ce "nous" singulier. C'est vrai que perso, je n'en suis pas à mon coup d'essai de ce côté là, dans mon premier roman, je commence à la troisième personne, je passe au "tu" et je finis au "je", alors je suis peut-être un peu désensibilisée.
Au passage, ne t'en fais pas, tes critiques sont très gentilles, et je pense qu'elles pourraient peut être être un peu plus détaillée à l'avenir, si tu veux bien continuer à me lire. Ca fait quelque chose comme 10/15 ans que j'écris de manière "sérieuse" et j'apprécie les retours bien étayés. Je me suis faite essorée dans tous les sens, et j'ai appris une leçon importante ; si je suis vexée par une critique, il peut y avoir deux raisons :
- soit la critique est insultante (malheureusement, il y en a parfois, mais j'ai eu de la chance, ça m'est très rarement arrivé).
- soit la personne a tellement raison que mon petit égo est blessé, auquel cas, je me prends un peu de temps pour lui mettre un pansement, et je me remets au boulot. C'est pas le plus facile, mais j'apprend, petit à petit.
Ton premier chapitre est incroyable, on ne peut pas s’arrêter de le lire et j’adore le petit côté sarcastique !^^
Remarques tout au long de la lecture :
« Si nous devions expliquer le désamour, nous commencerions par décrire notre village, coincé dans les collines arides, à la lisière du désert. » —> Cette phrase est vraiment superbe pour commencer l’histoire, elle annonce d’emblée le côté sarcastique ! Et c’est aussi une très jolie manière de poser le décor ! :)
« Les rares voyageurs de passage s’extasient de la blancheur de nos murs, de nos plantes et de nos femmes, qu’ils qualifient de beautés sauvages, sans considérer leurs épines. » —> Ici, je vois bien qu’il y a une figure de style, mais je ne suis pas sûr de l’avoir bien comprise…😅 La blancheur des murs et des femmes, je la comprends, mais pas celle des plantes… Est-ce que c’est au sens figuré ou au sens propre ? Le plantes sont vraiment blanches ? Et aussi, je n’ai pas bien compris pourquoi ils qualifiaient les femmes de « beautés sauvages », s’ils disent juste avant qu’elles sont blanches (et donc innocentes ?). Et dernière chose, je n’ai pas compris pourquoi ils n’auraient pas considéré leurs épines, alors qu’ils les ont qualifié de « sauvages ». Voilà voilà, après, je n’ai peut-être juste pas le savoir nécéssaire pour comprendre cette phrase…
« Un miracle qui a emporté la moitié du village, mais cela n’a pas tant d’importance, comparé à la beauté de l’histoire. » —> Encore une jolie touche de sarcasme, j’aime particulièrement cette partie !^^
« C’est ainsi que nous reçûmes le nom de Maria della Candelaria […] » —> Ici, je n’ai pas bien compris pourquoi elle parle en « nous », mais c’est peut-être parce que c’est trop tôt dans l’histoire pour le savoir… Ou alors, avec la fin du chapitre, j’ai l’impression que cette enfant a plusieurs personnalités…
« Dieu avait répondu à sa prière, il lui avait donné un enfant, et du même geste, il s’était assuré qu’elle ne pourrait jamais l’aimer. » —> Argh, cette phrase est vraiment bien tournée, mais c’est tellement cruel !^^
« […] troquée contre un enfant vouée aux ténèbres, aussi changeante et multiple que les ombres jetées sur les murs par la flamme d’une bougie. » —> Voilà, cette phrase-ci me fait penser à une personne qui a plusieurs personnalités. En tout cas, cette comparaison est très jolie. :)
Voilà voilà, désolé pour mon commentaire un peu long…
Et tout cas, j’ai hâte de lire la suite !^^
"mangent un plat de fèves et de mouton et complimentent la simplicité de notre vie"
"mangent un plat de fèves et de mouton puis complimentent la simplicité de notre vie"
Mais si la répétition est voulue, alors oui ça donne un charme à l'écrit. Je ne saurai dire si vous l'avez placé là par choix !
Merci beaucoup pour ton message. Je compte mettre la suite... quand j'aurai le temps de la poster. Je pense que la répétition est surtout liée à une étourderie. Je soupçonne fortement que j'ai été distraite en écrivant, et je me suis raccrochée à l'idée pour ne pas l'oublier... pour l'écrire deux fois et ne pas m'en rendre compte. Ca m'arrive souvent ces derniers mois, vu que j'ai beaucoup de mal à me trouver du temps pour écrire, et que je suis obligée de le faire en douce, par trances d'une ou deux minutes.