Tic...Tac. Tic... Tac
Les secondes s'égrènent. Le temps s'étire. Les heures défilent.
Il a le regard fixé sur sa montre.
Voir. Ecouter.
Comprendre. Entendre.
Trois heures. Ou plus exactement : trois heures, cinq minutes et 10 secondes. Pas une de plus, pas une de moins. Trois heures de réunion, cinq minutes pour être là, avant eux, pour installer cette scène d'un décor hiérarchisé. 10 secondes pour aligner ses ressentis.
Puis la porte s'ouvrira, ils entreront. Le compte à rebours sera lancé.
Il arrive. La salle est grande, elle est blanche et bleue. Silencieuse. Il s'exécute. Ses actions sont automatisées, ses mouvements mesurés. Il sait que l'abstraction est sa solution, son unique moyen de voir. S'il ne s'entend plus lui même, il saura les entendre, eux. Il pourra savoir. Savoir pourquoi. Pourquoi il est là.
Les sièges sont disposés autour de cette table de verre. Cette table si polie, qu'elle forme un cercle translucide d'un réalisme troublant de faux semblant.
Ils arrivent. Il les entend. Des pas dans le couloir. Des éclats de voix maîtrisés, aiguisés par la force de l'habitude, se glissent, confiants à travers l'interstice de la porte métallique. Il se tait car il sait. Il sait que dans exactement 10 secondes, l'assistante ouvrira la porte. Ses collègues suivront. Et dans exactement 30 secondes lorsque tout le monde sera installé dans la plus parfaite chorégraphie de salutations mécanisées et ordonnées par le jeu social, le directeur entrera. Le silence se fera. Tout commencera. Et tout finira dans 2h 59min et 30 s.
L'assistante entre. Son tailleur bleu se fond dans le décor de glace. Ses lèvres sont rouges. Elle le salue. Il répond, il joue son rôle, dicté par la simulation de l'indifférence. La chorégraphie s'exécute.
Il la voit, il les écoute.
Mais l'entend-t-ils ? Les comprend-t-ils ?
Ils sont installés et lui aussi. Le dos si droit, statufié dans la posture d'un professionnalisme sans faille qui caractérise son alter égo.
14h00 minutes et 30 secondes. Le directeur entre. Le silence éclot, écorche les murs et assourdit les tympans. Puis les salutations polies fusent. Des marques de respect, non feintes, comme il le pense. La réunion débute.
Le dialogue, si bien organisé s'enchaîne à travers une fluidité mécanisé. Tout est prévu. Chaque prise de parole maîtrisée. Par tous et par personne. Les mots défilent, les minutes passent. Il joue son rôle, prend la parole quand il le faut sans savoir pourquoi il le fait . Pourquoi maintenant. Si impuissant. Mais tout est si parfait. Trop parfait. 14 heures et 55 minutes. Les sourires crispés s'enchaînent. Les arguments s'étiolent et toujours et encore, tenir. Jouer, acter. 15h15 Il tient toujours. L'air est si frais. Si bleu. Il n'y a pas de rayons naturel. Pourquoi ? La question tourne, encore et encore. 15h35 Son cerveau est martelé par cette boucle répétitive. La réunion. 15h55 Toujours la même. Toujours ce cercle. Des personnes si bien synchronisées entre elles. Les émotions, parfaitement maîtrisées. 16h15 Les sourires... Les sourires, comment sont - ils les sourires ? Forcés ? Cela se pourrait. 16h35 Mais tout est si lisse et si parfait. Si peu vrai. La lumière est artificielle. Il pense: c'est le plus bel artifice de ma vie. Ma vie est le plus parfait des artifices. Et les mots qu’ils entend sont toujours les même.
16h55
Il les voit sur leur lèvres qui articulent chacun des sons prononcés. Il n'y a pas de demi silence. 17h15. Soit le silence éclate entre les murs de cette salle, soit leur mots la remplissent d'échos calculés. Il les écoute. Leur paroles sont bien pensantes d'un vide intersocietal. 17h35
Il n'entend pas, ne comprend pas. Mais il tient. Il s'exécute. 17h55 Soudain l'assistante le fixe. Ses yeux sont bleus. Bleu ciel. Ses lèvres sont rouges. Rouge vermillon. Pourquoi le regarde-t-elle ? Ses lèvres bougent. Des mots. Ce sont des mots qu'elles articulent. Mais il n'entend plus. La salle est si blanche, comme un nuage. Si froide, comme un glacier bleu. Comme le ciel azuré. Mais il voit. Il voit, encore. Il regarde sa montre : 17h56. Son regard écorche son reflet qui apparaît sur cette table miroitante. Il est pâle. Et soudain, il comprend, il est un acteur. Sa vie est un film dont le réalisateur lui est inconnu. Il relève les yeux. Ils le regardent. Tous, pourquoi ? Qui sont-ils réellement. Ses collègues ? Vraiment ? Avec leurs yeux perçants de jugement. Et soudain, il entend. Défaut. Défaut de professionnalisme, il n'a pas répondu à la question dans la seconde. Manque de réactionnisme. Atteinte à l'entreprise. Revoir ses objectifs de carrière. Plus il entend ces mots et plus il comprend. Le jeu, les rôles. La perfection synchronisée, l'attention constante. Le vide, si vrai. L'authenticité d'une entité qui mène le temps, qui l'entraîne sans qu'il puisse comprendre. Il a compris, il a rompu la boucle. Il est hors du temps.
Il est 18h00.
Le silence bourdonne. La pièce est si blanche, aveuglante d'une vérité sans faille. Il est éblouit. Il a réussi. Son courage l'a saisi. A la vie...