Bon, allez savoir pourquoi, mais là, il y avait un coq qui dormait sur cette table de nuit bancale.
Il rêvait des rêves odieux. Du genre qu'on n'oublie pas, mais qu'on devrait peut-être. Sûrement.
Puis soudain, BAM, il se réveilla.
Déplumé, nu comme un asticot, marmonnant des « côts-côts » agacés.
Ses plumes virevoltaient dans la petite pièce cubique, tout autour, et lui les regardait valser dans les airs, hagard.
Derrière la fenêtre, le soleil se moquait, le pointant d'un rayon. Voilà qui éclaircissait l'affaire.
Ben oui, finalement, c'était comme chaque matin. Ce con d'astre lui avait foutu son rayon dans la tronche, et le voilà chauve du corps et emmerdé comme pas possible.
Mais bon, il n'était pas du genre à se laisser faire, notre gallinacé.
Il secoua sa petite tête pour remettre le tout en place, avant de racler vivement le bois de ses pattes rêches.
Il engueula le soleil d'un « cocorico » bien senti, mais il s'en foutait bien, le soleil, se contentant de s'en aller, rieur, dans les tréfonds des cieux.
Il y en eut un, en revanche, qui ne s'en fichait pas.
Là, sous les couvertures crasseuses, un buste se soulevait brusquement.
Droit, bien droit, si droit qu'il formait avec ses jambes un angle droit strictement parfait.
C'était Alfred. Cet angle, c'était Alfred.
Un homme pas spécial pour un sou. Juste un homme, quoi.
Aux proportions normales et aux yeux marron chocolat qui n'avaient rien d'autre à offrir que d'être marron chocolat.
Chaque trait de son visage ne faisait qu'affirmer sa banalité.
C'est avec difficulté qu'il sortit de son lit, dévoilant ses jambes tout aussi banales que le reste.
C'était Alfred, donc, qui, comme chaque matin, à la même heure, s'apprêtait à vivre sa journée banale et quotidienne.
Et c'était comme si tout était écrit d'avance.
Il frotta ses yeux, s'étira, bailla mollement, puis partit dans sa cuisine.
Enfin, « cuisine » étant un bien grand mot pour parler d'une plaque de cuisson branchée au pied de son lit.
Il s'y prépara un café amèrement banal qu'il avala d'une gorgée bruyante avant de se rendre dans sa salle de bains.
Ce qui était encore un bien grand mot pour parler d'un simple lavabo rouillé fixé au coin d'un mur. Passons.
Il frotta son visage vivement à l'aide d'un gant de toilette rugueux et imbibé d'un savon aux senteurs d'une banalité affligeante, et se brossa les dents avec un dentifrice aux effluves redondants.
Enfin, il se dirigea vers la sortie. Qui, pour une fois, était le mot juste, puisque c'était une vraie porte qui menait à l'extérieur.
Ainsi, il se rendait d'un pas ni trop lourd ni trop léger — banal donc, disons-le — à ses différents boulots, ni originaux, ni particulièrement intéressants. Banal, donc, osons-le.
***
De chaque côté, d'immenses buildings de marbre blanc délimitaient l'avenue.
Le soleil s'y réfléchissait si violemment qu'il suffisait d'un coup d'œil pour en perdre un, voire deux.
Ainsi, on comprenait aisément la mode des lunettes de soleil qui s'était imposée, au fil du temps, dans le quartier riche.
Lui, Alfred toujours, n'en avait pas, mais ça ne l'empêchait pas d'y déambuler.
Il ne regardait pas, de toute façon. Trop concentré sur ses mains, qu'il emboîtait l'une dans l'autre en se tordant les doigts.
Les paysages urbains défilaient autour de lui. Ce chemin, il l'avait fait, refait et tant fait qu'il en était las.
Les cafés qui jonchaient les trottoirs, ça ne l'intéressait plus.
Les gratte-ciel, encore moins.
Les étals de légumes auraient pu accaparer son attention, mais, n'ayant pas les moyens d'en acheter, c'est en fermant les yeux qu'il traversait le marché pour ne pas risquer de lécher une vitrine.
C'était comme si le chaos de la ville était devenu sourd à ses oreilles, et tout ce qui animait l'avenue n'avait plus aucune existence auprès d'Alfred.
Les odeurs, les bruits, les lumières, les autres.
Il n'y faisait plus attention.
Il passait.
C'est tout.
Il arrivait à son premier travail.
Un café, joliment décoré.
Sa terrasse sobre et accueillante, fraîchement mise en place, attendait ses premiers clients.
Les chaises aux dossiers pointus et aux assises bombées révélaient la sapidité évidente du cerveau derrière cette décoration. Sans parler de ces tables inclinées qui venaient la confirmer.
Tout était prêt. Ne manquait plus qu'Alfred.
Justement, il s'apprêtait à s'installer à sa place, là, juste en face de la terrasse.
Prêt à veiller à la moindre cigarette sortie, parce que c'était ça, son premier job : allumeur de terrasse, et ce, jusqu'à midi.
Bon, alors, c'était l'heure, et quand faut y aller, faut y aller.
Il respira un bon coup, s'enfila une bouffée de pollution ambiante.
Elle avait le goût de vanille grâce aux petites bougies parfumées qui pendaient le long du bâtiment.
Il se tourna, prêt à prendre position, sauf que... quelque chose clochait. Mais quoi ?
Quelque chose clochait, ah, ça, il en était certain.
Faut dire qu'il avait du flair, le Alfred.
À force de s'enfiler des journées qui se ressemblaient à l'identique, le moindre changement lui sautait aux yeux.
Surtout lorsque ce dernier était aussi imposant qu'une statue dorée posée très précisément à son emplacement.
Elle était fixée là, représentant un homme en costume-cravate, dorée de long en large.
Doucement, il s'approcha, plissant les yeux pour l'examiner.
À première vue, c'était une statue ordinaire. Immobile et inutile, comme toutes les autres.
Peut-être trop dorée à son goût, mais ça, c'était son goût.
Après tout, en Franz, on aimait ériger des statues dorées partout où l'on pouvait en foutre.
Fallait le voir, rôdant autour du machin comme un félin.
Museau plissé et poils dressés, il scrutait la chose de bas en haut, de droite à gauche, en diagonale.
Et une fois qu'il en eut fait le tour, il se mit sur la pointe des pieds pour lui faire face.
Approchant son index de l'objet, il se concentrait pour ne pas trembler, et lorsqu'il sentit enfin le froid du nez doré sur sa peau, la statue s'anima.
Les yeux, d'abord, clignotèrent avec un froissement métallique.
Le bras droit, ensuite, se leva par à-coups.
Les doigts se replièrent à l'intérieur de la paume avec un épais bruissement, ne laissant que le pouce levé vers le ciel.
S'ensuivit un « Pschiiit » insoutenable alors que le doigt basculait vers l'arrière pour laisser apparaître une flamme robuste au creux de la phalange.
Quelques secondes passèrent où il ne se passa rien, puis tout se remit en place.
Comme un funeste épilogue, une voix éraillée, semblant venir des profondeurs de la statue, lança :
« La firme AUTOMATIX vous souhaite une agréable cigarette. »
Puis, plus rien.
Elle ne bougea plus et resta sans voix.
Comme Alfred.
Seul l'écho des cuillères virevoltantes dans les tasses se faisait encore entendre.
— On n'arrête pas l'progrès ! s'amusa un petit bedonnant qui arrivait derrière Alfred en lui frappant dans le dos.
Il tirait la tronche, le Alfred, et évidemment, arrivant à sa hauteur, le gars s'en rendit compte.
— Bah, tu sais c'que c'est... j'l'avais pas prévu, mais bon, quand l'opportunité se présente... expliqua-t-il, bien emmerdé. Puis, c'est pour ton bien, au fond. Personne ne mérite d'avoir un travail pareil...
Alfred n'eut rien à dire. Alors, il ne répondit rien.
Enfin, c'est ce qu'il aurait aimé, ça : ne rien dire.
Mais il lâcha quand même :
— Merci, patron.
Il savait bien qu'il n'avait plus aucune raison de l'appeler « patron ».
Mais il l'avait dit. Par habitude. Ou par... peu importe, il l'avait dit.
***
Faut voir le bon côté des choses.
Pour la première fois, notre Alfred pouvait flâner sur la route de son prochain boulot.
Alors, il flâna tel un mollusque se traînant difficilement tout en mâchonnant une tranche de pain sans mie.
Des croûtes, quoi.
Mais il préférait voir le pain à moitié plein.
Il errait, donc.
L'esprit ailleurs, hanté par l'image de cette maudite statue.
Et ses clignements d'yeux hautains.
Et ses gestes mécaniques.
Et cette voix !
Surtout cette voix.
Rauque, insultante : « La firme AUTOMATIX vous souhaite une agréable cigarette. »
Il l'entendait résonner en lui, encore et encore, comme un acouphène dévastateur.
Mais qu'avait-il fait pour mériter ça ?
Lui qui était si consciencieux.
Oui, ça n'avait pas été un travail de rêve, certes, mais il ne s'en était jamais plaint.
Il l'effectuait, jour après jour, sans rechigner.
Il regardait la grosse cloque sur son pouce, formée à force d'allumer le briquet.
Avait-il déjà râlé après cette vilaine blessure humide qui ne partait jamais ? Non.
Il se contentait d'effectuer sa tâche avec exigence, silence, précision, et pourtant...
Voilà qu'on le remplaçait.
Il se sentait rejeté.
Comme un enfant.
Et il avait cette envie de le crier au monde entier, aux passants, aux voitures, aux vélos.
Leur dire que tout cela n'était pas juste, et que cette foutue justice se prostituait toujours aux plus offrants !
Mais il n'en fit rien, parce qu'il savait que c'était inutile.
Tout le monde s'en foutrait.
Il secoua la tête, comme pris d'un spasme nerveux.
« J'ai encore deux boulots, après tout », pensait-il.
Et ça allait mieux.
Son pas devint plus léger alors, même s'il ne s'en servit plus, puisqu'il arrivait déjà en face du clocher — le lieu de son deuxième travail.
Il était encore trop tôt pour prendre son poste.
Il s'assit là, sur les marches qui reliaient le parvis à l'entrée de l'édifice.
Et il patienta.
L'esprit vide, le regard perdu.
Il attendait qu'il soit enfin l'heure d'annoncer l'heure, puisque c'était ça, son deuxième boulot.
La voix de son collègue se mit à résonner sur la place :
— Il est midi et cinquante-neuf minutes !
Ça allait être à lui, dans une minute.
Sauf qu'encore une fois, c'était louche...
C'est que l'annonceur d'heure, perché du haut du clocher, hurlait son annonce des profondeurs de sa gorge.
Habituellement, cela offrait une voix forcée, grinçante. Disons que ça devait saturer un peu.
Mais là, ça ne saturait pas du tout.
C'était cristallin.
Alfred se leva d'un bond pour reculer vers le centre de la grande place et, de là, il laissa courir son regard sur les vieilles briques.
Là ! Il trouva la silhouette de son collègue qui ne bougeait plus et s'y accrocha, ses cils n'osant plus moufter.
La minute qui s'écoula sembla lui durer une éternité.
Ses yeux étaient complètement secs lorsqu'enfin la silhouette s'anima, portant ses mains en entonnoir devant sa bouche pour annoncer :
— Il est treize heures et zéro minute !
Ouf.
Il se décrispa et ses yeux s'humidifièrent à nouveau.
La silhouette était humaine.
Vite, il courut vers l'entrée de l'église, c'est que ça l'avait mis en retard cette affaire.
Voilà qu'il avalait les marches goulûment, deux par deux.
Et il s'amusait de sa paranoïa, se murmurant à lui-même :
« Comme si les robots nous avaient envahis dans la nuit ! Quel idiot je fais ! »
Un rire montait en lui, en grosses saccades.
Un filet de bave coulait sur son menton alors qu'il poussa la porte qui menait au clocher, répétant sans fin :
— Des robots ! Des robots ! Des robots !
Comme devenu fou.
Soudain, il se tut.
Il était nez à nez avec un robot argenté.
— Un petit bijou, n'est-ce pas, mon fils ? s'amusait le curé, assis en tailleur.
La mâchoire d'Alfred se décrocha.
— C'est dingue, n'est-ce pas ?! Sacrément réaliste, ce truc ! In-croy-able ! Tout simplement : in-croy-able !
s'extasiait le petit vieux.
Alfred ne répondit rien, mais le curé n'en avait cure.
— Et dire que depuis toutes ces années, je vous laissais, le petit Étienne et toi, vous arracher les cordes vocales alors que lui le fait à la perfection et sans s'abîmer quoi que ce soit...
Alfred fit demi-tour en traînant des pieds et s'apprêtait déjà à descendre les marches, mais le prêtre ne s'en rendit même pas compte, trop occupé à alimenter son monologue.
— C'est un modèle Xb67Yt789, figurez-vous ! Un vrai petit bijou d'ingénierie, oui, oui ! D'après le vendeur, il pourrait même...
***
Autant vous dire que, dorénavant, son pas n'avait plus rien d'un pas.
Il se contentait de traîner des pieds sur les pavés dorés, fixant le sol dans l'espoir d'y trouver des réponses.
Il n'en trouva pas.
Le sol se métamorphosait alors qu'il descendait vers le quartier moyen.
Les pavés dorés devinrent gris, craquelés et couverts de feuilles desséchées.
Il n'y fit pas attention, le cœur trop occupé par ce sentiment d'abandon qui l'envahissait.
Il écrasa même, sans s'en apercevoir — et ce, à trois reprises — des déjections canines.
Du pied droit.
Il ne remarqua pas plus ce gros nuage gris qui se répandait dans le ciel.
Enfin, surtout au-dessus de lui.
Et il ne sentit pas les gouttes froides qu'il lui crachait au visage.
Trempé.
Le manteau ruisselant.
Ses poches remplies d'eau.
Il arriva face au bar où il exerçait son troisième travail.
Une enseigne mauve, fixée de travers, clignotait au-dessus du bâtiment décrépit.
« Le Trou » se laissait lire une fois sur deux.
Alfred tomba à genoux.
C'était trop.
Parce que c'était à lui de faire clignoter l'enseigne.
Chaque jour, à cette heure-ci, il s'enfermait dans une bouche d'égout pour appuyer vivement sur un interrupteur.
Encore.
Encore.
Et encore.
Mais pas aujourd'hui...
Il y avait le tenancier, là-bas, qui l'observait sans qu'il le voie, regardant son employé fraîchement remplacé, genoux dans la boue, regard vers le ciel, bouche grande ouverte.
Et alors il ne put s'empêcher de penser :
« Pauvre gars... »
S'il savait.
Alfred n'avait plus rien de banal, et désormais, il faisait tache.
