Vandenesse

— Parfums Vandenesse, que puis-je pour vous ? retentit une voix féminine austère à travers l’interphone du bâtiment haussmannien.

Une jeune femme à la silhouette frêle qui frissonnait dans un manteau usé bien trop fin pour la protéger de la brise fraiche, approcha les lèvres du combiné.

—  Elfie Vuarnet… C’est pour l’entretien, répondit-elle d’une voix tremblotante.

— Montez au dernier étage, déclara sèchement son interlocutrice avec l’autorité que lui conférait sa position.

Dans un grésillement désagréable, comme criant sa résistance au passage de cette intruse, la grille métallique se déverrouilla. Elfie poussa l’antique et massive porte en fer forgé et jeta un dernier regard inquiet et admiratif à l’immeuble majestueux qui l’accueillait. Situé à la jonction de deux grandes avenues bordées de platanes aux banches dénudées par l’hiver, sa façade claire, fraichement rénovée, contrastait avec le temps maussade et le ciel gris de février.  À côté de l’interphone, des plaques dorées affichaient avec fierté les entreprises prestigieuses logées dans le bâtiment : cabinets d’avocats, études notariales, agences de voyage, ainsi que celle qui avait conduit Elfie en ces lieux, « Vandenesse Parfums, Félix de Trannoy ». Son emblème,  une petite fleur de lys, brillait d’un éclat presque céleste. Cette société était une nouvelle branche prometteuse de la fameuse multinationale « De Trannoy » au commerce très florissant, spécialisée en cosmétiques et produits de luxe. Elle avait investit dans la parfumerie trois ans auparavant, suscitant à la fois envie et critiques dans le milieu très fermé du luxe.

Bientôt, une goutte de pluie s’écrasa sur les lunettes de la jeune fille, l’incitant à pénétrer dans le vestibule imposant où de belles plantes vertes frissonnèrent à son entrée. Le sol en marbre clair reflétait la lumière éclatante des lustres tandis que les immenses miroirs lui renvoyaient un reflet froid et critique, la jugeant comme une étrangère égarée. Sans se laisser déstabiliser, elle se dirigea résolument vers l’ascenseur, dont les portes s’effacèrent majestueusement devant elle. Elle appuya sur le dernier étage, le cinquième, et prit une profonde inspiration.

Lorsque l’ascenseur s’ouvrit, il offrit à Elfie l’accès à un couloir épuré où une unique porte en bois sculptée l’accueillit avec une petit écriteau « sonnez et entrez ». La compagnie semblait exploiter tout l’étage, cela ne la surprit guère. Rassemblant son courage, elle franchit le seuil et fut éblouie par la luminosité de l’espace. À son bureau, devant une grande fenêtre en double hauteur, le large et imposant bureau de la secrétaire lui barra le passage. Derrière ses lunettes rouges flamboyantes, la gardienne des lieux la scrutait de son regard sévère. À gauche, dans un salon décoré avec goût, quelques personnes attendaient, plongées dans la lecture des magazines mis à leur disposition ou absorbés par les écrans bleutés de leurs téléphones sur lesquels leurs doigts s’agitaient nerveusement.

— Bonjour Mademoiselle, annonça la secrétaire avec un regard appuyé la détaillant de la tête aux pieds. Veuillez vous installer avec les autres.

Sous cette analyse muette de la dame, Elfie se sentit mise à nue et d’un geste frénétique, elle ramena dans sa queue de cheval, les mèches rebelles, qui s’étaient échappés de sa crinière de boucles indomptables. Avec l’humidité, ses cheveux avaient frisotté et mis en échec les quelques efforts qu’elle avait déployé à les discipliner. D’un pas hésitant et le regard inquiet, Elfie vint se placer sur une des chaises inoccupées. Tendue comme le velours de son siège, elle était incapable de profiter du confort qu’il lui offrait par ses courbes presque sensuelles.

Huit… C’était le nombre de personnes qui patientaient comme elle, le destin lié à une opportunité incertaine.

Lorsqu’elle avait appris qu’elle avait décroché un entretien pour le poste d’assistant personnel de Monsieur de Trannoy, jamais elle n’avait imaginé attendre face aux autres concurrents, comme à une audition pour décrocher le rôle principal d’un film hollywoodien. Persuadée que sa présélection découlait de son diplôme prestigieux de commerce, fruit de son parcours exemplaire à HEC, elle pensait être reçue immédiatement et déchanta, une fois de plus.

Pourquoi, par tous les saints, s’était-elle aventurée à répondre à cette offre d’emploi qui, de prime abord, ne correspondait en rien à ses désirs… Enfin, presque rien… Il était vrai que Félix de Trannoy était un concurrent direct d’Alen Rummage, la raison de tous ses sacrifices, l’objet de ses plus ardentes aspirations, celui pour qui elle brûlait de travailler à tout prix. Elle, modeste savoyarde, avait embrassé la voie des longues et coûteuses études dans cet unique but : être au service du célèbre parfumeur britannique. Cependant, malgré l’obtention de son diplôme, précieux graal tant convoité, elle avait échoué à décrocher ne serait-ce qu’un simple entretien avec un quelconque responsable de la direction de l’entreprise. Un courriel laconique et impersonnel avait scellé son sort en lui signifiant le rejet de sa candidature.

Pourtant, Elfie ne se laissa pas abattre. Dans sa grande naïveté, elle était certaine d’avoir franchi l’étape la plus ardue en arrachant son papier. Portée par une détermination audacieuse, elle avait dépensé toutes ses maigres économies pour se rendre au siège de la compagnie, situé à Londres. Avec l’énergie du désespoir, elle était parvenue, contre toute attente, à obtenir une entrevue avec Mrs. Gardiner, la responsable des ressources humaines. Cette dame rondelette et fort sympathique, quoiqu’un peu austère, l’avait reçue pendant près d’un quart d’heure ! C’était fort peu, certes, mais pour une visite impromptue, Elfie était très fière d’elle. Mrs. Gardiner, sans doute touchée par sa détermination farouche et son air de jeune fille en détresse, lui promit de présenter son dossier à son supérieur.

Cependant, le temps passait, les jours devenaient des semaines, et la situation s’éternisait. Elfie avait maintes fois relancé Mrs. Gardiner, mais sa boite de messagerie demeurait silencieuse. Cela faisait quelques semaines qu’Elfie vivait dans l’expectative, subsistant grâce à ses deux emplois d’étudiante qu’elle avait eu la présence d’esprit de conserver. Pourtant, elle ne pouvait plus nier l’évidence : Alen Rummage ne l’appellerait pas, du jour au lendemain, pour lui proposer un emploi. C’est alors qu'Ambre,  lui dénicha l’annonce de de Trannoy. Était-ce là une nouvelle opportunité qui s’offrait à Elfie ? Il lui fallait de l’expérience et des connaissances dans le domaine de la parfumerie pour renouveler sa candidature chez Rummage.

— Bonne journée à vous, lança la secrétaire à la jeune fille qui prenait la sortie, arrachant brutalement Elfie de ses divagations.

Une demoiselle, à peine plus âgée qu’elle, quittait les lieux dans l'indifférence générale. Elfie, quant à elle, l’observait la gorge nouée. La tristesse et la honte qui voilaient le regard de la candidate contrastaient avec l’assurance qui émanait de sa tenue impeccable. Les larmes qui se formaient aux coins de ses yeux menaçaient de ruiner son maquillage soigné. Elfie déglutit péniblement tandis que son inquiétude s’intensifiait.

Dans cette ambiance luxueuse et feutrée, où même les murs semblaient être confortables avec leurs papiers peints capitonnés, Elfie se sentit insignifiante. Ses concurrents, vêtus de le plus beaux atours pour l’occasion, semblaient la surpasser de très loin. Pour étouffer ses doutes et sa gêne, Elfie se concentra sur ses chaussures. Comme eux, elle avait également mis ses habits les plus élégants : une robe noire, sobre et classique mais d’excellente qualité, une jolie veste blanc cassé finement brodée et des escarpins beiges à talons. Ces éléments constituaient en réalité les seules pièces de sa garde-robe qui seyaient à un lieu aussi prestigieux. Néanmoins, ils étaient un peu passés de mode, et elle regrettait de ne pas avoir eu l’audace d’emprunter l’un des tailleurs d’Ambre. L’appréhension de lui abimer un vêtement qu’elle ne pourrait jamais lui rembourser, l’avait retenue.

Ambre Fournier représentait la personne qui se rapprochait le plus d’une amie pour Elfie, sa seule amie. Elle était devenue depuis peu sa colocataire, ou pour être plus exact, sa logeuse, car les revenus minables de serveuse d’Elfie ne lui permettaient pas de se payer le moindre logement à Paris.

Si une unique expression devait dépeindre cette jeune femme, ce serait sans nul doute celle de jeunesse dorée. Autant dire qu’un abîme séparait le monde d’Elfie et celui d’Ambre. Il y avait entre elle autant de différences qu’entre une rédaction écrite par un élève de primaire et l’œuvre grandiose de Victor Hugo. Tandis que l’école de commerce la plus réputée de Paris semblait être le chemin tout tracé d’Ambre, dont le père dirigeait une florissante entreprise d’import/export de textiles, celui d’Elfie la conduisait plutôt à devenir vendeuse ou caissière dans sa ville natale de Savoie.

Cependant, sa volonté de fer avait explosé toutes les statistiques. Non seulement Elfie avait réussi à intégrer HEC, mais ô miracle ! elle avait terminé parmi les majors de sa promotion. Il convient de souligner qu’elle avait réussi cet exploit, tout en jonglant avec des emplois précaires de serveuse et en faisant la majeure partie des devoirs d’Ambre et d’autres élèves, afin de subvenir à ses besoins et de couvrir les frais que sa bourse ne parvenait pas à combler. Un parcours aussi exemplaire et extraordinaire devrait théoriquement vous ouvrir toutes les portes, n’est-ce pas ? C’est aussi ce qu’Elfie, ingénue, avait cru.

Malheureusement, une fois son diplôme en poche, elle se prit de plein fouet la cruauté de la vie et comprit que les bonnes notes ne suffisaient guère à obtenir un gagne-pain suffisant pour vivre décemment à Paris. Encore moins, pour accéder au seul emploi dont Elfie avait toujours rêvé. Elle fit l’amère expérience que dans ces cercles privilégiés, les relations et les réseaux comptaient infiniment plus que les titres universitaires et les capacités intellectuelles.

— Suivant ! résonna une voix puissante provenant de l’autre bout de la pièce.

Une dame à la coiffure tirée à l’extrême saisit son petit sac en cuir vermeil, et se dirigea d’une démarche hautaine vers l’escalier dérobé où était sorti l’appel. Telle une mâchoire géante, ce dernier l’engloutit, la conduisant jusqu’au bureau du directeur.

Elfie observa cette scène avec appréhension, et pour retrouver un peu de contenance, saisit le premier magasin à portée de main. En couverture, trônait le portrait impeccable de Félix de Trannoy. À la fleur de l’âge, ce trentenaire avait des allures de dandy du XIXè siècle, affublé d’un veston à carreaux et d’un nœud papillon. Ses lèvres fines, encadrées par une barbe soignée, s’arquaient en un sourire tenu lui donnant l’air fier et solennel de tous les hommes d’affaires qui réussissent. Toutefois, son regard soucieux marquait son front de profonds sillons.

Quel manque d’humilité que de faire étalage de sa propre effigie dans la salle d’attente de son entreprise ! En y parcourant les premières pages avec une curiosité dédaigneuse, elle se rendit compte avec circonspection qu’elle ne connaissait Vandenesse et son directeur qu’à travers les dires d’Alen Rummage. Celui-ci affirmait que Félix de Trannoy était un imposteur, pratiquant une concurrence déloyale en commercialisant des produits mensongers. Ces derniers mois, Vandenesse avaient conquis une part significative du marché grâce à la vente de parfums 100% naturels et français, suscitant un engouement chez la jeunesse en mal d’authenticité. Cependant, selon Alen Rummage, il était impossible de produire des parfums à l’odeur persistante sans recourir à des substances de synthèse, et encore moins avec des produits exclusivement français. Ce furent les menaces de Félix de Trannoy de le poursuivre en justice pour concurrence déloyale par dénigrement qui eurent raison des accusations de Rummage. Voilà bien peu de matières pour argumenter la volonté de la nouvelle diplômée de rejoindre les rangs de Vandenesse. Elfie saisit donc l’opportunité offerte par ce magasine pour approfondir la compréhension de son possible futur employeur.

Alors qu’elle était studieusement plongée dans la lecture des quelques pages dédiées à l’ascension fulgurante de Vandenesse sur le marché français de la parfumerie, Elfie fut soudainement interrompue par l’entrée théâtrale et bruyante d’un homme pourtant très distingué. Vêtu d’un costume trois pièces gris parfaitement ajusté, son manteau de laine reposant soigneusement sur son avant-bras, il arborait une expression de fierté sur son visage anguleux, rasé de près. Une quantité excessive de gel dans ses cheveux noirs leur donnait l’aspect d’un casque médiéval. Sa démarche et son allure évoquaient d’ailleurs celles d’un chevalier prêt à entrer en lice, mais couplée de l’orgueil et de la témérité de celui qui n’avait pas encore éprouvé les affres de la guerre. D’un pas assuré et conquérant, comme  s’il avançait sur un champ de bataille, il s’approcha de la secrétaire. Plaçant ses mains sur le bureau de façon à occuper tout son champ de vision, il annonça solennellement :

— Alexandre Dubois-Saint-André, je viens pour mon entretien avec Monsieur de Trannoy. 

Son sourire éclatant rivalisait avec son arrogance altière et de sa prestance impérieuse. La secrétaire cependant ne se laissa pas distraire et ne leva qu’à peine les yeux vers lui. D’un geste expéditif, elle lui désigna les chaises libres dans la salle d’attente.

— Je suis Alexandre Dubois-Saint-André, répéta-t-il d’un ton sec, son sourire cédant la place à un regard d’acier.

— Et alors ? riposta-t-elle en daignant enfin poser le regard sur lui. Je vous pris de bien vouloir vous asseoir et d’attendre votre tour… comme tout le monde, insista-t-elle coupant court à l’objection qu’il allait émettre.

Il serra les mâchoires mais consentit à s’assoir, prenant place juste à côté d’Elfie. Celle-ci lui adressa un rictus qu’elle souhaitait le plus neutre possible, très gênée qu’il eut choisi de s’installer si près d’elle, alors que plusieurs autres sièges étaient vacants. En retour, il lui offrit un sourire aguicheur digne d’un publicitaire qui s’apprêtait à lui vendre ses dents blanches et parfaitement alignées.

— Enchanté, annonça-t-il en se penchant vers elle. Je suis Alexandre, mais vous pouvez m’appeler Alex.

Elfie fit instinctivement un mouvement de recul, forçant un nouveau sourire crispé sur ses lèvres. Heureusement, le bruit des pas de la candidate précédente qui redescendait l’escalier, attira l’attention de son interlocuteur.

— Passez votre chemin ! Il n’en vaut vraiment pas la peine ! cria la dame à tue-tête.

Pour accompagner ses paroles, elle abattit violemment un dossier sur le bureau de la secrétaire, qui demeura imperturbable, les yeux rivés sur son écran.

— C’est elle qui n’en vaut pas la peine ! lança d’un air plein de sous-entendus le Dubois-Saint-André, avant d’éclater d’un rire bruyant et totalement inapproprié.

Ce coup d’éclat laissa un froid dans la salle, et le temps reprit sa course avec une lenteur oppressante. Les postulant continuaient de défiler les uns après les autres ; se succédant et reparaissant avec une mine plus ou moins déconfite. Le patron était-il si intimidant et déstabilisant que ne le laissait voir ces regards troublés et ces pas hésitants qui redescendaient l’escalier ? Elfie crispait ses poings et serraient les jambes avec une tension croissante, ses membres s’alourdissaient sous le poids de son indécision tandis qu’elle se rendait compte qu’elle serait la prochaine appelée. L’idée de se lever et de quitter les lieux la taraudait et alors qu’elle réfléchissait sérieusement à cette option, une autre femme, comme en communion de pensées avec elle, se mit debout et quitta la pièce sans un mot.

Pendant ce temps, l’insupportable Alex, insensibles aux tourments intérieurs d’Elfie, continuait de lui déverser un flot ininterrompu de banalités. Trop préoccupée à contenir son angoisse pour prêter attention à ses paroles, elle se contentait d’acquiescer distraitement de temps à autres, espérant en vain que son mutisme finirait par tarir le déluge de mots qui débordait de sa bouche. Elle tenta même de s’éloigner de lui en changeant de siège, mais, trop absorbé par son propre monologue, il ne comprit pas le message et la suivit sans vergogne tout en continuant de déblatérer. Heureusement, un monsieur assit à l’autre bout de la salle, compatissant peut-être à la détresse palpable de la jeune fille, intervint en exhortant avec autorité à l’importun de se taire.

— Qui croyez-vous être pour me donner des ordres ? s’indigna Alexandre avec véhémence.

Les deux hommes se dressèrent, bombant le torse, et commencèrent à se lancer des piques comme deux chiens en laisse qui se défient. La voix impérieuse de la secrétaire résonna alors dans la pièce, écrasant toute velléité de querelle.

— Asseyez-vous, ou je vous vire tous les deux, trancha-t-elle.

Profitant de cet interlude, Elfie, telle une petite souris, quitta son siège furtivement et s’éclipsa sans un bruit pour se rapprocher de l’escalier vorace, se préparant, autant que faire ce peut, à être dévorée toute crue.

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Maëlys
Posté le 16/06/2024
Ce chapitre est également bien écrit, avec pas mal de détails et de personnages mais c'est compréhensible donc tout va bien ! Tu dépeins bien la réalité étudiante pour Elfie et la dernière scène avec Alexandre est plutôt amusante. Tu réussis à créer un sentiment d'attente quant à Monsieur de Trannoy, pour l'instant je l'imagine plutôt cruel (comme dans "Le diable s'habille en prada") mais j'ai hâte de voir comment tu vas le dépeindre !!
Petites remarques :
"elle avait investit" -> investi
" une petit écriteau " -> un
" les mèches rebelles, qui s’étaient échappés" -> échappées
"lui dénicha l’annonce de de Trannoy" -> un "de" de trop
"lança la secrétaire à la jeune fille qui prenait la sortie" -> prenait la direction de la sortie ?
"lfie crispait ses poings et serraient les jambes " -> serrait
"elle se contentait d’acquiescer distraitement de temps à autres" -> autre

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