La nuit, je pouvais devenir qui je voulais être et plus celle que les gens voulaient que je sois. Vous savez ce que j’ai fait ? Je me suis mise à danser, seule, debout face à la lune. Sur ce toit, je n’avais pas froid malgré l’automne qui s’annonçait. Désormais, je n’aurais plus jamais froid.
J’avais rencontré Julie au détour d’une ruelle sombre, pendant une nuit au ciel étonnamment clair. Elle était là, solaire, dansant sous la lumière lunaire. Elle ne se préoccupait ni de ce qui l’entourait -des poubelles à moitié pleines, en l’occurrence, ni de qui pouvait l’admirer. Hormis un chat de gouttière, j’étais là à la contempler mais elle ne se souciait pas de la moindre présence humaine. Plus elle dansait, plus elle exerçait une sorte d’enchantement, ce charme duquel je ne sus me défaire. Elle était non seulement belle, mais aussi magnétique. Mais ce qui me sidérait c’est qu’elle n’en avait pas conscience, elle continuait de virevolter, de tournoyer comme si sa vie en dépendait. Comme si s’arrêter allait la faire disparaître au gré du vent. Tant d’innocence lui rajoutait de l’attrait, et ce fut pour sa pureté que je suis tombé amoureux. Instantanément.
Subitement elle m’aperçut, s’approcha de moi et m’entraîna à sa suite, pour danser avec elle. Elle était féerique et féline, avec ses yeux verts mordorés et ses longues boucles brunes. Un autre détail retint mon attention, un infime soupçon de lilas qui se dégageait d’elle. J’étais subjugué et incapable de me maîtriser. Nous tournoyâmes ainsi, toute la nuit. Quand l’aube vînt, elle me murmura « Julie, chasseuse de rêves, enchantée ». Je voulus lui répondre « Amalric, tout le plaisir est pour moi », mais elle posa un doigt sur mes lèvres et me dit « A demain soir, si tu le désires ». Je restai sous le choc de cette apparition relevant de l’onirisme, toute la journée qui suivit.
J’avais l’impression de croiser ses yeux sans cesse, son image ne me laissait pas de répit. Elle m’obsédait et me possédait. Vers le milieu de l’après-midi, n’y tenant plus, j’allais m’installer à une table de mon café préferé et sorti mon carnet de croquis. Je devais l’exorciser, la faire sortir de mes pensées, cette chasseuse de rêve. Je ne savais même pas ce qu’elle entendait par là, mais ça m’intriguait. Je me mis en tête de percer ce mystère, qui s’ajouta à la liste de mes obsessions. Il fallait que je la retrouve, coûte que coûte. Je commençais à la dessiner quand je me rendis compte de mon manque de sommeil. Mais vu les circonstances de ma nuit blanche, cela ne m’importait guère. « A demain soir, si tu le désires » Ses paroles résonnant insidieusement en écho dans ma tête, je rentrai chez moi et m’assoupis. Mes rêves furent remplis d’ombres fugaces, dansantes, s’insinuant de part et d’autres de mon âme. Ce repos n’en fut pas un et je me réveillai en sursaut.
Je décidai d’aller au rendez-vous. Je me rendis dans la ruelle mais elle n’était pas là. « Pauvre idiot » grommelai-je. Je sentis une vague de déception me submerger mais aussi une autre sensation, beaucoup plus sourde et vicieuse. La peur me tenaillait ; celle de perdre Julie, celle de m’être fait avoir sur ses intentions. Je désirais ardemment qu’elle soit là. Je le voulais tellement, elle s’était immiscée dans mon esprit comme le poison d’une vipère. Et soudain, je la ressentis derrière moi. Ou plutôt je la devinais, son parfum de lilas la précédant. Quand je me retournai enfin, elle était là, rayonnante, m’envoûtant davantage que la veille. J’aurais pu la croire sortie de mon rêve, avec sa robe qui lui donnait l’impression de voler. Je compris d’où venait la chasseuse de rêve ; elle en était un elle-même, fantasmagorique et transcendante. Et elle le comprit, le lisant dans mes yeux. Je pense que tout a commencé à cet instant précis, quand nos regards se sont croisés. Le sien plein de chaleur, le mien empli de quelque chose que je ne définissais pas encore.
Elle me sourit et me susurra « Amalric, je me suis perdue au milieu de la Nuit, je me retrouverai au cœur de ton esprit ». Encore une fois, je ne saisissais pas la portée exacte de ses mots, mais peu m’importait. Elle était là, aérienne en enchanteresse ; j’avais l’impression d’être hors du temps, de n’exister que grâce à ses prunelles mordorées. Puis je vis son regard crépiter et flamboyer alors qu’elle se remettait à danser, comme si elle allait mourir demain. Julie me donnait l’impression de revisiter une danse du voile, et je me sentis perdre tous mes moyens. Je m’approchai d’elle et l’embrassa passionnément. Elle me rendit mon baiser puis sourit. « Amalric, aime-moi jusqu’à ce que je puise assez de douceur dans tes yeux pour m’aimer suffisamment ... »
Lorsque ces mots furent prononcés, je me retrouvais projeté dans une dimension onirique. Puis rien ne comptait à part son existence et l’amour qu’elle m’offrait. Je redoutai que l’aube vînt chasser ce moment mais il fallut m’y résoudre, Julie n’étant déjà plus là, aussi éphémère qu’une étoile filante. Pendant la journée qui me sembla interminable, je tentai de la dessiner mais ses traits m’échappaient. Seuls ses yeux restaient ancrés dans mon esprit ; j’entendais sa voix dans le bruissement des peupliers, je sentais son regard dans les rayons du soleil. L’heure était venue de m’abandonner aux bras de Morphée pour quelques heures.
Arrivé dans la ruelle, de drôles de sensations m’envahirent. Comme si quelque chose n’allait pas. La Nuit était plus belle que d’habitude mais aussi plus trouble, plus perturbante. De plus une chose essentielle manquait à l’appel : l’odeur de lilas. Désillusion funeste, une vague de froid absorba mon être. Je n’avais pas pensé au fait qu’elle ne veuille plus venir, qu’elle ne souhaite plus mon amour. Peut-être dansait-elle ailleurs, pour quelqu’un d’autre ? Ou seule la Lune avait encore le droit de la contempler ? Je ne pouvais pas y croire, pas après sa déclaration de la nuit dernière. Mais l’aube chassa mes espoirs de la revoir. Désemparé, je rentrai chez moi et dormi d’un sommeil sans songes. La nuit suivante serait décisive ; si elle venait, j’aurais encore une chance de l’aimer à nouveau et si elle ne venait pas, elle aura emporté un morceau d’âme avec elle.
Une odeur familière me prit à la gorge, elle était revenue, plus enjôleuse que jamais. Toute la tension et les peurs accumulées disparurent quand elle virevolta vers moi et que ses lèvres se scellèrent aux miennes. Nous n’étions plus que Nous, seuls et heureux pendant que la Lune nous épiait, complice et rieuse. A bien y réfléchir, les astres semblaient être une prolongation de son être. Le mien aussi semblait avoir subi une scission le jour de notre rencontre. Julie n’avait semblé éprouver le moindre remords en s’emparant de cette moitié de moi-même afin de la faire sienne. Désormais il ne me suffisait que d’un regard de sa part pour me faire perdre pied et la laisser me posséder à sa guise.
Cinquième nuit, nuit de passion, de fascination. Elle portait une robe rouge, qui la faisait passer de créature divine à femme fatale. Je ne pouvais détacher mes yeux d’elle – l’avais-je déjà pu ? Elle me semblait irréelle quand elle s’approcha de moi et m’embrassa. Son odeur si mystérieux de lilas m’enivrais et toute maîtrise de moi me quitta. Elle m’hypnotisait, littéralement ; je n’avais plus aucune censure sur mes pensées qui ne se tournaient que vers une chose : la sensualité extrême de ma danseuse. Elle passa la main dans mes cheveux, tout en continuant à m’embrasser et son corps entier semblait embrasé. Je la sentis me mordre et le goût du sang envahit ma bouche mais cela ne m’arrêta pas. Je la désirai et c’était réciproque. Cette nuit allait être fusionnelle, inoubliable et unique. Julie savait ce qu’elle faisait et où elle voulait en venir. Nous le voulions tous les deux, cet instant d’osmose ultime pendant lequel nos corps s’unirent et s’entremêlèrent.
La nuit où je rencontrai Amalric fut la plus intense de ma décadente vie. Je me tenais là, sous la Lune, me sentant petite mais infiniment puissante. Cette nuit fut la mienne, la nôtre. J’étais en train de danser lorsque nos destins se croisèrent. Dans un livre ça aurait eu un succès énorme. Malheureusement je ne suis faite ni d’encre ni de papier et mes émotions sont bien réelles. Il m’a fait me sentir vivante la nuit dernière, cet idiot. Notre lutte passionnelle fut celle de notre perte. Cette danse charnelle m’a fait ressentir la vie, une explosion de vie qui a tout dévasté en moi. Un comble que la nuit qui m’a faite revivre fut celle qui permit au Néant de prendre possession de mon corps et de mon esprit. Je pris la meilleure décision pour nous deux en disparaissant à jamais de ses nuits, dès que les premières lueurs de l’Aube apparaitront.
Nous étions la septième Nuit. Quelque chose avait changé dans ses iris. Ils étaient devenus plus sombres, moins malicieux. Ses gestes aussi, devenus plus froids, plus durs. Sa danse était métamorphosée en une lutte. Celle de sa survie, je pouvais le deviner. De solaire, elle se fit lunaire. Elle dansa une dernière fois et je ne pus que contempler cette créature glacée et insensible. Julie disparut en tourbillonnant comme elle m’était apparue ; et je savais que la retenir n’était pas dans mes moyens. Néanmoins, elle me laissa une chose, une lettre.
« Amalric, mon amour. Quitte-moi. Je sais l’importance de ce que je te demande mais tu es courageux. On ne peut plus continuer comme ça. Je te vampirise, je le vois dans tes yeux. Ces yeux. Ils m’ont sauvée, libérée de mes démons mais maintenant ils sont aussi morts que mon âme. Je me rappelle de leur couleur, je me souviens aussi que je n’arrivais pas à la définir. Bleu ciel, me semble t-il. Ils ont changé, Amalric, ils ont la couleur de l’orage, celle de la Nuit. Tu vaux mieux que ça, tu vaux mieux que moi mais tu n’en as pas conscience. Amalric, mon amour, quitte-moi. Si tu m’aimes, fais le avant qu’il ne soit trop tard pour toi. J’ai assez de fantômes dans ma vie, je ne veux pas que tu en deviennes un. Amalric, je t’en supplie, quitte-moi. Pour que tu puisses te créer un avenir digne de toi, digne de ton amour. Je préfère te perdre maintenant avant que tu ne me haïsses pour ce que tu deviendras. Je t’aime, J, ta chasseuse de rêve. »
C'est incroyable comme histoire, ça laisse deviner sans rien vraiment dire. Est-elle le fruit de l'imagination d'Almaric ? Un fantôme, ou un autre être surnaturel ? Ou bien réelle et humaine ?
Très intrigant, en tout cas.
Compte tenu du titre, je ne sais pas si ton histoire est inspirée d'un film, d'un livre, d'une chanson ... Mais il décrit bien l'histoire qui se déroule, s'enroule, forme des volutes tout le long des nuits où les personnages se rencontrent. Cela est accentué avec le côté obsessionnel d'Amalric, et notamment la référence à l'odeur de lilas. .J'ai bien aimé l'alternance du dialogue avec les différentes écritures , les deux 'amants' se répondent, à la fois par la danse et par la parole. Il y a une intensité qui monte au fur et à mesure que les jours passent, on imagine bien que leur amour est si intense que cela ne peut pas bien se terminer. Là où c'est intéressant, c'est que finalement personne ne trompe personne, enfin il me semble.
Pour la phrase : 'elle aura emporté un morceau d’âme avec elle', je dirais : 'elle aurait emporté un morceau d’âme avec elle.' Et même si j'ose .. 'un morceau de mon âme'.
Pour 'Son odeur si mystérieux de lilas m’enivrais' : c'est 'son odeur si mystérieuse de lilas m'enivrait.'
Merci pour ce moment onirique !
Merci pour m'avoir lue et pour ce si doux retour.