- Cormac, c'est un nom d'écrivain ça.
L'autre mec, ça fait une heure qu'il cause. Même la chaleur ou mon CD de country à fond l'empêchent pas de parler. Il me gave. Je les repère facile les gens comme ça : ils écoutent jamais. Ils entendent la surface, mais c'est tout, et ils s'en foutent. Ils écoutent jamais mais ils parlent, parce que c'est ça le plus important.
Ils ont du mal à regarder les autres dans les yeux aussi, je sais pas, comme s'ils avaient peur d'arrêter la machine, de se poser pour analyser les choses.
J'aime pas les gens comme ça. Mais bon, ça va, c'est que le temps d'un trajet.
Mes doigts cuisent, presque soudés au cuir du volant. Les guitares et les tambours s'épuisent, le soleil tape sur le pare-brise et une poussière compacte est suspendue au-dessus de la route, grosse bête qui a l'air de crever sous la chaleur.
On est quasiment les seuls sur la route.
Derrière, ça continue de parler sur un ton savant. Jenn à côté de moi a l'air tellement saoulé… mais elle sourit. Ça me fait rire. L'autre se tait direct, et par le rétroviseur – crade, faudrait que j'y passe un coup de torchon – je crois comprendre qu'il est vexé.
- Ah, vous vous moquez ? lance-t-il, faussement léger.
Offensé comme un prince.
- Nan. Je pensais à un truc, c'est tout.
L'air de rien, toujours concentré sur la route, je l'observe. Pensif, il regarde dehors. Dieu, la vitre est crade aussi. En fait c'est la bagnole toute entière qui est crade. Jenn me tanne tellement souvent pour que je la lave. En fait, elle me tanne pour plein de trucs. Quand j'ai pas la motivation, je sais qu'elle me la donnera. Qu'elle essaiera au moins.
Elle m'aide beaucoup, heureusement qu'elle est là heureusement heureusement avec moi toujours
Friture sur la ligne. On entend des bribes de voix en filigrane de la musique. C'est quoi cette connerie, encore ? A quoi ça sert de mettre un CD si ça t'évite même pas les inconvénients de la radio… ça dure, et plus ça avance, plus on dirait que l'émission fantôme prend du poids. On comprend quasiment rien, cela dit.
…. chhhhhhemin. r… rr…. oute
Drôle de litanie. Bon, j'en ai marre. Jenn donne du poing sur le haut-parleur de son côté, mais ça change rien. Je sors le CD, je souffle dessus, puis je le remets.
chhhhhhh… chhh… ouuuuuuuuu
Est un chhhhhheeemin
- C'est fou ce qu'il fait chaud, hein ?
Brusquement, la country reprend ses droits. Aussitôt après le premier accord nasillard, la tête de l'auto-stoppeur s'est détournée de la vitre, de manière un peu saccadée comme un automate, et il a recommencé à causer. C'est fou, tant de synchronisation.
- J'avais déjà entendu que le climat était difficile en été par ici, mais il faut le vivre pour comprendre ce que c'est !
Et c'est reparti. Le soleil tape tape tape je m'imagine au bord d'une piscine, avec Jenn, une clope au bec un crépuscule bien riche de pêche et de rose et la fraîcheur du ciel juste avant la nuit qu'est-ce qu'on serait bien là juste tous les deux
Je transpire. C'est vrai qu'on a l'impression d'étouffer à l'intérieur. Ouvrir les vitres ce serait pire, il y a trop de poussière, une poussière roussie, presque rouge. Vue d'ici, on la prendrait pour un nuage prêt à se déverser sur la terre.
En plus, la route est toute droite. Et quand on est au volant et que ça tourne jamais, qu'est-ce qu'on se fait chier.
Quand je fais de nouveau gaffe à lui, le gars en est à parler de sa grand-mère et de sa manie de collectionner les chats. Jenn fait une grimace et moi, comme un con, je rigole.
- Vous vous moquez ?
Qu'est-ce qu'il fait chaud. Je commence à avoir mal au crâne, surtout que j'ai oublié mes lunettes et le soleil en fusion qui déchire net la poussière me transperce les yeux comme des clous. Ça fait mal ça fait mal ça fait mal bordel ça fait mal
- Nan. Je suis fatigué, c'est tout.
Cchhhhhhhhhhhemin est uuun chemin
- C'est pas vrai, je maugrée.
- Monsieur, est-ce que vous vous vous moquez ?
Lui, il commence à me les casser. J'étais en train de sortir le CD pour voir s'il était pas rayé quand sa question stupide – sans rire, il aurait dû faire perroquet - me fait relever la tête. Ça loupe pas : dès qu'il a senti mon regard, il a détourné le sien pour s'abîmer dans la contemplation de la vitre sale. Absurde, quoi.
Rrrrrroute bien dr… bien drrrrrrroite
- Une route bien droite, ça oui, je marmonne. Biiiiiiieeen droite.
C'est un bulletin trafic leur truc, ou quoi ?
Mon CD n'a pas une éraflure. Le lecteur aussi semble clean. Comme la première fois, mon passager dit plus rien. Il regarde dehors. C'en est presque énervant, la manière dont il nous ignore Jenn et moi, comme ça.
Allez, je fais une dernière tentative. Hop. Je passe les premières chansons jusqu'à la septième, ma préférée. Comme si c'était pour le ranimer lui que j'avais appuyé sur le bouton, l'auto-stoppeur reprend là où il s'était arrêté dans son discours abracadabrant. Il paraît qu'il connaît un type qui connaît une fille qui… Sur les premiers accords, je me prends à fredonner :
- Une route bien droite…
Je transpire de plus en plus, et dehors l'air se charge encore de cette poussière presque liquide, le soleil la perce avec la fureur de ses flammes chauffées à blanc et frappe contre mes tempes comme un marteau sur une enclume. J'ai le sentiment que mon CD va me trahir très bientôt. On a été potes des années lui et moi il a toujours bien marché pourquoi s'en prendre à moi maintenant maintenant alors que j'ai besoin de lui pour couvrir les logorrhées de l'autre con bordel je vais m'énerver je vais
Ça me stresse. Et ça me stresse d'autant plus, c'est d'autant plus tragique que c'est ma chanson préférée. Mes mains se crispent sur le volant. Un peu de sueur me coule dans le cou, dans les yeux. Qu'est-ce qu'il fait chaud. Ça me démange de lui dire de la fermer, que j'en ai rien à foutre de ses histoires. J'en ai rien à foutre rien à foutre j'en ai rien à foutre
Comme à chaque fois quand je suis énervé, mon cœur bat un peu trop vite, ma respiration s'accélère. J'ai mal au crâne. Je l'ai déjà dit ? J'ai mal au crâne, ouais.
- Chhhhhhhht.
Jenn pose une main fraîche sur mon avant-bras.
- Ça va, détends-toi.
Je hoche la tête. D'accord. D'accord. Il y a pas de raison de s'énerver. Pas de bonne raison. Et puis, la route va bien finir un jour, et l'autre là, on le reverra plus.
Est un chemin la mort une rouu…. ouuuuuuuuu
Je donne un grand coup de mes paumes sur le volant.
- Bordel, c'est pas vrai !
Comme si un éclair m'était tombé dessus, je suis parcouru d'une vague électrique. Pendant un moment je vois plus rien. Je sens plus rien, j'entends plus non plus j'entends plus j'entends plus il faut que j'entende je vais mourir mourir mourir
Quand je retrouve mes sens, Jenn m'a lâché le bras.
- Mon poulet, souffle-t-elle. Pourquoi ? Tu m'avais promis…
Qu'elle m'appelle poulet, ça me fait rire.
Et ce rire-là, j'ai aucune prise dessus. Remonté du fond de ma gorge, il résonne jusque dans mes tripes, il tend chaque fibre de mon corps. Je le termine sur une toux, un étranglement.
- Vous vous moquez de moi, je le sais.
La mort est un chemin une route
Je freine, rétrograde, pousse la voiture sur le côté. On s'arrête, dans un nuage de poussière sanguine qui recouvre et imprègne les vitres. Dan ma tête, dans un concert d'images vives et insensées, qui s'imbriquent et se superposent, et se succèdent dans un tourbillon qui m'attire et me tire vers le bas et me donne envie de hurler, je vois du sang et des boyaux et je vois des viscères luisantes de grumeaux.
Vomir, exulter, pleurer, toucher le sang et m'en mettre plein les paumes m'en barbouiller le visage et le goûter marcher sur les viscères qui coulent comme des poissons et sentir l'odeur et serrer dans mes mains trancher couper mordre
Une route bien droite.
J'active la fermeture centralisée. Clac.
- Cormac ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
- J'aime pas les gens comme ça, je murmure.
- Qu'est-ce que vous dites ?
Je me retourne.
Il est tassé sur le siège arrière, et il me regarde.
- La mort, je dis lentement, est un chemin.
Je souris.
- Une route bien droite.
La rage de Cormac qui parait anodine mais qui est en fait meurtrière, très bonne idée.
Morale de l'histoire: Il faut toujours se méfier des gens qui écoutent de la country ^^
Merci pour ton commentaire, et désolée du retard de réponse !
Alors là, j'ai a-do-ré ! Cette longue et pénible descente aux enfers... Waw ! Au début, je soupçonnais l'auto-stoppeur d'être maléfique, mais en fait... ! Excellent. Et le style d'écriture, très "langage familier", "retransciption de pensées" colle très très bien à l'histoire. Et la fin... me laisse sur ma faim héhé. J'ai envie de savoir ce qui va se passer, comment il va trucider ce type, et si Jenn va s'en sortir indemme ou si elle va passer aussi à la casserole !
En tout cas, bravo et bonne chance pour le concours :D
Je suis très contente que cette nouvelle t'ait plu, Praline ! L'auto-stoppeur aurait pu avoir le rôle du cinglé aussi, j'ai hésité d'ailleurs, et finalement ça s'est goupillé d'unr autre manière. En effet j'ai essayé de coller le plus possible au langage de Cormac et de faire presque comme un "flux de conscience" ^^
Concernant Jenn, je pense qu'elle s'en sort bien. Ca fait longtemps que Cormac la connaît, elle est un peu intouchable pour lui.
Merci beaucoup de ton passage !
J'ai bien ri, j'avais l'impression d'être à la place du conducteur, et de pouvoir faire ou me faire le même genre de réflexions que lui.
Ca donne un côté très vivant, ton style. C'est même oppressant avec ce foutu cd, et le gars qui croit qu'on se moque de lui !
A bientot chris
Je sens que mon commentaire va être non-constructif mais j'ai adoré la descente psychologique de Cormac, son ton cinglant, la chaleur qui pèse, pèse, pèse...
La maitrise de la langue m'a transporté ! Félicitations !! <3
Bravo Jam' et bonne chance pour le vote !
Merci pour ton commentaire, et je suis contente que ça t'ait plu :D
En tout cas, dernière chose, bravo pour le prénom "Cormac". Très bien trouvée, la référence ! xD
Mais si ça fait paraître la réaction du narrateur presque normale, je le prends comme un compliment ! xD Concernant Jenn, en fait pour moi elle n'était pas réelle, seulement le fruit de l'imagination délirante de Cormac. Une sorte d'amie imaginaire, et donc lui et l'auto-stoppeur étaient seuls dans la voiture. Mais après, c'est uniquement ma "version". Et j'ai l'impression de ne pas avoir réussi à faire ce que je voulais de cette Jenn ^^'
Beh oui : pour une route... ;) merci pour ton commentaire !
Et ben, ton histoire est super!
On sent que tous l'énerve, qu'il va péter un plombs dans les minutes qui suivent.
Tu vas me dire, moi je serais à la place de Cormac, je péteraio un plombs: son CD qui beuge, la chaleur, ce monsieur qui fait que parler et cette putain de route droite!!!!
(exuse moi pour le gros mot)
Mais bon, ce n'est pas une raison pour tuer!!! mais disons que comme ça, ça fait vraiment Halloween!
En tous cas, super fin qui fait flipper!
Merci pour ton commentaire Sarah !
Je me doutais que ce mec, il était trop torturé pour ne pas être le meurtrier ! Vas-y Cormac, bouffe-le et marche sur ses viscères, il le mérite !
Bon en tous cas, j'ai beaucoup aimé la façon dont c'est raconté cette petite histoire. C'est la première fois que je te lis et je suis contente d'avoir commencé par un truc sinistre hahaha !
Je n'ai pas grand chose à dire, tout était très bien pour moi, j'ai pas vu le temps filer tellement j'étais prise par la lecture, tout est concis, on arrive rapidement à ce petit twist de fin (pour une fois que j'ai juste sur le dénouement, j'avoue que je suis contente, à croire que j'ai enfin trouvé quelqu'un d'aussi tordu que moi, MERCI JAMOU) !
Bref, j'ai adoré :slip:
En fait il y a pas mal de trucs sinistres dans ma collection xD en tout cas je suis contente que cette petite nouvelle t'ait plu Léthouille <3 (ele dénouement n'était peut-être pas très surprenant, mais en tout cas, entre tordus, on se comprend)
Mercii pour ton commentaire !
C'est marrant, tes nouvelles d'halloween ont toujours ce côté très émotionnel, ces phrases qui ne s'arrêtent et qui retranscrivent à merveille les pensées de ton personnage... Ça me touche vachement à chaque fois !
Oh l'auto-stoppeur, on comprend la colère de Cormac ! Puis la route droite, le CD qui dérape, la chaleur... Tu fais monter progressivement, jusqu'à cette fin très inattendue ! Je ne me serais jamais doutée que c'était ton héros qui allait déraper, et tuer... Brr, ça fait froid dans le dos, d'imaginer cette fin, ce sourire, de comprendre !
Très belle participation en tous cas !
Oui c'est vrai, j'ai tendance à écrire comme ça pour charger un texte d'émotions xD faudra voir à se renouveler hein ! Mais je suis contente si ça te touche !
Ah, alors il est impiffrable cet auto-stoppeur quand même ? Pour le cd qui dérape, dans ma tête c'était justement Cormac qui l'imaginait (parce que ça ne va pas biend ans sa tête) et qui se montait le bourrichon tout seul à ce sujet, mais tout est ouvert à l'interprétattion ^^ peut-être que le ce dérape vraiment après tout !
Merci !