Ayana finit par s’expliquer une fois que Munefusa se fut un peu calmé. Elle déglutit, et essaya de parler de sa voix la plus rassurante possible à cet homme fort bien habillé et qui s’était caché derrière un pin :
« Mon nom est Ayana. J’étais… une humaine, tout comme vous. Une enfant, même. J’ai échangé mon corps avec un monstre-chat qui vit maintenant dans mon village, en amont de la rivière.
— Et quel est votre objectif, Ayana-san ? »
Ayana tourna la tête vers le pèlerin. C’était un homme aussi âgé que corpulent, mais dont les muscles fermes se dessinaient clairement sous ses habits usés. Complètement chauve, il avait un visage assez étrange, qui semblait à la fois endormi mais aux grands yeux toujours alertes.
Il ne restait plus aucune trace de son apparence de batracien. Une fois qu’Amago eut retrouvé sa respiration, sa retransformation en humain avait été fulgurante. Ayana voyait là la marque d’un yokai très ancien.
« Je veux que mon village demeure en sécurité, finit-elle par répondre.
— Est-ce tout ? répondit le bakegama avec méfiance.
— Vous vous méfiez alors que je ne vous veux aucun mal. Sinon, je ne vous aurais pas averti contre le mimichiri-boji du pont.
— …Vous aviez raison, Ayana-san. Mes excuses pour ne pas vous avoir remercié comme il se doit. Je suis assez éreinté par le voyage, et toute la nature me parait si hostile que je ne sais plus qui croire.
— C’est pour cela que je ne dois pas perdre de temps. Des êtres dangereux ont corrompu les lieux. Le mimichiri-boji n’est qu’un début. J’ai la nuit entière pour mener à bien ma mission.
— Que se passera-t-il si…
— La malédiction d’un yogama-taki brûlera ma chair et mon âme. »
Le pèlerin se figea, laissant le nom du yokai s’enfoncer dans son esprit. Une brise rafraichissante agita les branches des pins, faisant tomber leurs feuilles comme une lente pluie jaunie. Pensifs, Amago et Ayana se tenaient face-à-face sur le sentier sabloneux. On pouvait voir, à une dizaine de mètres, la forme tremblotante de Nise Munefusa, recroquevillé dans les buissons, les mains sur les oreilles et la tête dans les genoux.
Il va falloir faire un détour, nous ne pouvons pas passer par le pont, réfléchit Amago. Bojin est bien trop fort, même avec l’aide de cette Ayana… Il fronça les sourcils : « Dites-moi, Ayana-san, comment avez-vous fait pour savoir qu’il ne faut pas se tenir sur le pont ? Connaissez-vous Bojin ou le monstre qui se tapit sous l’eau ?
— Ni l’un ni l’autre. J'ai simplement eu l'opportunité de m’informer auparavant et d’avoir un odorat assez fin pour repérer le yazaimon-dako qui menaçait quiconque traversait le pont. Mais le monstre-pieuvre semblait n’ourdir aucune menace envers ceux qui essayait de traverser le fleuve à la nage, plus en amont : c’est ce que j’ai fait.
— Où avez-vous obtenu ces informations ?
— Du yogama-taki, en échange de ma vie : Du sud, une violence inouïe. Le sang écarlate coule aussi abondamment que les cascades. La menace qui gronde sous la surface est aussi terrifiante que celle qui attend patiemment sur le pont.
— De quel village venez-vous ?
— Seiiki. Un peu plus au sud du village de pêcheurs.
— C’est justement là où nous voulions nous y rendre, Munefusa-sensei et… »
Le pèlerin se tut, puis tourna son regard plein d’amertume vers le poète toujours caché derrère l'arbre. En d’autres circonstances, Ayana aurait pu éprouver de l’empathie pour ce Munefusa. Cet homme venait de rencontrer des yokais terrifiants, parmi les plus mauvais et dangereux qui existaient. Mais le temps pressait :
« Vous ne pouvez pas passer par le pont ni rejoindre le village de pêcheurs, poursuivit-elle. C’est là où réside le yogami-taki, et son pouvoir est aussi dangereux que sa haine envers les humains. Je ne peux que vous conseiller de rejoindre mon village, mais pour cela vous devez traverser la rivière à la nage.
— Et vous, qu’allez-vous faire ? répliqua le pèlerin.
— Je vais aller plus à l’ouest, vers le sommet du mont Otakyama. C’est là que je dois rencontrer le dernier esprit maléfique qui menace la région.
— C’est hors de question. »
Amago parut soudainement plus imposant. Ayana se tut, pensant voir l’apparence du pèlerin légèrement se modifier, ses pupilles devenant des flaques noires rectangulaires. Il se rapprocha d’elle.
« Ayana-san, vous êtes encore une enfant. Vous ne devriez pas être ici, à vous aventurer dans des lieux aussi dangereux, à affronter des êtres aussi maléfiques.
— Je comprends votre inquiétude, répliqua Ayana d’une voix rassurante. Mais je suis bien préparée, et j’ai pu aisément m’en sortir…
— Combien de yokais dangereux avez-vous du affronter jusque-là ? Pouvez-vous me dire, sans mensonge, que tout s’est bien passé pour vous jusque là ? »
Ayana ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Les croassements nocturnes se firent plus fort, pourtant elle n’entendit que les pleurs d’un nourrison. Elle regarda fixement Amago, pourtant elle ne pouvait que voir le regroupement d’enfants abandonnées aux pieds d’un bouddha de bois impuissant.
Amago soupira puis fit quelque pas en direction de Munefusa.
« Munefusa-sensei, je ne désire que votre sécurité. Je suis navré que vous ayez été impliqué dans un monde qui n’est pas le vôtre, mais je ne peux plus vous accompagner pour le reste du voyage. Ayana-san va vous conduire à son village dans lequel vous pourrez y passer la nuit, tandis que…
— Amago-dono. Vous savez que je ne peux accepter cela. » l’interrompit le kasha.
Cette fois-ci, c’était Ayana qui s’était rapprochée d’Amago. Les deux n’étaient plus séparés que de deux mètres. Les quatre pattes d’Ayana tremblaient légèrement, et Amago le remarqua bien. Sa voix s'adoucit :
« Ayana-san, votre perséverance vous honore. Mais je ne peux laisser un enfant continuer une si dangereuse entreprise.
— Elle est dangereuse pour vous aussi.
— Je suis plus fort que vous, Ayana-san. Vos petites griffes ne sont rien face à mon agilité, vos crocs sont risibles face à ma force. Je suis plus âgé et plus expérimenté que vous ne le serez jamais. Vous n’avez que pour vous des informations sur nos ennemis : donnez-les moi maintenant et je vous assure que je complèterai votre quête avant l’aube.
— Je ne peux pas abandonner, répondit-elle d’une voix hésitante.
— Êtes-vous si dévouée à votre village ?
— Oui.
— Raison de plus pour le rejoindre. Vos parents doivent vous attendre et…
— Ils sont morts. »
Profitant de la soudaine crispation de son interlocuteur et ignorant son pincement au coeur, Ayana poursuivit :
« Et même s’ils étaient encore vivants, je ne pourrais abandonner ma quête. Il en va de mon devoir. Je ne peux vous en dire plus.
— Votre devoir ! dit Amago en haussant la voix, ne pouvant plus contenir son exaspération. Comment un enfant tel que vous peut-il supporter une telle tâche ? Cela n’est pas du courage, Ayana, mais de l’immaturité.
— Amago…
— Vous ne pouvez résoudre tous les problèmes à vous seule. Le courage, c’est aussi savoir avouer sa faiblesse et se retirer. Je vous assure que… »
Amago s’arrêta lorsqu’il vit les yeux ambrés d’Ayana se perler de larmes. Le vent sembla souffler plus fort. Les crapauds cessèrent de croasser, et l’air sembla s’immobiliser.
Ne sachant plus quoi dire, Amago se pencha et, d’un geste chaleureux, mit sa main sur la tête de kasha qui peinait à retenir ses sanglots. Amago crut alors entendre, entre deux respirations sifflantes, le murmure plaintif d’Ayana :
« Si seulement je pouvais vous le dire… »
Puis, d’un bond gracile, Ayana s’éloigna rapidement de lui, glissant vers le toujours mutique Munefusa. Elle s’arrêta à un mètre de lui :
« Votre nom est Munefusa, et Amago vous appelle sensei. Je pense savoir qui vous êtes, et je dois dire que c’est un honneur d’être en présence d’un aussi illustre poète que vous, Nise Munefusa-san. »
Hurlant de surprise, Nise Munefusa se redressa dans un sursaut, gardant ses mains devant ses yeux et s’éloignant d’Ayana. Celle-ci ne parut pas s’en soucier :
« Je suis porteuse de mauvaises nouvelles. Vous n’êtes plus dans l’univers des humains, mais celui peuplé par l’étrange, le surnaturel, les yokais. Et des esprits malicieux n’ont cessé de se multiplier suite à la disparition du dieu protecteur de la région. Continuer votre chemin seul dans les environs vous serait fatal. Restez avec Amago-san, c’est un compagnon de grande valeur. »
Amago comprit alors où elle voulait en venir. Il cria un « Non ! » impuissant tandis qu’Ayana se lança rapidement parmi les buissons, zigzaguant parmi les arbres, plongeant dans les ombres alors que la flamme au bout de ses queues disparut.
Le pèlerin se courba, arcant ses jambes. Sa peau devint plus verruqueuse, ses yeux plus globuleux, ses mains et pieds s’élargirent. Devenu un crapaud aussi grand qu’un humain, il bondit à une vitesse surnaturelle sur les arbres, se servant d’eux comme tremplins verticaux.
Il aurait pu aisément rejoindre Ayana sans les ombres qui l’avaient engloutie et les branches touffues qui gênaient ses sauts. Amago fit encore quelques bonds puis se positionna en haut d’un tronc, scrutant les environs. Son regard ne croisa que la nuit profonde trop faiblement éclairée par le nacre de la pleine lune. Il jura.
Le bakegama entendit des buissons frémir et des branches se craqueler. Amago tourna son regard de batracien, puis soupira : c’était Nise Munefusa qui, se pensant seul, sortait de sa cachette. Amago vit le poète se relever lentement, regarder tout autour de lui sans remarquer la grenouille géante qui se tapissait dans les arbres.
Amago demeura pensif tandis que Munefusa rejoignit le sentier en panique. Je ne peux laisser Munefusa-senseï seul. Ses pattes arrières se plièrent, tous ses muscles se resserant comme des ressorts, puis il bondit sur le sentier. Munefusa se retourna quand il atterit au sol, à quelques mètres de lui.
« Arrière, monstre ! piailla le poète.
— Je ne vous veux aucun mal, Munefusa-sensei. Nous devons faire vite : Ayana se dirige vers…
— Tais-toi ! Tais-toi !
— Elle a mentionné le sommet de la montagne : nous devons nous mettre en route tout de suite.
— Cessez de parler ! Je ne veux plus vous entendre !
— Il suffit. »
Munefusa se tut sous l'impériale voix du pèlerin. Le poète eut un court instant l’impression d’avoir le shogun en face de lui.
Munefusa plissa les yeux, et distingua qu'Amago avait repris sa forme humaine. Son visage peignait une douleur déchirante. En un éclair aussi bref qu’éphémère, Munefusa imagina cet être parcourant les sentiers pendant des siècles, ne pouvant réveler sa véritable identité à personne, condamné à la solitude. Le pèlerin le toisa un court instant, hésitant, puis énonça d’une voix langoureuse :
Mes larmes grésillent
En éteignant
Les braises
Munefusa mit quelque temps avant de reconnaitre l’un de ses poèmes. Le pèlerin l’avait prononcé avec une émotion telle que Munefusa doutait d’avoir écrit de lui-même de si beaux vers. Perdu dans ses pensées, sa respiration se calma lentement.
« Je suis navré, poursuivit le pèlerin. Mais nous ne pouvons laisser un enfant mourir ainsi, tout comme nous devons empêcher ces esprits malicieux d’étendre leur influence sur les lieux. Je ne les laisserai pas corrompre la nature que je parcours depuis des siècles. Je vous implore de me suivre, Munefusa-sensei. Tout seul, vous êtes en grand danger, et si je ne peux garantir votre survie, je promets que je ferai tout pour vous protéger. Suivez-moi, Nise Munefusa, dans ce sentier étroit au bout du monde. »
Plus tard, Amago parcourait le chemin d’un pas mesuré. Ses sens alertes demeuraient attentifs au moindre son, au moindre mouvement. En particulier ceux de Nise Munefusa qui le suivait quelques mètres derrière lui avec peine et méfiance.
Ayana ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Les croassements nocturnes se firent plus fort, pourtant elle n’entendit que les pleurs d’un nourrison. Elle regarda fixement Amago, pourtant elle ne pouvait que voir le regroupement d’enfants abandonnées aux pieds d’un bouddha de bois impuissant." -> Il y a deux répétitions dans ce passage. Tout d'abord le "jusque là" dans le passage du dialogue et ensuite "pourtant" dans la partie narrative. Et pour l'image des enfants et du bouddha, j'ai trouvé ça un peu bizarrement amené haha je vois l'allusion au chapitre précédent, mais je comprends pas pourquoi la vision d'Amago amène ça
Eh bien, quel retournement de situation tu me diras ! J'ai à nouveau beaucoup aimé ce chapitre. Il y a juste l'échange entre Ayana et Amago que j'ai trouvé quelque peu perturbant, je ne sais pas comment dire, mais le ton qu'ils employaient faisait très différent, ou plutôt le ton d'Amago. J'avais l'impression qu'il était devenu un tout autre personnage, et ça m'a perturbée, j'aurais du mal à l'expliquer davantage
Sinon, en dehors de cela, c'est toujours aussi chouette à suivre haha ! Je compte bien me remettre à jour dans cette aventure où, je croise les doigts, Ayana va finir par triompher haut la patte. Perso, j'y crois, je suis attachée à elle, j'ai pas envie qu'elle se plante