VAE VICTIS

Par Toluene

VAE VICTIS
Malheur aux vaincus

 

Rome, 46 avant Jésus Christ.

 

Il s’arrêta devant le temple de la belle déesse. Elle qui avait été si généreuse avec lui, une véritable mère. Sous le regard de ses concitoyens il envoya un chaleureux baiser vers le sanctuaire de Bellone, déesse du combat, du carnage, de la guerre. Avec son ample vêtement pourpre il ne passait pas inaperçu. Mais il n’avait pas besoin de couleurs criardes pour qu’on le remarque. Dans sa cité tous reconnaissaient cette figure noble au front large. Ils connaissaient même ses aïeux. Sa famille avait tant servi la République et la République lui avait tant donné, depuis si longtemps.

 

Deux hommes l’escortaient. L’un était un esclave mais il était mieux apprêté que beaucoup d’hommes libres. Ses boucles brunes étaient imbibées d’une huile aux senteurs exotiques. Ses lèvres fines chuchotaient à l’oreille de son maitre. Le second n’avait rien d’un esclave, Labienus commandait à six légions. Pourtant il avait une mine piteuse. La guerre l’avait surement éloigné trop longtemps de la vie de la cité, il n’en goutait plus les petits plaisirs. D’ailleurs il n’avait même pas quitté son habit militaire. Le maitre alla parler à des passants. Ils étaient très satisfaits que ce grand homme s’intéresse à eux. L’esclave venait de le renseigner sur leurs noms et leur importance. C’était là sa fonction, se tenir au courant de ce qui se dit en ville et de qui le dit. En le déchargeant de cette tâche il permettait à son maitre de s’occuper d’un théâtre plus vaste et important.

 

Ces ronds de jambe terminés, les trois hommes quittèrent le forum pour des rues moins fréquentées. Au détour de l’une d’elles, un inconnu se jeta sur l’homme vêtu de pourpre au cri de « Mort au tyran ». Avant même que le glaive de l’assaillant ne touche sa cible Labienus était déjà sur lui. Les deux hommes roulèrent sur les pavés. Leurs capes les recouvraient. On ne pouvait rien voir de leur corps-à-corps, de leurs courts glaives qui essayaient de se frayer un chemin jusqu’à la mort. Ils luttèrent jusqu’à heurter un mur. L’un d’eux se releva. Les six plus valeureuses légions de Rome auront toujours leur légat pour les conduire sur le champ de bataille. Labienus retira sa lame du foie de son adversaire. Il arracha un morceau de sa cape pour l’essuyer. La cible de l’assassinat ne semblait pas particulièrement émue par ces évènements. Il avait déjà repris sa route, sans même regarder les mains pleines de sang de son légat. Labienus mit du temps à se rendre compte que ce sang était le sien. Il arracha un autre morceau de sa cape pour bander sa blessure au bras puis rattrapa le maitre et l’esclave.

 

Ils arrivèrent à destination sans plus d’incidents. Labienus frappa à la porte avec le pommeau de son glaive. Rien ne se passa. Il cogna le vieux bois encore plus fort en criant : « Ouvrez ! Ouvrez au nom de Caius Julius César ! » Un soldat leur ouvrit. Il tenait un bâton, le symbole de l’autorité des centurions. César et sa suite entrèrent dans la prison. Le gradé salua respectueusement.
_ Nous sommes là pour le Gaulois, ajouta Labienus. Le centurion les conduisit jusqu’au cachot qui les intéressait.

 

Un geôlier ouvrit. Un spectacle pathétique s’offrit à eux. Un homme sale, amaigri, à la peau tuméfiée et lacérée, assis dans de la paille imbibée d’urine. Ses bras étaient enchainés dans son dos et sa tête aux longs cheveux pouilleux dodelinait bêtement.
_ Pourquoi est-il dans cet état ? demanda César. Il est plus mort que vif.
_ Ces Gaulois sont de fortes têtes, surtout les Arvernes, répondit le geôlier en jouant avec son fouet. Je suis bien placé pour le savoir. J’étais en Gaule avec toi, noble César. J’ai combattu au siège Avaricum. Je te connais bien et j’ai vu comment tu les as matés. Regarde comme je me suis bien occupé de lui.
_ Visiblement tu ne me connais pas si bien que ça. Dix coups de bâton pour cet homme. Le centurion frappa à la seconde même où l’ordre avait été donné. Le geôlier s’effondra.
_ Pourquoi ? Pourquoi ? cria-t-il.
_ C’est mon prisonnier et je n’ai jamais demandé qu’on le torture. Cinq coups de bâtons supplémentaires. Cette fois il ne put pas gémir et supplier. Le centurion avait frappé en plein visage. Le supplice terminé, César se pencha sur son ancien légionnaire.
_ Tu sais, moi aussi je me souviens de toi. Tu t’appelles Petilarus et tu servais dans la dixième légion. Tu étais en première ligne lorsque les défenses d’Avaricum sont tombées. On a dû entendre les cris des femmes dans toute la gaule quand vous êtes rentrés dans la ville, lui dit-il en souriant.
_ Oh, oui. Elles ont passé un sacré moment ces garces. Petilarus était blessé à l’œil. La paupière épaisse et noire l’empêchait de voir et déformait tout son visage. Le sang coulait de son sourcil jusqu’à son sourire.
_ C’était une bataille difficile. N’est-ce pas ? Petilarus ne regardait plus son ancien proconsul. Il était à quatre pattes, le visage tourné vers le sol. Il ne souriait plus.
_ Les vêtements trempés par la pluie et les pieds dans la boue. Les cavaliers gaulois qui empêchaient le ravitaillement. La maladie. Et tout ça avant même d’atteindre les remparts de la ville. Beaucoup de gars sont morts avant d’avoir pu les voir. J’ai marché des jours en portant un camarade sur mon dos sans même me rendre compte qu’il était mort… Le vétéran s’arrêta pour cracher une dent.
_ Tu es un brave, Petilarus. Demain je te ferai centurion.
_ Oh, Merci Noble César. Puissent les dieux paver tes chemins d’or et te couvrir de gloire.
César savait que la guerre civile qui avait commencé il y a trois ans était loin d’être finie. Il lui fallait des centurions pour faire marcher ses légionnaires. Il demanda à être seul avec le prisonnier.

 

_ Tu me reconnais ? demanda César. Est-ce que tu es encore capable de parler ? Tu peux t’exprimer dans ta langue. Tu sais que je parle celte.
_ Et tu sais que je parle latin.
_ Oui. Je n’ai pas oublié les nuits que nous avons passées sous ma tente lors de notre guerre contre les Germains.
_ Et moi je ne n’ai pas oublié ce jour où tu m’as trainé dans les rues de Rome, couvert de chaines.
_ Tu avais défié Rome. Qu’espérais-tu ? Mais je suis magnanime. Tous le savent, mes amis comme mes ennemis. Je peux te permettre de retrouver la place qui te revient chez les Arvernes. Écoute-moi bien ! Pompée, mon seul rival à Rome, est mort mais ses alliés n’ont pas rendu les armes. Ils tentent même de m’assassiner en plein jour. Metellus Scipion et Caton le jeune rassemblent en ce moment des troupes en Afrique. Et même si je les bats, le sénat ne me donnera jamais ce que je veux. J’ai coulé la flotte des Vénètes d’Armorique mais je suis sûr qu’ils l’ont déjà reconstituée. Je sais aussi que tes anciens compagnons d’armes ont trouvé refuges chez les Bretons et les Pictes. Grâce à eux nous y recruterons secrètement des mercenaires. Ils longeront la côte atlantique et traverseront la Méditerranée à bord des immenses bateaux Vénètes. Une fois qu’ils auront battu Metellus et Caton, ils menaceront le Latium. À ce moment les sénateurs se souviendront de ce jour lointain où Brennus et ses Bituriges ont pillé Rome. Ils imploreront les dieux et c’est moi qui leur répondrai. Je renverrai les barbares à la mer et plus personne n’osera s’opposer à moi. Pendant que tu contrôleras le nord depuis Gergovie je pourrais conduire les légions en Asie et, enfin, donner au monde un empire comme il n’en a jamais connu.
_ Toujours la même histoire. Hein, Caius ? Tu es persuadé d’être le nouvel Alexandre le Grand. Tu as tellement lu les Grecs que tu en es devenu fou.
_Un fou aurait-il pu te vaincre?
_C’est vrai, tu as défait mon armée et tu m’as humilié mais ce n’est pas fini. Les insignes de tous les peuples de la Gaule sont toujours cachés dans la forêt des Carnutes, sous la garde des druides. Et un jour ils emmèneront un autre chef prêter serment dans ces bois sacrés comme je l’ai fait. Mes frères les Arvernes n’ont pas oublié leur fierté, les Bellovaques ne perdront jamais leur courage, les Bituriges se souviendront de leur grandeur passée, même les serviles Eduens ne supporteront pas éternellement ton joug.
_ Voilà donc comment tu as survécu ici. En te berçant d’illusions. Toute la Gaule est occupée, pas même le plus petit village ne résiste. Je connais le pouvoir des Druides. C’est le même que celui des sénateurs, le pouvoir de se faire entendre des sots. Ce sont des profiteurs ou des illuminés. J’ai acheté les premiers et tué les seconds. J’ai vaincu les plus puissants chefs de Guerre, Orgétorix, Arioviste, Acco, Camulogène et, surtout, toi. De qui devrais-je avoir peur ?
_ De qui devrais-tu avoir peur ? Mais tes aïeux ont vécu des générations et des générations dans la crainte des Celtes, tu l’as dit toi-même. A-t-on oublié la férocité de Brennus lorsqu’il a mis Rome à sac ? A-t-on oublié la puissance de Bituit et Luern ? J’ai redonné le gout de la liberté à mon peuple, j’ai partagé avec eux la fierté de mes ancêtres. Tu crois que tu peux les impressionner aussi facilement que les Romains ? Ils savent que tu ne peux vaincre que par traitrise. Orgétorix était mort depuis longtemps quand tu as décimé son peuple. C’est la faim et non la guerre qui les a fait descendre de leurs montagnes. Acco t’a été livré par ses propres compagnons d’arme et Camulogène n’était qu’un vieillard malade quand tu as envoyé Labienus le tuer. Arioviste et ses hordes de Germains étaient redoutables, c’est vrai, mais c’est en sacrifiant tes auxiliaires gaulois que tu as remporté cette guerre.
_ Et toi tu ne peux pas me duper comme tu as dupé les tiens. Tu t’es battu à mes côtés contre Arioviste. C’est sous ton commandement que mes cavaliers gaulois sont morts. Dans ta glorieuse ascendance tu as oublié de mentionner quelqu’un : Celtill, ton père. Lui qui a été tué par son propre peuple car il ne supportait plus sa tyrannie. C’est pour retrouver ce pouvoir perdu que tu m’as rejoint. Et c’est pour la même raison que tu m’as trahi et que tu as pris la tête de la rébellion. Alors ne me dis pas que tu t’es battu pour une prétendue liberté. Tu es comme moi, tu ne peux tolérer qu’il y ait autre chose que les astres au-dessus de toi. Tu t’es battu pour rejoindre les dieux.
_ Tu n’es pas un dieu Caius.
_ Et pourtant c’est le sang d’Énée, fils de Vénus, qui coule dans mes veines. Et toi ? N’était-ce pas le sang d’Hercule qui bouillonnait dans ton corps quand tu as repoussé les légions loin de Gergovie et lorsque tu exhortais tes guerriers à la résistance sur les remparts d’Alésia ? César, éxalté, embrassa son captif. Puis il le regarda en caressant tendrement son visage. Le Gaulois répondit à son affection en lui crachant au visage.
_ Est-ce la lecture de tes chers auteurs grecs ou tout le sang que tu as versé qui t’a rendu fou ?
César ne lui répondit pas. Il s'essuya.
_ Je me trompais. Ce ne sont pas les rêves illusoires des druides mais ta rancœur envers moi qui te tenait en vie. Cette armure de rancœur que je ne pourrai jamais pénétrer. Je n’aurais pas dû t’embrasser. Il n’y a plus qu’un seul geste d’amour que je puisse faire pour toi.

 

Il sortit lentement du cachot. A l’extérieur, Labienus et Petilarus trinquaient à la promotion de ce dernier. Le centurion avait laissé son précieux bâton sur la table. Ses mains étaient trop occupées sur les cuisses de l’esclave qui lui résistait vainement.
_ Exécutez-le.
En entendant l’ordre de César le centurion lâcha sa proie et dégaina son glaive. La main du proconsul l’arrêta avant qu’il ne rentre dans le cachot.
_ Non. Je ne supporterai pas que l’on répande son sang dans un tel endroit. Qu’on l’étrangle.

 

Labienus découpa ce qui restait de sa cape et le donna au centurion pour qu’il l’utilise comme corde. Le geôlier agrippa Vercingétorix pour qu’il ne se débatte pas. Le centurion serra sa gorge. Labienus le regarda pousser un dernier râle. César n’y prêta pas attention. Son esprit était déjà ailleurs, sur de futurs champs de bataille. Le corps de Vercingétorix se convulsa de longues minutes avant de s’affaler mollement dans la paille souillée. Labienus ne l’avait jamais aimé. Même lorsqu’ils étaient dans le même camp, ce petit fanfaron l’énervait au plus haut point. Pourtant la vue de sa mort l’avait rempli de tristesse. Une tristesse qui ne le quitta pas une fois sorti de la prison. La nuit allait tomber. Sans sa cape il avait froid et son bras lui faisait mal.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Mayllis B
Posté le 31/08/2024
L'immersion dans le monde antique est une idée qui m'a captivé d'emblée. La description est réussie pour nous aider à plonger dans cet univers et nous intéresser à la suite de l'histoire.
Fannie
Posté le 12/03/2018
Coucou Toluène,
L’histoire étudiée à l’école n’est pour moi qu’un souvenir perdu dans les brumes d’un passé lointain. Je laisserai donc à d’autres le soin de parler de la justesse historique de ton texte.<br /> En lisant ton récit, je vois des images de film, plus précisément de péplum. C’est peut-être bien un truc de fille, mais la stratégie et la politique guerrières ne me touchent pas autant que les émotions et la psychologie des personnages. Je trouve que dans le long dialogue, il faudrait plus de précisions sur les expressions du visage et le ton de la voix des personnages pour accrocher le lecteur (… ou la lectrice).
Petilarus est un nom amusant. Je viens de voir qu’il est issu du monde d’Astérix. Alors peut-être que je devrais visualiser un dessin animé plutôt qu’un péplum en lisant ta nouvelle...
Coquilles et remarques :
46 avant Jésus Christ [Ça fait bizarre ; je propose « An 46 avant Jésus Christ »]
il envoya un chaleureux baisé [baiser]
Sa famille avait tant servi la république et la république leur avait tant donné et depuis si longtemps [Dans ce cas, j’écrirais « République » avec une majuscule / la République lui avait tant donné (« lui » se rapportant à « sa famille » / j’enlèverais le « et » avant « depuis »]
Ces ronds de jambes terminés [ronds de jambe]
Au détour de l’une d’elles un inconnu se jeta sur l’homme vêtu de pourpre [J’ajouterais une virgule après « d’elles ».]
On ne pouvait rien voir de leur corps-à- corps, de leurs cours glaives [corps-à-corps (sans espace) / « leurs courts glaives », j’imagine...]
Ouvrez au nom de Caius Julius César [Caïus]
Pourquoi est-il dans cet état, demanda César [Pourquoi est-il dans cet état ? demanda César ; comme c’est une incise de dialogue, on peut (et on doit) mettre une minuscule après le point d’interrogation.]
J’étais en gaule avec toi noble César [Gaule / j’ajouterais une virgule après « toi »]
Je te connais bien et j’ai vu comment tu les as matés [Je crains que le verbe « mater » soit un anachronisme ; comme synonymes il y a dompter, dresser, soumettre ou abattre, terrasser, suivant la nuance que tu veux exprimer.]
Pourquoi ? Pourquoi, cria-t-il. [Pourquoi ? Pourquoi ? cria-t-il ; voir plus haut]
Tu es un brave Petilarus [Il faudrait ajouter une virgule après « brave ».]
Tu me reconnais, demanda César. Est-ce que tu es encore capable de parler ? [Tu me reconnais ? demanda César ; voir plus haut]
Et même si je les bats le sénat ne me donnera jamais ce que je veux [Il faudrait ajouter une virgule après « je les bats ».]
J’ai coulé la flotte des Vénètes d’Armorique mais je suis sûr qu’ils l’ont déjà reconstitué [reconstituée]
tes anciens compagnons d’armes ont trouvés refuges [ont trouvé refuge]
Grace à eux nous y recruteront secrètement [Grâce à eux / recruterons]
Une fois qu’ils auront battu Metellus et Caton ils menaceront le Latium [Il faudrait ajouter une virgule après « Caton ».]
Toujours la même histoire. Hein, Caius ? [Caïus]
Et c’est pour la même raison que tu m’as trahie [trahi]
Alors ne me dit pas [dis]
Tu n’es pas un dieu Caius [Caïus]
et ses pommettes autrefois seyantes [saillantes ; s’il est maigre, ses pommettes doivent être d’autant plus saillantes : il y a des os à cet endroit]
Même lorsqu’ils étaient dans le même camp ce petit fanfaron l’énervait [Il faudrait ajouter une virgule après « camp ».]
Une tristesse qui ne le quitta pas une fois sortit de la prison [sorti]
<br />
Il y a d’autres endroits où j’ajouterais des virgules, mais comme la ponctuation n’est pas une science exacte, je vais éviter de pondre une trop longue liste.
Tu as mis des tirets bas dans les dialogues ; il faudrait employer des tirets cadratins ou demi-cadratins.
Voilà. J’ai changé mon pseudo, mais pas ma manière de commenter… ;-)
Toluene
Posté le 12/03/2018
En l\'écrivant je trouvais que la psychologie de personnages se trouvait justement dans leurs répliques. De plus j\'aime de moins en moins passer du temps sur les descriptions, surtout celles des visages.\r\n\r\nEn tout cas merci beaucoup d\'avoir lu ça.\r\n\r\nbiz
Vous lisez