En plein cœur de la nuit, une faible lueur s’échappe de la fenêtre d’une roulotte. Dimitri lit. Il s’use les yeux sur un dictionnaire médical et peine à distinguer les croquis qui présentent les parties les plus fragiles du corps humain. Son geste devra être d’une précision chirurgicale. Il n’aura pas le droit à l’erreur. Dimitri est lanceur de couteaux à l’Utopia Circus et, à la lumière chevrotante d’une lampe à pétrole, il cherche la manière la plus efficace de tuer sa femme.
La rate. Il suffit d’un choc minime à l’abdomen pour que cet organe explose. Hémorragie interne, douleurs intenses, état de choc, décès. Dimitri jubile sous sa barbe broussailleuse. Il remercie son père — Dieu ait son âme — de lui avoir appris à lire entre deux représentations.
Prudence est l’assistante de Dimitri depuis toujours. Au fil du temps, ils ont fini par s’aimer, puis par se marier. La confiance aveugle qu’elle lui porte se lit dans son regard. Qu’il soit de face ou de dos, les yeux ouverts ou bandés, elle ne cille jamais. Elle sait qu’il ne rate jamais sa cible.
Une arbalète. L’arme est plus rapide, plus précise, plus puissante. Dimitri pourrait proposer un nouveau numéro à Prudence ; elle aime impressionner le public, elle dira oui. Elle dit toujours oui.
Un soir, après une représentation particulièrement ratée, Dimitri a proposé une bouteille de vodka à la troupe, pour oublier. Prudence est rentrée — elle déteste les beuveries —, mais Monsieur Loyal est resté. Il lui a suffi de quelques verres pour vider son sac :
— Ta femme fornique avec le contorsionniste… Toute la troupe le sait, sauf toi, a-t-il articulé sur un ton de confidence, mais tu es mon ami, alors je te le dis!
Dimitri n’est pas un meurtrier, mais il est rancunier. Si Prudence le trompait avec l’homme fort, le cracheur de feu ou le dompteur de lions, il pourrait lui pardonner, mais avec le contorsionniste, dont le corps caoutchouteux ne lui confère pour seul talent que d’entrer dans une boîte, l’affront est trop grand.
Les yeux bandés. Il pourrait invoquer l’accident de travail, larmoyer devant le juge, arguer que l’arbalète était mal calibrée… Il s’en sortirait avec du sursis, tout au plus. Ce serait parfait.
Quelqu’un cogne au carreau. Dimitri jette un regard inquiet en direction du lit où dort paisiblement Prudence, puis ouvre la porte.
— J’espère que tu as une bonne raison pour me faire venir ici en pleine nuit! vocifère l’homme-canon, vêtu d’un pyjama rayé et d’un bonnet de nuit.
Dimitri referme la porte derrière lui et s’avance dans la pénombre. Les grillons chantent fort, ils couvriront leur voix, leurs manigances.
— Tu es toujours en froid avec le contorsionniste? demande-t-il sans préambule.
— En froid ?! Cette saloperie de gomme à mâcher s’est endormie, la tête entre les jambes, dans la bouche de mon canon! On a dû s’y mettre à plusieurs pour le sortir de là!
— Je voudrais que tu l’enfermes dans une valise et que tu l’expédies à l’autre bout du monde.
L’homme-canon n’est pas aussi rancunier que Dimitri. Il hésite.
— Que lui reproches-tu?
Dimitri sort une liasse de billets de sa poche.
— Est-ce que l’Australie est suffisamment éloignée à ton goût? s’enquiert l’homme-canon en s’emparant de l’argent.
— Ce sera parfait.
Avant de rejoindre Prudence dans le lit conjugal, le lanceur de couteaux range le dictionnaire médical à sa place, sur une petite étagère située au-dessus de la table. Il s’agit du seul livre que possède le couple… Prudence est hypocondriaque. Une chance. Et demain, elle fera son dernier tour de piste, sous les applaudissements du public.
En revanche, je déplore un goût de "pas assez" : on est dans un cirque, je voulais en voir plus. Je veux entendre parler de frère siamois accros à la coke, de la femme à trois seins qui commère sur tous les membres de la troupe, etc.
Somme toute, c'est une petite nouvelle bien sympathique mais qui aurait gagné à être étoffée car elle laisse un goût d'inexploité assez fort.