V – Le tourment du tympan

Par Dan
Notes de l’auteur : Trevor Yuile – Endless Forms Most Beautiful

Le tourment du tympan

Mime, Saturne

 

D’après Aessa, pour entrer en contact avec le conseil des extinctionnistes, le plus simple était de joindre le directeur des transports saturnien résidant à Dilleux. Comptenu des récentes agissances des terroristes, du séjour d’Aessa sur Saturne et des préprocès de trois pirates jupitériens expatriés, la requète d’un officier de la PI pour une rencontre impromptue n’aurait rien de suspect.

— Il sait le contrat qui te lie à moi, avait dit Aessa. Il n’hésitera pas longtemps avant de te recevoir. Laisse-le essayer de te convaincre du bienfondé de nos recherches et de nos actes et profite-en peutètre pour glaner des indices. Je dois découvrir comment les terroristes ont eu vent de nos plans et les protéger de toumonde, extrémistes et gouvernances confondus.

Haccan n’était pas certain d’avoir envie d’écouter le directeur, encore moins de mener l’enquète. Qu’Aessa ait eu des opinions cachées, passait encore. Mais qu’elle œuvre directement pour stériliser l’Humanité ? Qu’elle ait comploté pendant toutes ces années dans le dos de ses électeurs pour orchestrer la mort de toutes leurs familles ? C’était trop.

Devant sa réticence, les yeux d’un brun presque rouge d’Aessa s’étaient durcis. La mention du fameux contrat n’était pas anodine : Haccan était tenu de lui obéir. Les astres savaient ce qu’elle serait capable de lui infliger s’il rompait son engageance.

Cependant, il aurait été mensonger de dire que seuls les termes de leur accord avaient empèché Haccan de dénoncer le conseil surlechamp, comme nimportequel policier intègre l’aurait fait. Aessa avait plaidé en leur faveur, oui : pas de scandale inutile en des temps déjà si troublés. Sancompter que les gouvernances avaient besoin d’elle pour lutter contre les terroristes – leurs véritables ennemis à tous. Haccan avait entendu ses arguments sans vraiement les écouter. Le principal, le seul qui comptait, c’était celui qui avait poussé Aessa aux aveux en premier lieu : l’extinctionnisme.

Un courant de pensée radical, mais qu’ils partageaient depuis le premier jour. Sandoute pas étranger au choix d’Aessa quand elle avait dû engager un officier pour servir le conseil. En ne livrant pas la ministre à la PI dès qu’elle lui avait confié ses tendances et ses desseins, Haccan se rendait déjà complice.

Elle l’avait rendu curieux.

Il avait donc pris la dirigeance de Mime, une petite ville située au sudouest de Dilleux, où un homme l’avait accueilli dans une demeure déserte. Une louance ponctuelle et intraçable, certainement.

— Bienvenue, officier Ogma. Mon nom est Ionnel Wurren. Entrez.

Un gage de confiance, ou une habile stratégie. Haccan ne pouvait pas déterminer s’il usait d’un alias. Ni d’un voilage : l’imitance de carapace protectrice et de regard adouci aurait été indétectable dans tous les cas.

Haccan traversa le vestibule pour déboucher dans un patio ceint d’une galerie circulaire, son hote sur les talons. Ils avancèrent jusquà un banc de pierres taillées où le Saturnien s’assit en manipulant sa tenue. Ses ceintures en disques concentriques lui donnaient l’air de préparer un savant numéro de hula hoop.

— Aessa m’a informé qu’elle avait choisi de vous mettre dans la confidence, finalement, dit Wurren.

« Choisi » pas toutàfait, mais Haccan ne releva pas. Il s’installa à bonne distance et soutint son regard en silence. Il ne devait rien dire de comprometteux, seulement écouter afin de découvrir d’où provenaient les fuites dont Aessa disait le conseil victime. Afin de se forger son propre avis sur leur associance, également.

S’il n’avait pas donné son bracelet à Guevara pour enregistrer discrètement les terroristes, il n’aurait pas manqué d’immortaliser cet échange-là.

— Alors c’est à moi que revient la lourde tache de vous persuader de la justeté de nos entreprises, hein ? reprit Wurren. Aessa a dû vous expliquer comment les terroristes ont perverti nos intentions et nos méthodes. Les conséquences vont en ètre terribles… Audelà des morts déjà inacceptables, c’est l’extinctionnisme toutentier que ces extrèmistes vont discréditer aux yeux de l’Union.

Haccan ne laissa rien transparaitre de ses réserves. Beaucoup de choses lui semblaient inacceptables endehors des attentats.

— Cela fait une décennie que nous travaillons à ce projet, expliqua Wurren. Beaucoup de doutes, d’échecs et de remises en question pour en arriver là… La coupableté est difficile à soutenir.

— Les terroristes sont coupables.

— Oui, oui, biensur, fit Wurren, pressé. Mais d’une certaine manière, nous leur avons peutètre soufflé des idées. Enfin, maintenant qu’on sait qu’ils ont testé la fertileté des Moutons électriques, il est clair que c’est le cas…

— Très clair.

Wurren détourna les yeux dans une battance de cils interminables et poussa un soupir à fendre l’ame. Nul besoin d’empathie pour percevoir sa rancœur à l’égard d’Aessa : toute cette situance semblait le mettre profondement malàlaise.

— Nous avons longtemps hésité avant de prendre cette dure décidance, dit-il après un moment. La stérilisance est la façon la plus sure et la plus douce de soigner le virus que nous sommes. Pourautant, nous mener à l’éteindance, ce n’est pas un choix qu’on fait à la légère ; ce n’est mème pas un choix qu’on devrait pouvoir faire, à notre échelle. Mais vous savez aussi bien que nous qu’il est inévitable.

« Aessa le sait mieux que quiconque, ayant accès à des archives restreintes de la Première Humanité. Le préservationnisme a échoué ; les moonshiners n’en sont que le symptome domineux parmi des dizaines d’autres. Tous les efforts des gouvernances pour apporter des ressources abondeuses et égalitaires, stopper l’utilisance cliveuse de l’argent, surer la vitaleté et le bonheur… ça n’a mené à rien.

« Nonpas que les moonshiners en soient responsables. Les préservationnistes ont essayé trop fort, voilà tout. Leur utopie est soumise à trop de conditions restrictives. Vous voulez avoir trois enfants aulieu de deux ? Exercer un métier ne rentrant pas dans le système coopératif ? Pouf, vous perdez vos avantages les plus élémentaires. C’est un équilibre faux. Un mensonge qui se chemine lentement mais surement vers la fondrance, hui. Et dans ce constat, les planétiens répressifs sont aussi coupables que les luniens rebelles, si ce n’est davantage.

« Alors certes, vu d’ici, ça semble encore loin des catastrophes qui ont précipité l’exode et la colonisance. L’éteindance semble ètre une réponse bien radicale pour quelques remuances politiques. Mais nous nous sommes tous engagés dans cette nouvelle civilisance en jurant de ne pas répéter les erreurs de la Première Humanité. Nos ancètres se sont voilé la face, eux ; ils ont attendu que le mal soit fait pour agir quand ils y étaient forcés. Si nous voulons honorer notre serment, nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre que les choses dégénèrent. Nous devons agir immédiatement. »

— Ne devrait-il pas y avoir un vote ? risqua Haccan.

— Vous pensez sincèrement qu’une majeureté de nos peuplances aurait le courage de prendre les mesures nécessaires ?

— Nous avons juré d’appliquer la démocratie et l’égaleté, aussi.

— C’est vrai et c’est sur notre conscience que pèsera cet affront.

Il aurait presque fallu les plaindre, maintenant…

L’aigreté d’Haccan s’estompa quand il vit Wurren serrer les machoires et les poings. Il était peutètre victime d’une forme d’autosuggérance, ou prisonnier des prétextes du conseil depuis si longtemps qu’ils lui semblaient légitimes, hui. Sa souffrance avait un crieux fond de vraieté, entoucas.

Si les membres de leur organisance avait un tel sens de la moraleté, ces dix années passées à chercher un moyen d’éliminer paisiblement la race humaine avait dû les éprouver, eneffet. Haccan avait mème du mal à envisager comment ils s’étaient débrouillés tout ce temps. Sept cyniques contre l’Union entière, à ruser, fouiner, expérimenter, usant des connectances des uns et des connaissances des autres pour parvenir à leurs fins. Quelle soulageance ils avaient dû ressentir en mettant enfin leur équipance en place à bord de ces cargos d’hydrogène.

Quelle horreur quand les terroristes se l’étaient propriée pour précipiter l’éteindance. Leurs tueries. Leur chantage envers les gouvernances si elles ne se pliaient pas à leurs objectifs. Ce devait ètre un cauchemar, pour le conseil.

— À vous de voir si vous acceptez de porter ce poids avec nous, lacha Wurren. La crise est plus grave que jamais : les gouvernances ne céderont jamais aux revendicances des terroristes de leur propre chef ; mais la patience des extrémistes va vite s’épuiser et ils possèdent la menace de l’annonce publique et celle de trois vaisseaux piégés pour obtenir gaindecause.

« Je ne sais pas si et comment Aessa parviendrait à convaincre les planétats d’opter pour « notre » stérilisance, sans se vendre quiplusest. Je ne sais mème pas s’il faut laisser notre technologie aux mains des terroristes pour éviter les massacres qu’ils pourraient commettre par frustrance ou nous battre pour la leur reprendre par principe.

« Ce que je sais, c’est que votre aide a été précieuse et elle pourra continuer à l’ètre désormais. Aessa vous a choisi pour des raisons précises et si elle vous fait suffisantement confiance pour vous inclure plusavant, je suis persuadé que vous le méritez. »

Haccan eut un sourire en coin. Sous ses dehors courtois, Wurren maitrisait très bien l’intimidance voilée.

L’officier avait du mal à cerner quel pourrait ètre son role dans la suite des événements, celadit : Aessa avait l’oreille des dirigeux, pas lui. Àmoins que le conseil cherche à se surer des alliés dans la PI…

Wurren se leva promptement. Haccan saisit le signal du départ et le suivi à travers le patio.

— Nous savons que nous ne pouvons pas attendre de promesses de votre part, continuait le Saturnien, mais s’il vous plait, ne sautez pas trop vite en concluances dans un avenir proche.

Sur ces sibyllines déclarances, Wurren l’avait ramené à son vaisseau et salué aussi chaleureusement que s’ils avaient partagé une partie de coop plutot qu’un débat concernant la fin de l’humanité.

 

Haccan rejoignait Dilleux pour confronter Aessa quand deux policiers l’avaient préhendé. Il avait àpeine réagi à leur invective, l’esprit si encombré de doutes et de questions qu’il se sentait déconnecté de la réelleté. Une impression qui ne l’avait plus quitté depuis les révélances du conseil.

Sa seule consolance était que cette arrètance n’avait aucun rapport avec Ionnel Wurren et ses confessances. L’escorte était trop légère, la mine des officiers trop aveneuse. Haccan les avait suivis sans se dépètrer complètement de ses interrogeances, mais en parvenant un peu mieux à se focaliser.

Ce cirque n’avait rien de surpreneux. Il avait été contraint de décliner son identité en déposant Aessa à la capitale saturnienne, et après ses nombreuses insubordonnances, la PI avait tous les droits de sévir. Mieux valait risquer la sanction que la fuite, cependant. Le plan d’Haccan avait toujours été de retrouver Aessa puis de gérer la mécontentance de ses supérieurs. Il aurait été inconscient de la mettre en danger sous prétexte qu’elle l’avait déçu et peutètre bien manipulé.

Il ralliait désormais le vaisseau orbital mobilisé à procheté de Saturne. Un monstre de métal noir aussi vaste et tortueux qu’un village, aux bannières ornées d’heptagrammes blancs. Les andros et les sousofficiers le saluaient sur son passage. Il aurait dû se sentir chez lui. Mais à mesure qu’il s’enfonçait dans le dédale des galeries, d’autres préoccupances s’additionnaient aux conspirances des extinctionnistes.

Haccan avait réussi à remiser ses écarts de conduite sous prétexte d’enquète urgente. Mais maintenant qu’Aessa était sauve et que les Moutons se trouvaient sous bonne garde, il n’avait plus d’excuse pour fuir ses responsabletés. Il ignorait quelle serait la peine pour ses désobéissances et ses cachotteries. Sandoute allait-il ètre blamé. Rétrogradé, qui sait. Ce serait une terrible épreuve pour lui de perdre son rang d’officier. Mème en des temps aussi troublés, Haccan ne parvenait pas à relativiser sa situance. Il n’avait pas changé de vie pour devenir un mauvais policier.

— Vous désirez boire ou manger quelquechose ?

Il observa son guide, interdit. Les policiers n’avaient certes pas la réputéeté d’ètre rustres, ni avec leurs collègues, ni avec leurs prévenus, mais Haccan s’était attendu à la froideur professionnelle et au silence accuseux plutot qu’à cette atmosfère juste protocolaire.

— Non, merci, répondit-il.

Ils décollèrent des hangars de la station orbitale à bord d’un vaisseau de seconde classe, calibré entre le biplace et la frégate de garnison. Les nébuleuses de l’espace défilèrent derrière les hublots pendant une demieure de navigance en suplum. Leur ralentissance au large de Pluton n’allait plus tarder.

Haccan avait des centaines de questions à poser à l’officier qui le compagnait, mais il n’avait aucune réelle envie d’en connaitre les réponses. Alors il resta muet, debout devant la fenètre en bandeau, les bras croisés dans le dos. Jusqu’à ce que les constellances s’affichent avec une claireté aveugleuse autour du vaisseau freiné.

La figure ocre et blanche de Pluton avait surgi comme un monstre du néant. Sa surface mate criblée de petits cratères avait à cette distance l’aspect d’une coquille, un peu calcaire, un peu rocheuse. On aurait dit un énorme œuf trop rond.

Haccan la fleura des yeux jusqu’à trouver la grande tache claire de la région de Tombaugh, aussi appelée « le Cœur ». Impossible de ne pas voir et reconnaitre la forme incongrue qu’elle dessinait sur le corps de la planète naine. C’était là que la PI avait implanté ses quartiers. La police, le cœur acharné de l’Union.

— Vous me suivez, officier ?

Haccan se détacha de la vitre et emboita le pas à son collègue en dirigeance de la salle de débarquance. L’occupance de Pluton avait été sujette à beaucoup de débats houleux au cours de la colonisance. Les élus s’y étaient dabord opposés, nonpas à cause de son nanisme, mais à cause de sa situance géografique. La frontière officielle de l’Union avait été tracée à la ceinture de Kuiper, où Pluton et ses lunes gravitaient. Personne ne voulait habiter aux confins d’un territoire toujuste administré.

Plutard, c’étaient les rapports de force incertains entre la planète et ses satellites qui avaient dissuadé les gouvernances de s’aventurer làbas. À l’époque où l’occupance sauvage des lunes commençait à devenir problématique, les légats n’étaient pas en mesure de controler une configurance aussi délicate que celle de Pluton : avec un satellite massif comme Charon et un barycentre externe, elle faisait davantage partie d’un système binaire d’astéroïdes que d’une dominance planète-lune.

Finalement, on avait eu l’idée d’en faire le lieu de la sécureté et de la redressance. Personne ne pouvait surer les arrières du système mieux que la PI et personne ne méritait davantage de vivre dans sa banlieue reculée que les criminels. Les citoyens de l’Union se sentaient ainsi entourés par les policiers et loignés des horlois.

— Par ici, officier.

Haccan n’avait plus visité le Cœur depuis près d’un an. La plupart des réunions et des visites de controle avaient lieu à bord des vaisseaux orbitaux de la flotte. Il retrouva les murs lisses de la base avec une mélancolie teintée de crainte. La grande salle du dome par lequel on pouvait suivre la course de Charon dans le ciel obscur. Les corridors flanqués de portes verrouillées. Les hautes cages d’escaliers croisés et d’ascenseurs vitrés. Il n’avait jamais pensé les arpenter avec un tel sentiment de frayeur et de rejet.

Haccan percevait aussi une nouvelle crispance dans les rangs. Les humains marchaient plus vite. Les andros s’étaient multipliés. Mème les recrues avaient le visage plus grave qu’à la coutumée.

— Vous avez augmenté les taux de régimentance ? demanda Haccan alors qu’ils longeaient une salle d’entrainance où une trentaine de conscrits se battaient au coràcorps.

— Nous n’avons pas eu besoin de le faire. Il y a eu une déferlante de volontaires après le discours de la ministre des Satellites jupitériens sur Europe.

— Seulement des planétiens ?

L’officier orienta le visage vers Haccan qui observait toujours les apprentis en contrebas. Ils avaient déjà été uniformisés. C’était la première étape cruciale après l’intégrance et avant l’attribuance des unités. Comme leurs voisins criminels résidant sur Charon, les policiers étaient dépouillés de toutes traces de leurs origines en changeant de statut. Habits gris pour les uns, habits noirs pour les autres. Et toutes les chevelures lavées et coupées. Tous les implants et bijoux retirés. Tous les artifices supprimés pour ne plus laisser que des corps authentiques.

— Non, pas seulement, répondit l’officier.

Haccan approuva. La PI était une peuplance à part. Une caste neutre uniquement liée aux autres par contrat. Il se demandait parfois s’il n’existait pas là une issue pour les conflits grandisseux entre luniens et planétiens.

On conduisit Haccan dans une pièce excentrée où une chaise confortable et un plateau d’encas l’attendaient. Son camarade l’invita à s’installer et à patienter, ce qu’Haccan fit sans rechigner. Ce retour au bercail l’inquiétait trop pour qu’il ait de l’appétit, mais il but un verre d’eau en tendant l’oreille vers le couloir. Les bruits familiers conservaient une résonnance toute particulière. Claquance des talons sur les grilles. Vrombissances des andros. Ordres, formules, invectives. C’étaient les premiers sons qu’il avait entendus après son opérance.

— Bien le bonjour, officier.

Il fut debout dans le salut d’usage avant mème que la commandante Kimmi Porrima ait contourné la table. D’un pas vif, elle gagna le siège qui lui faisait face et s’y assit pendant que le guide d’Haccan s’éclipsait et qu’une jeune officière à la silhouette trapue se campait dans son dos.

Le cœur d’Haccan cognait à tout rompre dans sa cage thoracique maintenant que l’illusance de sécureté s’était brisée. Il s’était laissé berner par la polieté et la nostalgie. Le regard perceux de sa supérieure se chargeait de le ramener sur terre.

— Rompez. Asseyez-vous.

Il obéit raidement, n’osant pas scruter l’officière inconnue de peur de donner l’impression de fuir les yeux de Porrima, jadis adaptés à l’obscureté des souterrains mercuriens. À son entrée à la PI, une délicate opérance chirurgicale l’avait débarrassée des lentilles refléteuses greffées aux natifs durant les premiers mois de leur vie. Porrima arborait pourtant de petites bésicles rondes au filtre brun, un palliatif rendu nécessaire à l’age où l’affaiblissance du corps accentuait les sensibletés. Haccan ne la pensait pas chauvine ou prétentieuse aupoint de montrer signe d’appartenance ou de privilège devant ses subalternes standardisés.

Sous les verres teintés, de nouvelles rides s’étaient creusées au coin des yeux noirs de Porrima, soulignant l’expressiveté de son visage et l’intenseté de son sourire. Par contraste, la rigoureuseté de sa coupe en brosse semblait presque déplacée.

Après une brève observance, la commandante connecta son bracelet à l’écran tablaire pour faire défiler le dossier d’Haccan. Deplusenplus perplexe, il laissa passer quelques secondes avant d’oser briser le silence :

— S’agit-il d’un conseil de discipline ?

— Grands astres, non ! répondit Porrima en relevant vers lui ses yeux rieurs. Vous avez déjà assisté à pareil conseil, vous devriez savoir que ça – elle désigna la petite salle close aux vitres fumées – n’en a padutout les traits.

— J’ai pourtant sciemment ignoré les ordres qui m’ont été donnés, dit Haccan – elle était forcéement au courant, alors autant jouer franjeu. Je ne me suis pas présenté à la garnison, près de Saturne.

— Parceque les terroristes vous ont promis d’échanger dame Menkalinan contre les pirates du Mouton électrique, d’après le rapport de la ministre. C’est un écart plus que justifiable.

— Mais…

— Il sera rayé de votre dossier.

Il ouvrit encore la bouche, mais la commandante le fit taire d’un regard appuyé.

— Bien, cheffe.

Derrière Porrima, l’officière bascula son poids compact d’un pied sur l’autre sans faire davantage de bruit qu’un souffle d’air. Elle avait les yeux aussi bruns que ses cheveux, coupés en un carré plongeux.

— Puis-je savoir pourquoi je suis ici, dancecas ? demanda Haccan.

Il avait eu accès aux témoignages d’Aessa et des Moutons. La première ne faisait évidentement pas mention des examens de fertileté et des plans du conseil qu’elle risquait de compromettre par ces aveux. Mais les seconds ne s’étaient pas privés de raconter leur expérience en détail : par vengeance et par convainquance, ils avaient toutes les raisons du système d’aider la PI à arrèter les terroristes.

Les policiers savaient comme les gouvernances que lesdits terroristes s’adonnaient à des recherches scientifiques visant à stériliser l’Humanité. Enrevanche, sans l’éclairage d’Aessa et la connaissance du conseil, ils ne se doutaient pas des moyens mis en place pour atteindre ce but : une technologie permettant de répandre un composé stériliseux à travers tout le système, empruntée à un groupe d’extinctionnistes acharnés.

Haccan hésitait. Peutètre fallait-il qu’il les dénonce à la commandante, maintenant. Qu’il fasse ce qu’on attendait de lui. Mais il n’avait aucune preuve. Ni enregistrance, ni témoignage. L’enquète n’avait rien montré de suspect dans la carcasse du cargo qui portait pourtant l’équipance du conseil. Guevara et ses hommes ne savaient rien d’eux. Haccan était incapable d’établir le lien aux yeux de la PI, ou de condamner les alliés d’Aessa. Ce serait sa parole contre celle d’une ministre.

— Vous vous rappelez votre arrivée ici, officier « Ogma » ?

Haccan lutta pour dompter son agitance. Non, sa convoquance ici n’avait rien à voir avec ses incartades, ni mème avec ce qu’il cachait à la PI. Il aurait dû s’en douter : Porrima était sa supérieure hiérarchique, mais d’autres intermédiaires seraient intervenus à sa place s’il avait été question d’affaire coureuse. On avait trop parlé de son passé et de son ancienne identité récentement pour que la présence de cette officière-là à cette réunion-ci soit fortuite.

Porrima évoquait l’épisode comme s’il s’agissait d’une anecdote amuseuse, souvenir d’un bizutage savoureux ou d’une plaisanterie perpétuée dans les rangs des policiers. Mais elle savait parfaitement ce qu’il en était, car c’était Porrima qui avait validé la candidature d’Haccan, vingt ans auparavant. C’était elle qui l’avait intégré à la PI après avoir écouté et effacé son histoire de tous les registres. Presque tous les registres, jusqu’à ce qu’Aessa, ses tendances fouineuses et ses laisser-passez de ministre déterrent la partie visible de son secret pour faire pressance sur lui.

— Oui, biensur que je me rappelle.

— Votre honnèteté avait été très appréciée, à l’époque, reprit la commandante sans se départir de son sourire complice. Je compte dessus hui.

— Vous pouvez.

— Trèbien. Alors comment réagiriez-vous à l’idée de tuer quelques humains supplémentaires ?

Haccan cilla, ne trouva rien à répondre. L’officière qui les espionnait devait ètre au fait de ses antécédents pour que Porrima les désigne aussi explicitement. Et elle devait lui faire confiance pour ne pas les ébruiter. Alors ça n’était pas vraiement la crainte de l’exposance qui tenaillait Haccan. Ni vraiement celle de la jugeance, dans un monde pourtant très étranger à l’homicide volontaire.

Quelquepart, il avait simplement espéré qu’on finirait par oublier son histoire pourdebon.

— Ne vous souciez pas, c’est rhétorique, reprit la commandante. Mème si à mon humble avis, ça ne devrait pas l’ètre. Notre société vertueuse a accompli quelques prouesses et nous pouvons ètre fiers de la paix que nous avons instaurée et perpétuée, mais la vertu nous a beaucoup mollis… Aupoint de nous laisser complètement désemparés face à la menace, hui…

Elle poussa un soupir, sembla se perdre en lointaines considérances, puis crocha un large sourire à son visage en disant :

— La vraie question est cellà : ètes-vous familier du Programme ?

Haccan médita.

— J’ai entendu ce terme sur Charon à plusieurs reprises, oui. Mais j’ignore à quoi cela fait référence.

— Ça n’a rien de franchement étonneux. Il s’agit d’une campagne d’études portant sur les pouvoirs psychiques des luniens. Les sujets d’étude étant les pensionnaires de Charon, bien évidentement.

Le visage émacié de Shelley s’imposa à l’esprit d’Haccan. L’irruption subite des gardes lorsqu’elle avait involontairement usé de son pouvoir en faisant léviter le portrait d’Austen et Bowie. Les traces de piqure au pli de ses bras tatoués. Haccan ne voulait pas imaginer ce qu’elle avait subi au cours de l’année passée – ce qu’avaient subi tous les moonshiners qu’il avait écroués.

— Rien d’invasif, normalement, continua Porrima. Pure curieuseté scientifique de la part de nos gouvernances qui cherchent peutètre une raison intrinsèque aux dissidences croisseuses entre luniens et planétiens. Des mauvaises langues diraient qu’elles cherchent à connaitre leurs ennemis.

Elle sourit à la fronçance de sourcils d’Haccan.

— C’est en cours depuis des années et les gouvernances viennent de voter en Chambre exceptionnelle la lançance de la fase 2 de ce Programme.

Haccan n’avait aucune envie de savoir en quoi consistait la fase 2 d’un programme qui utilisait les luniens prisonniers comme cobayes. Mais la commandante ne lui laissa pas le choix :

— La manipulance génétique de certains planétiens pour les doter de pouvoirs psychiques.

Il aurait dû ètre stupéfait, mais la nouvelle avait quelquechose de tristement prévisible. Le plus surpreneux était plutot que les élus aient attendu si longtemps pour conclure que la suprématie biologique était leur meilleure chance contre les banlieusards récalcitreux.

— Pourquoi ? demanda-t-il alors.

— Pour obtenir une… comment le disent-ils politiquement correctement ? « classe » d’individus possédant à la fois les atouts de la technologie et de la sélectance naturelle. Des supersoldats.

— Mais pourquoi ?

— Pour avoir une chance de gagner la guerre qui se profile.

— La guerre ? Contre les terroristes ? Ou contre les libertaires ?

Porrima eut un demisourire.

— Nous nous sommes tous posé la question. La directive est restée assez floue sur le sujet. Les gouvernances nous somment simplement de constituer une armée qui ait une chance de gagner.

— La PI n’est pas l’armée de l’Union, lacha Haccan. Elle est employée par les planètes pour maintenir la paix, mais elle ne prend pas parti. Elle se bat contre les terroristes car ils sont une menace à l’Union entière, mais s’il s’agit des libertaires… la PI défend tous les habiteux du système, luniens ou planétiens. Elle est neutre dans les opposances politiques. Les gouvernances n’ont pas le droit de la retourner contre les luniens, ils…

— Officier, vous ne trouverez personne ici pour vous contredire.

— Alors refusez.

— Nous n’avons pas d’emprise sur la Justice. Nous pouvons choisir comment nous leur livrons les prisonniers – avec ou sans préprocès –, mais les gouvernances décident de ce qu’elles en font une fois que ces prisonniers passent entre les mains des médecins qu’elles emploient sur Charon. Elles décident aussi de ce qu’elles font des informances que lesdits prisonniers pourraient leur apporter. Si nous refusons de les aider à constituer cette armée, elles la constitueront ellemèmes.

— Qu’elles le fassent.

— Ils nous proposent des aides conséquentes en échange de la supervisance et de l’applicance du Programme.

Haccan la dévisagea. Toutes ces belles paroles pour céder à l’appel des bonus et des avantages – vaisseaux construits plus vite, terminaux dédiés dans les spatioports, primes pour les employés. Il savait bien que la PI ne vivait que de ces contrats et qu’il était difficile de renoncer à un apport matériel pareil. Mais la PI n’avait pas que des besoins : elle avait des valeurs, aussi.

— C’est une situance très complexe, continua la commandante. Si nous tenons tète aux gouvernances alliées, rien ne les empèche de créer un tout nouveau corps de police et de nous évincer complètement. Dautrepart, les enjeux du conflit avec les terroristes sont réels, autant que leurs moyens et que la graveté de leurs intentions. Mème si les élus ont décidé de garder les peuplances dans l’ignorance pour éviter la débandade, nous savons, nous, que nous faisons face à la fin de l’Humanité. Notre société mollie par la vertu a besoin de cette armée si elle espère en sortir victorieuse.

— Mais vous savez que les élus se cachent derrière ce prétexte pour l’instant et qu’ils se serviront des supersoldats contre les libertaires dès que les terroristes seront hors d’état de nuire.

— C’est fort probable. C’est pour cela que nous les en empècheront le moment venu, avec nos supersoldats, dans nos rangs. Nous avons tout à gagner à accéder à leur requète maintenant, pour leur signifier que nous sommes de leur coté et pour lutter contre les terroristes. C’est notre priorité absolue. Si nous arrivons à les abattre, au moindre signe de dérive des gouvernances, nous nous retirerons et nous serons plus forts.

Alors les dirigeux n’auraient plus qu’à fonder une nouvelle armée, et plus rien n’empècherait l’escalade. La commandante devait parer au plus urgent, certes, mais Haccan ne pouvait pas ètre le seul à redouter les effets à longterme de son plan.

— Esceque cela signifie que ce sont des planétiens policiers que vous comptez manipuler génétiquement ? demanda-t-il.

— C’est la proposance que nous avons faite aux gouvernances, oui, répondit Porrima avec un sourire satisfait devant sa perspicaceté.

— Et l’armance mécanique ? Les armes ont toujours été l’apanage des policiers et des policiers uniquement. L’Union a fonctionné sans ce genre de protégeance et sans surveillance pendant des siècles, mais leurs recherches dans les archives du terrorisme ont dû donner d’autres excellentes idées à nos dirigeux, non ?

Le sourire de Porrima s’élargit.

— Ils n’ont pas légalisé le port d’arme pour les civils, si c’est ce que vous imaginez. Mais ils promettent d’« équiper » la nouvelle armée de l’Union.

— Je ne sais toujours pas pourquoi je suis là, conclut Haccan.

L’officière anonyme s’avança d’un pas, comme s’il l’avait appelée, et son visage passa dans le rai de lumière que les tubes au néon dispensaient. Haccan distingua quelques traces de laser le long de ses machoires et de son nez. Elle en portait probablement sur tout le corps, là où les scalpels thermiques l’avaient entaillée pour léger son squelette de ses métaux fortifieux. Une Vénusienne.

Les Vénusiens et les Mercuriens étaient très rares dans la PI. Ils venaient de planètes sans lunes et donc sans moonshiners, ce qui les loignait souvent des considérances du reste du système.

— Vous ètes là parce que je vous ai choisi pour conduire la fase 2 du Programme, répondit la commandante.

— Moi ?

— Vous ètes le plus haut gradé de leur genre.

— Pardon ?

— De leur « classe », si vous préférez. Vous ètes un lunien, mais vous avez été opéré pour compenser les lacunes fysiques entrainées par les excentriquetés de la nature.

— J’ai prèté serment de…

— Ne pas utiliser vos pouvoirs et de ne montrer aucun signe d’appartenance, planétienne ou lunienne, je sais. Pas de petit tour de passepasse ni d’artifices corporels. Vous ètes officiellement relevé de ce serment.

Haccan n’avait jamais entendu son pouls battre aussi clairement. Utiliser son pouvoir. Il ne l’avait plus fait depuis vingt ans. Il n’était mème pas certain de se souvenir comment.

— L’officière Tullip Ammor-Eirrik Alcyone chapeaute la cellule spéciale antiterroriste. Elle s’est portée volontaire pour vous seconder et pour participer à la fase 2, sans toutefois abandonner ses précédentes fonctions – le lien entre la cellule et la fase 2 est direct et primordial.

Haccan détailla le visage juvénile de l’officière Alcyone qui porta deux doigts à son front, le menton levé et le dos très droit. Il ne voulait pas d’une seconde. Il avait toujours refusé qu’on lui attribue un partenaire. Il ne voulait pas de cette responsableté. Il ne voulait pas de son nom dans ce Programme.

— Quesceque je risque si je refuse ?

— Seulement de rater l’occasion de votre vie, officier. Nous vous trouverons un remplaceux dans l’heure et vous pourrez retourner à vos traques de pirates si ça vous chante. Retourner errer dans l’espace, ni lunien, ni planétien, pendant que la PI gagne en force et en identité sans vous.

Il soupira.

— Alors, officier Ogma, que diriez-vous de devenir chef de guerre ?

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